Une relecture, au regard de la crise actuelle, de la critique du discours économique dominant et des propositions pour en sortir de l’économiste Thomas Porcher.

La crise sanitaire et la crise économique qu’elle induit, dont on commence seulement à entrevoir l’ampleur, conduiront-elles à un changement radical d’orientations en matière de politique économique ? 

Tout d’abord au plan des idées, la crise financière de 2008 avait (au moins un temps) sérieusement mis à mal la théorie de l’efficience des marchés financiers. La crise actuelle est en train de procéder de même avec un certain nombre d’autres idées bien ancrées chez les économistes et les responsables politiques. Thomas Porcher en listait toute une série dans son Traité d’économie hérétique de 2018 (Fayard), que les économistes mainstream et la plupart des gouvernements ressassent depuis des années, qu’il s’employait alors à contredire. La crise actuelle devrait les fragiliser encore davantage. On peut les passer rapidement en revue, pour constater que peu d’entre elles sans doute échapperont à une remise en cause dans le cadre de la crise économique qui arrive.

 

Vers une remise en cause des dogmes économiques ?

Ainsi, l’idée que la réussite ne tient qu’au talent des individus pourrait cette fois perdre de sa superbe, à la fois parce que le caractère aléatoire de la première vient de nous être brutalement rappelé, et aussi parce que l’échelle des talents ou encore de l’utilité sociale vient également de subir une réévaluation assez radicale. La flexibilisation du marché du travail, vue comme le moyen de réduire le chômage, va surtout montrer dans les mois qui viennent ses graves inconvénients, en provoquant une montée de celui-ci. La nécessité de réduire la dépense publique, le coût des services publics et les dépenses sociales, et partant le poids de la dette publique va trouver, pour un temps, moins de supporters (même si certains ont commencé d’expliquer que ce n’était que partie remise !). De la même façon, les bénéfices que les entreprises, et donc la société dans son ensemble, sont censées tirer de la financiarisation d'une part, et de la concurrence mondiale d'autre part, vont assurément devoir être réexaminés. 

On doit sans doute être moins optimiste concernant la remise en cause de ce que Thomas Porcher appelait dans l’ouvrage l’ « hypocrisie climatique », autrement dit le fait, pour les responsables politiques, de parler autant du climat pour ne rien faire ou presque. De fait, le plus probable est que le sujet fasse de leur part l’objet d’un nouveau report, le temps pour nos économies de « se refaire une santé » (On verra ce qu’il advient des propositions de la Convention citoyenne). De même, croire que la crise actuelle permettra de corriger les défauts et l’orientation de la construction européenne, au-delà de la mise en oeuvre de mesures d'urgence indispensables pour éviter une nouvelle crise des dettes publiques, relève probablement du vœu pieux. Comme, malheureusement, l’idée qu’elle puisse déboucher sur une prise de conscience relative aux politiques qui sont imposées aux pays en développement, qui paieront le plus lourd tribu à la crise sanitaire et économique.

Si l’on en vient maintenant aux programmes qui pourraient être mis en œuvre, Thomas Porcher argumentait en passant dans le Traité, dont ce n'était pas vraiment l'objet que de proposer un programme, en faveur d’investissements publics (en suggérant de profiter des taux d’intérêts bas pour financer ceux-ci par de l’endettement) dans les transports et les programmes urbains (dont la rénovation des bâtiments), la mise en place d’un nouveau pacte social en faveur de l’hôpital, de la culture, de la sécurité et de la justice, une aide accrue aux personnes en perte d’autonomie et en faveur de l’accueil de la petite enfance, qui tous créeraient des emplois non délocalisables. On n’en est pas encore à examiner ces sujets, les plans de soutien à l’économie française prennent pour l’instant la forme d’aides aux entreprises, de prise en charge des indemnités de chômage partiel, de reports de charges fiscales et sociales ou encore de remboursements anticipés de crédits d’impôt, de fonds qui pourraient être apportés à de grandes entreprises en difficulté et enfin de garanties de prêts aux entreprises auprès des banques. Et l’engagement d’investissements publics conséquents, dans quelque domaine que ce soit, sauf peut-être celui de la santé, est reporté à plus tard.

 

Un renforcement des inégalités 

Cette mise à l’arrêt de l’économie intervient dans une situation déjà très dégradée où tout un ensemble de catégories sociales ont connu une détérioration de leur situation, cela du fait des politiques économiques mises en œuvre à partir des années 1980. Thomas Porcher en dresse un portrait assez convaincant dans son dernier livre, Les délaissés (Fayard), paru au début de cette année, où il évoque ainsi successivement les Gilets jaunes, les habitants des banlieues, les agriculteurs, et enfin les cadres (déclassés). Tous subissent, explique-t-il, à différents niveaux, les effets négatifs de la mondialisation, de la financiarisation de l’économie et de l’austérité budgétaire. 

Il rejoint ici Emmanuel Todd, qui explique dans son dernier ouvrage (Les luttes de classes en France au XXIe siècle, Seuil, 2020) que la fragmentation de la société française, largement décrite par ailleurs (notamment par Jérôme Fourquet dans L’archipel français, Seuil 2019), ne doit pas masquer une unité de condition, qui englobe finalement une « majorité atomisée », qui représente de l’ordre de 50 % de la population, qui vient s’intercaler entre la petite bourgeoisie de cadres et professions intellectuelles supérieures et le prolétariat qui regroupe les ouvriers et les employés non qualifiés. A ces effets, la crise actuelle va ajouter des pertes de revenus et des pertes d’emplois, toutes deux, à n’en pas douter, très importantes (malgré les mesures prises par le gouvernement), qui rendront encore un peu plus intenable la situation des plus démunis.

 

Verra-t-on émerger un autre modèle socio-économique ?

Dans la deuxième partie du livre, Porcher brosse cette fois à grands traits les principaux axes d’un projet alternatif à cette mondialisation, financiarisation et austérité, susceptible de rallier les suffrages de tous les délaissés. Il y met l’accent sur le renforcement des services publics et les investissements pour permettre la transformation énergétique, où l’Europe aurait également un important rôle à jouer, à côté de la régulation des marchés financiers, de la lutte contre les paradis fiscaux et de l’arrêt de la concurrence fiscale et sociale entre pays européens. Il insiste sur la nécessité de réguler la finance et plaide, après beaucoup d’autres, pour l’instauration d’un contrôle des mouvements de capitaux, une pénalisation des placements à court terme, le cloisonnement des activités des banques entre dépôt et crédit et activités de marché. Et il préconise d’intégrer aux conseils d’administration des banques comme des entreprises des représentants des salariés mais aussi des clients et des fournisseurs ou encore des collectivités locales.

Certains de ces axes entrent effectivement en résonnance avec les réflexions suscitées par la crise actuelle, qui pousse à se demander où investir à bon escient, si l’on se convainc (même si cela ne pourra intervenir que dans une deuxième étape, une fois la situation sanitaire stabilisée) qu’on ne pourra pas se dispenser d’investir massivement pour relancer l’économie. Les questions de régulation financière en revanche ont peu de chance de retenir l'attention à un moment où la préoccupation première portera sur la façon dont les banques auront à soutenir les entreprises en difficultés, et on peut penser qu'il en ira de même des questions concernant la gouvernance des entreprises. Cela dit, on ne pouvait manquer de se poser à la lecture du livre de Porcher la question de savoir comment passer de tels programmes à une mobilisation sociale pour les faire adopter ? Todd, lui, n’esquivait pas la question, mais la renvoyait à un futur éloigné. Elle reste évidemment essentielle, même si la crise actuelle a également pour effet de rendre encore un peu plus incertaine et difficile la réponse qui pourrait lui être apportée.