Prescription hétérodoxe de chloroquine, usage détourné de masques de plongée… Les inventions médicales devant l’urgence sanitaire actuelle invitent à penser ce que peut être une science de crise.

Face à l’épidémie de Covid-19, le professeur Raoult a décidé unilatéralement de procéder à l’usage de la chloroquine, provoquant un tollé chez ses collègues, en raison de doutes pensant sur l’étude publiée par le médecin. Un service de réanimation s’est mis à utiliser des masques Décathlon en guise de respirateur, conduisant l’entreprise à exprimer ses réserves quant à cette utilisation pour le moins inattendue de ses produits. Les crises conduiraient-elles à une sorte de panique, à l’abandon de toute rationalité scientifique ? Au contraire, dans cet article, en nous appuyant sur les travaux de Michel Dobry, de Karl Popper et Thomas Kuhn, nous défendons la nécessité d’une double conception de la science, « normale » et « de crise ». Les controverses sont un apprentissage collectif   .

La Sociologie des crises politiques de Michel Dobry s’appuie sur le paradigme de l’acteur rationnel, au sens large, ne se confondant pas avec l’homo economicus   : chaque individu calcule les chances de réussite des actions qu’il entreprend. L’individu calcule dans le contexte de sociétés « complexes », c’est-à-dire différenciées   , suivant ce qu’Habermas appelle les « sous-systèmes d’action rationnels par rapport à une fin »   , tels que le sous-système de transports, éducatif, agroalimentaire, de santé ou encore le système de défense. Le système dans lequel ces sous-systèmes prennent place est le système politique. Le social est le système général, articulation des sous-systèmes entre eux. Le politique est le lieu général de la régulation du social. Dans les sous-systèmes, les individus ont une activité tactique, mais aussi des routines, du tacite, qui renferme du possible   . Ils ont une autonomie relative les uns par rapport aux autres. Un « secteur » désigne un jeu particulier de ce type   . Ce cadre peut assez facilement être rapproché de la notion proposée par Ulrich Beck d’enjeu subpolitique   .

Dobry critique les approches telles que la Théorie de la Mobilisation des Ressources   qui ne s’interrogent pas ou pas assez sur l’évolution du système social   . En particulier les institutions et les ressources paraissent être des choses immobiles   . Une crise pourtant implique une transformation d’état du système ou du sous-système   . Dans ce cas les moyens existants à un moment antérieur ne sont plus disponibles ou plus les mêmes : c’est un élément crucial à intégrer dans l’analyse. Les rapports entre individus ne vont donc plus continuer par les mêmes moyens, puisqu’ils ne sont plus disponibles. Dès lors la conjoncture est « fluide » et non plus statique   . Les moyens et les ressources changent. Les institutions en apparence parfaitement réglées « craquent » et « se dissolvent »   . En termes sartriens, les « séries » (rôles sociaux) entrent en « fusion » : ils se redéfinissent rapidement, dans une réciprocité intense   . Pour utiliser une métaphore tirée de la mécanique des fluides : ce qui valait en régime laminaire ne vaut pas en régime turbulent.

A partir de là, Dobry critique trois « illusions » de la sociologie politique des crises politiques   . La première est l’illusion étiologique : elle s’en tient aux conditions d’émergence de la crise. Elle trouve des explications un peu simplistes, telle qu’une frustration qui aurait conduit à l’expression d’un mouvement, ou des causes très locales d’où aucune généralisation n’est possible. Dans la situation actuelle, du Covid-19, ce genre d’explication a proliféré. Ainsi les Asiatiques seraient obéissants et prêts à renoncer à leurs libertés personnelles pour sauver leur vie et leur communauté, et les hôpitaux italiens auraient deux fois moins de lits de réanimation que la France. Pour Dobry, la causalité est ici trop sommairement appréhendée, la part de la théorie est trop faible   . La seconde illusion est celle de l’histoire naturelle : il y aurait des phases et enchaînements nécessaires. C’est par excellence le discours tenu par le gouvernement : la gestion de la maladie devrait suivre une courbe ascendante avec un pic et le problème ne serait que de le freiner et l’atténuer ; la progression serait « inexorable » (expression d’Emmanuel Macron), etc. Mais alors, comment ont fait la Corée et Taïwan pour échapper à cette « inexorabilité » ? Qu’est-ce qu’une inexorabilité variable ? Ce n’est plus une inexorabilité. L’explication est donc ailleurs : la représentation de la courbe a conduit le gouvernement à s’imposer la situation qu’il subit, par un mécanisme de prophétie autoréalisatrice. La troisième illusion est « héroïque », et ici Dobry vise Lénine, Poulantzas, mais aussi Almond & al.   : la crise serait générée et gouvernée par les décisions d’un petit nombre d’individus, ce qui disqualifie le rôle des structures. Il n’y aurait que de la stratégie, dans ce cas, et pas de structures. Bien sûr, on pourrait critiquer certains aspects des vues de Dobry, mais restons-en à l’essentiel.

Que se passe-t-il en cas de crise, si l’on évite les trois « illusions » ? La crise affecte la routine   des sous-systèmes, avec plusieurs conséquences. La première est la « désectorisation conjoncturelle de l’espace social » : décloisonnement, interférence des logiques d’un sous-système dans un autre et réciproquement, d’où de nouveaux espaces de confrontation et de nouveaux calculs. Le Covid-19 et son traitement perturbent l’ensemble des sous-secteurs, ce qui à son tour perturbe le traitement du Covid-19. C’est un point que le gouvernement ne semble pas réellement envisager, paraissant en retard d’une guerre à chaque prise de parole. La seconde est l’incertitude structurelle, qui permet des « dérapages », mais ouvre aussi des possibles inédits   . A vrai dire, l’on voit assez peu de dérapages dans la crise actuelle, et beaucoup plus d’inventivité populaire, en dépit du caractère confus et toujours en retard des communications du gouvernement. Enfin, troisième conséquence : un processus de désobjectivation est à l’œuvre, le social semble pris de folie ou d’effervescence créatrice   . Les individus se mettent à faire la fête, ils semblent se libérer, désacraliser un ensemble de normes. C’est bien ce que l’on observe avec les « apéros-Skype » par exemple.

A ces trois propriétés principales, Dobry en ajoute trois autres : la simplification de l’espace social (les procédures et codes sont simplifiées), la réduction du pluralisme des identités personnelles (la singularité disparaît derrière les phénomènes de groupe) et l’interdépendance tactique élargie. Ce dernier point fait l’objet d’un chapitre entier, dans l’ouvrage   . L’interdépendance tactique élargie désigne en premier lieu l’ouverture des possibles en termes de « coups » possibles : un individu dans le sous-système de santé peut passer des alliances avec d’autres dans le sous-système des transports ou dans la société civile, par exemple, ce qui ne se produirait pas sans la situation de crise. Le cas du professeur Raoult est exemplaire de cette observation, mais il n’est pas le seul : le cas du masque Décathlon peut aussi entrer dans cette catégorie. Dobry insiste aussi sur un point clé, que l’on retrouve également chez Lagadec : la crise, ayant « fluidifié » les structures, génère une compétition pour la définition de la réalité   . L’analyse proposée s’avère très proche de la « critique de la raison dialectique » sartrienne. Dobry souligne en effet le rôle des « points focaux »   , conceptuellement très proches des « quasi-souverains » sartriens : ce sont les nœuds dans les réseaux, les « hubs », les éléments de la situation qui focalisent l’attention – une personne, un événement etc. Le professeur Raoult en est à nouveau un excellent exemple – et ici peu importe qu’il ait tort ou raison, au sens du sous-système médical : l’important est de voir qu’il utilise « l’interdépendance tactique élargie » pour ouvrir des possibles inédits, et que face à cela une partie du sous-système de santé « résiste », comme la CGT face aux étudiants, dans la description de Dobry. L’activité de définition de la réalité est performative : elle réalise les cadres qu’elle déclare. Elle peut être avant tout performative : les déclarations (« c’est une crise sanitaire ! », « c’est une crise politique ! ») cherchent à proposer des cadres dont il est attendu qu’elles orientent l’action.

Ces analyses nous conduisent à parler de « crise politique », pour qualifier la situation actuelle, et non de « crise sanitaire », au sens d’une crise qui ne concernerait que l’activité du sous-système de santé, dont la destination est de garantir contre la maladie. Or c’est pourtant de cette manière que le gouvernement a voulu cadrer la situation, et il continue de le faire : il parle de « crise sanitaire », il s’en remet à un Conseil scientifique composé uniquement de spécialistes issus du monde médical, et pousse un médecin, Jérôme Salomon, à prendre la parole tous les soirs pour décrire l’évolution de la situation. Le gouvernement veut faire piloter tous les sous-systèmes par le seul sous-système de santé : c’est une erreur grave, le conduisant à sous-estimer systématiquement les implications pour les autres sous-systèmes ou « secteurs », lesquels à leur tour affectent le secteur de la santé. L’absurde est atteint quand les spécialistes de la santé cherchent à définir les gestes à faire et à ne pas faire pour 70 millions de personnes, plutôt que chercher à faciliter un apprentissage organisationnel, conduisant à fonctionner avec le virus, en dépit de lui. Suivant le cadrage proposé par Dobry, il s’agit d’une crise politique nécessitant la mobilisation de tous les sous-systèmes d’action rationnelle par rapport à une fin. N’ayant pas pris la mesure de la situation, le gouvernement est condamné à être toujours pris au dépourvu : manque de masques, manque de tests, médecins malades, policiers en colère, manque de bras dans les champs pour les récoltes, pays à l’arrêt, etc. Au contraire, en Corée ou à Taiwan, tous les sous-secteurs ont été mobilisés. Parler de « crise politique », au sens technique de Dobry comme au sens général, eût été plus approprié. D’ailleurs Jérôme Salomon s’est rapidement vu accompagner d’un représentant de l’État, en la personne d’un préfet. Et le Premier Ministre a repris la main hier, proposant un recadrage salué par la presse. Le Politique reprend sa place. Il reste que c’est un peu tard et que l’information du politique est encore trop imparfaite.

En situation de crise, le risque est évidemment qu’une partie des individus attende une solution de la part d’un « homme fort »   . Une telle solution va réduire la fluidité et canaliser la confrontation sur certains sites, à l’exclusion d’autres   . Une resectorisation va se produire. C’est un peu ce que tente le gouvernement avec le confinement. La stratégie présente bien des inconvénients et notamment de ne pas pouvoir être totale, sous peine de conduire rapidement une partie de la population à la mort, ne serait-ce que de faim, puisque rares sont les foyers disposant de six semaines de nourriture chez eux. A la suite de Serge Moscovici   , Dobry montre que « l’homme fort » doit ses effets « extraordinaires » à la situation, et non à ses dons personnels (c’est l’« illusion héroïque »). Le problème est que l’homme fort n’est qu’un homme, or c’est l’organisation qui doit apprendre. En cela la situation n’a rien d’une guerre : il n’y a pas d’ennemi à proprement parler, nous sommes encore une fois dans une crise politique et non un conflit entre deux camps. A cet égard le cas du « traçage » des malades par les téléphones est un cas intéressant : en Corée, cet usage des téléphones portables s’est construit de manière publique. Dès lors, ce qui s’est mis en place n’est pas un « traçage », « intrusif » et « contraire aux libertés », comme on a pu le croire en Europe et au sein du gouvernement, mais un espace numérique public, largement consenti (donc conforme au RGPD), permettant aux individus de gérer la maladie par eux-mêmes, de même que l’on gère par la vue un grand nombre d’interactions dans l’espace public.

Dobry ne parle pas du rôle du sous-système scientifique dans les crises politiques. Il a en tête mai 68 ou des coups d’État. Mais l’on peut rapprocher son analyse de manière heuristique et productive la théorie poppérienne des conjectures. Un rappel sommaire des thèses défendues par Karl Popper suffira à cet effet. Dans Conjectures et réfutations, philosophe autrichien propose une conception de la science qui cherche à échapper à ce qu’il appelle « l’essentialisme » : l’idée suivant laquelle la science dit le vrai, et c’est son caractère distinctif   . Popper juge que cette définition est « métaphysique » et dangereuse, quand bien même elle admettrait que le vrai se détermine par le jeu de la critique. Popper évacue tout bonnement l’idée de vérité, au profit d’un critère de prédiction, suivant un modèle implicitement emprunté aux sciences de la nature. Ces limites du « premier Popper » sont bien connues des spécialistes d’épistémologie et l’objet de l’article n’est pas de les détailler – ni de revenir sur son rapport au marxisme, qui joue pourtant très fort dans son positionnement. A partir de son modèle implicite, Popper estime que le critère de scientificité d’une théorie réside dans la possibilité de l’invalider, de la réfuter ou de la tester. L’envergure d’une théorie se mesure à sa capacité à proscrire, plus qu’à dire le vrai. Une théorie dit ce qui ne peut pas se produire, dans les hypothèses diverses que l’on peut formuler au sujet des liens entre causes et effets, dans notre monde. La science progresse donc par « conjectures » (hypothèses faites sur les liens entre causes et effets) et « réfutations » (expériences empiriques montrant la fausseté d’une théorie). Dans La connaissance objective, un ouvrage ultérieur Popper cherchera à montrer que le monde humain se différencie de celui des animaux en ce que nous faisons des conjectures théoriques, ce qui nous permet de survivre quand elles sont fausses   . L’animal, lui, teste en engageant sa propre vie dans le monde, et l’erreur se paie de la mort. Encore une fois, l’objet n’est pas de critiquer ces thèses qui peuvent paraître simplistes à l’aune des travaux en éthologie, mais de voir en quoi elles sont heuristiques.

Nous revenons ainsi au Professeur Raoult. En régime de crise politique, au sens de Dobry, ou tout simplement d’urgence, les conjonctures sont fluides, certes, mais les conjectures le sont aussi. Elles sont rapidement évolutives, de façon assez éloignée du monde de la science normale, que ce soit au sens épistémologique de Kuhn   ou de celui de la stabilité des institutions. Par la relecture des articles en double-aveugle, la répétition des expériences, etc., la science normale prend des mois à proposer des solutions. Or le monde du Covid-19 n’est pas poppérien : l’échec d’une théorie peut provoquer la mort de celui qui l’a formulée. La réussite d’une hypothèse peut sauver. Le jeu dialectique de la production des théories et de leur réfutation continue alors, mais à un rythme accéléré et décentralisé, ainsi le recours aux masques de plongée. La science normale n’est pas congédiée, puisque le sous-système de santé ou de science sont encore partiellement opérationnels, mais la situation « fluide » implique de faire évoluer rapidement tant les hypothèses que les réfutations. Le Professeur Raoult prend un parti, à tort ou à raison, nous n’avons pas la compétence pour en décider. Nombre de ses collègues lui rappellent les exigences de la science en régime normal, qui sont évidemment impossibles à remplir en régime de crise. Il noue des alliances nouvelles, alors que le sous-système « résiste », à la manière de la CGT face aux étudiants de Mai.

C’est dans ces arbitrages dont l’enjeu est la vie ou la mort que l’on voit clairement que le Covid se différencie d’une simple grippe. Toute société « choisit ses morts », suivant des règles qui confinent parfois à l’arbitraire le plus étrange. N’importe qui sait comment éviter les accidents de la route : il suffit, par exemple, d’arrêter la circulation des voitures. Mais la société accepte l’usage des voitures, et donc la survenance régulière des milliers de morts, pour toutes sortes de raisons. Gageons que les médecins eux-mêmes, en dépit du Serment d’Hippocrate, seraient très divisés sur la question de savoir quoi faire pour stopper les morts de la route, si elle leur était posée. Cette situation macabre n’a pas été acceptée en un jour : une histoire longue de la socialisation de l’automobile a été écrite   , une histoire cruelle, non-poppérienne, faite de nombreux décès. Devant l’impossibilité pratique de circuler sans faire des morts, un compromis s’est institué, entre risque et bénéfice des services du véhicule. Les règles se matérialisent notamment dans le Code de la Route, dans les infrastructures ou les dispositifs techniques tels que la ceinture de sécurité. Il en va de même pour la grippe en dépit de ses 10 à 12 000 morts annuels : les normes sont stables, à chaque année sa grippe, tout est répétitif, en dépit peut-être du scandale que représente le fait de laisser mourir une partie de la population, parmi les plus anciens. Avec le Covid-19, rien de tel : les normes sont indéterminées. Elles sont donc l’objet le plus central de la discussion, des engagements, toujours risqués : faut-il mettre des gants ? Faut-il laisser la population développer une immunité ? Faut-il mettre des masques ? Les erreurs de paient de mort, ce qui est évidemment moins confortable que le monde poppérien. De là le caractère scandaleux des doctes docteurs qui expliquent qu’il faudrait valider la chloroquine par la procédure de science normale : à l’évidence ils ne sont pas à l’article de la mort, eux. Mais la société apprend. Apprendre est ce qui est crucial, dans la période. Et pour apprendre, la société doit faire des hypothèses et les tester : c’est ici encore que l’on retrouve le professeur Raoult.

Les conclusions de Patrick Lagadec sur les crises consécutives à des accidents technologiques convergent avec celles de Dobry sur mai 68 ou les coups d’Etat : la crise fait entrer l’inconnu fait partie de l’équation, et toute tentation de « dire ce qui est », de manière hiérarchique ou en faisant confiance à un petit nombre d’experts, doit être congédiée. L’enjeu, c’est nouer le dialogue, car c’est la société tout entière qui est le système apprenant, et pas seulement le sous-système sanitaire. C’est le système social dans sa totalité qui est concerné. Dans ce genre de situation, « tout discours préétabli sera forcément perçu comme faux », et cela pour une raison bien simple : chacun voit bien que la situation est inédite, et ne peut donc pas avoir été entièrement décrite à l’avance. Toute tentative de se rabattre sur un Plan (par exemple, celui de l’OMS) témoignera plus d’un dogmatisme, d’un aveuglement, que d’une compétence et d’une aptitude à apprendre. Au contraire, le collectif menacé doit parvenir à construire une représentation commune, évolutive, en travaillant non des certitudes, mais des questions (les bonnes questions, celles que les gens se posent, et qui ont une réelle portée) ; non des résultats, mais des processus (auxquels chacun peut s’agréger, participer, devenir acteur de sa situation).

La Corée et Taiwan, jugés « atypiques » par le gouvernement actuel (déclaration d’Olivier Véran le 21 mars), ont fait des choix qui s’avèrent très proches des recommandations de Dobry ou de Lagadec. Ces pays ne sont donc pas si exotiques. Ils ont compris qu’ils ne faisaient pas face à une crise sanitaire mais à une crise politique, impliquant « la nécessité de concevoir la réplique en lien étroit avec la société civile ». Taiwan a très tôt équipé l’ensemble de sa population de masques et d’un espace public de qualité lui permettant de gérer la crise de manière démocratique, créative et évolutive. Cela passe notamment par des organismes non-gouvernementaux chargés de traiter les fausses nouvelles. La Corée du Sud, après un début chaotique, a très rapidement mis en place des mesures similaires, sous la pression très forte de la société civile, notamment le testing à grande échelle, ou des espaces publics numériques permettant de « voir » les malades, et aux individus de gérer eux-mêmes leur effet sur le milieu : l’expertise a été décentralisée au maximum. Ces deux pays n’ont pas eu besoin de s’alarmer de la capacité de charge de leur (sous-)système de santé : celui-ci n’a guère été sollicité, à l’opposé de celui de l’Italie, qui s’est effondré, et celui de la France, dont il n’a jamais été certain qu’il tienne, vu la conduite de crise par le gouvernement. La Corée et Taiwan sont en passe de faire école, tandis que la Chine s’emploie à le laisser penser. La France s’interroge sur le « tracking », appliquant « normalement » (science normale) une doctrine qui n’a pas été faite pour cette situation. L’intelligence n’est pas de raisonner normal quand la situation ne l’est plus.

La crise actuelle nous apprend une chose : la démocratie est la meilleure solution pour faire face aux crises majeures que l’humanité va vivre dans les prochaines années, en raison des effets irraisonnés mais prévisibles de ses activités sur la planète – bien plus prévisibles qu’un virus. Cependant la dictature ou la gestion autoritaire ne seront jamais loin pour proposer ses (mauvais) services, qu’il s’agisse d’un leader salvateur, en guerre contre le « virus chinois », ou d’un gouvernement platonicien prétendant s’appuyer sur la Science. C’est aussi ce dont Lagadec nous informe, de manière très documentée, sous la forme du refus réitéré et répétitif, par toutes sortes d’acteurs, et tout particulièrement les autorités, d’admettre ces éléments d’analyse qui paraissent très simples. La tentation existe d’un état d’exception de type schmittien : la remise temporaire des pleins pouvoirs à un individu, Chef ou Scientifique, chargé de sauver la République. Lagadec nous dit aussi que cette attitude contribue au contraire à aggraver les crises. Sachons faire preuve de discernement : ne pas nier les crises, ne pas se fermer aux informations dérangeantes, aux signaux faibles ; chercher activement ce que nous ne savons pas et dont l’absence de réponse nous pose problème ; mettre en place les structures démocratiques, flexibles et évolutives qui sont de loin les meilleures solutions, démontrées par l’expérience. Avoir confiance en nous, collectivement parlant, est la meilleure arme que nous ayons.