Biographie d'une éminente femme de lettres aux multiples visages.

Le regard de Colette

La photographie de la couverture vous arrête : Colette vous regarde. Le regard de cette femme que la jeunesse a quittée semble vous prévenir : méfiez-vous de moi, de ma réputation, de celle que m’ont dessinée mes ennemis aussi bien que de celle dont m’auréole mes admirateurs, je suis à la fois plus et moins que tout cela ; ses rides semblent murmurer : prenez-garde à une femme qui passe sa vie à écrire, à jouer la comédie, à danser quasi-nue, qui incarne, dirait-on, la frivolité, l’insouciance de "ces plaisirs qu’on nomme à la légère physiques", savez-vous qu’elle a vécu deux guerres, qu’elle brava le danger du front de Verdun pour retrouver son deuxième mari, que le troisième, juif, fut déporté. Vous la pensez féministe ? La voilà qui s’écrie à propos des suffragettes anglaises qu’elles méritent le fouet et le harem ! Le regard de Colette est plein de ruse, de malice, de lassitude aussi – cela fatigue de ne pas pouvoir s’ "intéresser à ce qui n’est pas la vie"…


Pourquoi Colette ?

Madeleine Lazard, de "la maison de Saint-Sauveur" à "la gloire et les honneurs", esquisse la vie de celle qui fut Colette. Aussi décrit-elle les multiples identités que la romancière (de son œuvre comme de sa vie) s’est inventé : elle se décida épouse de Willy, avec plus ou moins de plaisir (plus, en tous cas, qu’elle a bien voulu laisser entendre plus tard dans Mes Apprentissages (1936) ), se cacha sous les traits espiègles de Claudine, erra sur les scènes de théâtre et de music-hall, se découvrit des désirs homosexuels avant de devenir la baronne de Jouvenel, se peignit dans Chéri sous l’aspect d’une vieille femme amoureuse d’un jouvenceau avant de le vivre réellement avec le fils de son second mari, se voulut journaliste, conférencière, esthéticienne, jurée puis présidente du prix Goncourt, s’installa avec son troisième mari au Palais Royal, fit croire qu’elle était devenue une dame tartine respectable, et reçut pour finir des funérailles nationales et laïques – "le tout est de changer" écrit-elle.  

Pourquoi Colette ? Si Madeleine Lazard ne répond pas, d’autres ont répondu : Michel del Castillo justifie ainsi le titre de son ouvrage, Colette, une certaine France : "Colette incarnait et incarne toujours une certaine France : la célébration de la nature et la passion du théâtre, la règle et l’ordre de la province, la frivolité et le désordre de la vie parisienne. (…) Durant toute sa vie, Colette n’aura cessé d’entretenir une véritable vocation au bonheur." À la même question, Julia Kristeva dans son troisième tome sur Le Génie féminin répond: "elle a inventé un alphabet" ; "Colette a trouvé un langage pour dire une étrange osmose entre ses sensations, ses désirs et ses angoisses (…) Ce langage transcende sa présence de femme dans le siècle – vagabonde ou entravée, libre, cruelle ou compatissante". Madeleine Lazard montre à quel point la vie de Colette fut multiple et contradictoire, lestée de légendes, de maris, d’amant(e)s, et qu’il faut se replonger dans son œuvre pour découvrir, au-delà du fantasme, la réalité : "imaginez-vous à me lire que je fais mon portrait ? Patience, c’est seulement mon modèle."

La biographe essaie de comprendre quel fut le couple formé par Willy et Colette, le rôle de celui-là dans la création romanesque de celle-ci. L’affaire des Claudine est analysée au plus près : "à une débutante, [Willy] a dû demander "un journal ou presque", des faits, mais il veille à la présentation littéraire, lui apprend à construire un dialogue, à passer d’une scène à l’autre, à soutenir l’intérêt, etc." L’ouvrage de Madeleine Lazard doit beaucoup au travail de Claude Pichois et Alain Brunet, dont il est plus ou moins un savant résumé, et au Colette intime de Gérard Bonal et Michel Rémy-Bieth qui recèle force de lettres de Colette, naguère inédites. La biographe offre ainsi un passeport pour qui souhaite aborder les contrées de la vie et de l’œuvre de Colette.
 
Une œuvre qui n’a d’ailleurs cessé d’être louée par les plus grands. Gide : "il y a là bien plus que du don : une sorte de génie très particulièrement féminin" ; Montherlant : "Colette, le plus grand écrivain français naturel" ; Proust, qui parle du "génial Chéri" et qui lui dédicace ainsi Du Côté de Guermantes : "À Madame Colette, Hommage d’admiration et de reconnaissance profondes (je ne vous écris pas plus j’ai 41 de fièvre etc.) votre ami respectueux" ; Aragon, dont Aurélien doit beaucoup à La Fin de Chéri, écrit un long poème intitulé "Madame Colette" : "Elle n’avait choisi ni le temps ni le monde/ Qui lui furent donnés pour croître et pour aimer" ; Cocteau, enfin et surtout, l’ami du Palais Royal : "Je viens de lire ton livre. C’est autant de feuilles vivantes qui tombent dans la maison, alors que les feuilles mortes tombent dans le jardin. Il me semblait entendre ta voix et voir ton œil de tigre doux et la fumée de tes cheveux. Rien ne reste dans le vague. Tout est exactitude."

Le livre fermé, le regard de Colette nous poursuit. Il semble nous dire : "L’une des grandes banalités de l’existence, l’amour, se retire de la mienne. (…) Sortis de là, nous nous apercevons que tout le reste est gai, varié, nombreux". Le regard de Colette est une invitation au bonheur, qui relève de la conquête, de la volonté. Et son œil vif d’ajouter : "souffrir, oui, souffrir, j’ai pu souffrir… Mais est-ce très grave, souffrir ? Je viens à douter."


* Le titre de cette recension est une citation empruntée au poème d'Aragon, "Madame Colette"