Habiter chez soi est toujours une revendication bien légitime. Mais que faire dans ce « chez soi », dont les dimensions sont à la fois politique, poétique, culturelle et imaginaire ?

L’un se désole de sa chambre minuscule, l’autre rêve d’avoir son propre appartement, le troisième soupire après le « trop plein » de la maison surpeuplée d’enfants qui ne peuvent sortir. Et que dire des derniers qui se plaignent de devoir vivre sérieusement en couple toute la journée, depuis que nul n’est plus autorisé à sortir ? Ce que l’actualité du printemps confiné de 2020 nous fait vivre est en réalité un condensé d’expériences ordinaires du chez soi et des frustrations qu’il fait naître.

C’est sans doute la première fois que nous sommes tous confinés de cette manière, dans le monde, sous ordre sanitaire. Chacun peut alors se faire observateur de ce dont il est question ici. Chacun peut observer des phénomènes nouveaux, en soi, entre soi et les autres, dans la famille ou avec d’autres proches au sens le plus spatial du terme. Les maux publics du confinement prennent ainsi un sens très concret, comme si tous ensemble nous formions une nouvelle sorte de groupe humain, à la fois rigoureusement isolés et en complète osmose par convergence des effets de la même peine. Les (premiers) jours de bonheur sont vite passés. Même les élèves et les étudiants l’affirment : vivement le retour à l’école ! Plus la crise dure, plus les jours de découragement se mêlent aux humeurs d’une absence d’une communauté vive dont on transforme le charme, jadis un peu distendu, en regret.

On parlait encore, il y a peu, de l’attrait du quotidien qui aurait saisi les individus pris dans le « présentisme », au détriment de toute dimension d’avenir. Maintenant que nous sommes enfermés dans le quotidien, on peut se demander si on le savoure encore. La force qu’il pouvait receler lorsque nous étions « au travail » diminue au fur et à mesure que nous ne pouvons plus vraiment agir, ni sur le monde, ni sur ce quotidien, devenu un peu vain et parfois dénué d’intérêt.

Avoir un lieu à soi, n’est-ce pas une revendication devenue rapidement problématique, dès lors que le paradis envisagé se mue en condamnation à la passivité, fut-ce pour de justes raisons ? En 1929, Virginia Woolf réclamait une « chambre à soi » pour chaque femme, aux fins d’émancipation. Il est temps de s’interroger plus précisément, concernant désormais chaque individu, sur le sens de cet « à soi » devenu un « chez soi » et dans lequel il faut apprendre à exister.

Car cela s’apprend. Et ce sont à de telles réflexions que nous invite Mona Chollet, journaliste et essayiste, qui, après avoir longtemps voyagé, décide de raconter son monde à partir de son intérieur, de son « chez soi », de l’architecture de son espace, sous la forme d’une méditation.

 

Confinement

On l’aura compris, l’ouvrage auquel nous renvoyons peut devenir pour certains lecteurs une source de réconfort. Certes, il n’a pas été rédigé en situation de confinement ou en fonction d’une aventure de ce type. Mais ce plaidoyer pour le « chez soi » peut devenir un moyen de retrouver la paix devant l’impératif de rester de chez soi, ou un moyen de se rendre plus attentif à ce qui peut nous occuper ou nous distraire, lorsque la réduction de l’espace, du temps et des relations sociales est imposée.

Curiosité de l’année, d’ailleurs, plusieurs références pourraient donner ou redonner aux lecteurs la joie de vivre confinés, alors que nous savons bien que ce conditionnement est momentané. Ce furent les textes de Donna Haraway sollicitant une attention nouvelle à l’ouverture de nouveaux espaces où apprendre à prendre le temps de vivre, celui d’entendre, d’écouter, et d’être avec le monde différemment. Elle nous incitait à renoncer à l’action rapide et spectaculaire dans le monde au profit de l’ouverture d’un autre « chez nous », d’une « clairière » où séjourner autrement, où inventer des façons d’atténuer la violence, de ralentir le rythme de l’extinction, d’envisager la possibilité de vivre bien.

Ce fut aussi la Biennale d’architecture d’Orléans, symptomatiquement intitulée « Solitude », et dans laquelle il était montré que si le capitalisme n’aime pas la solitude, s’il aime plutôt les encadrements, il est bon de retourner « chez soi », fut-ce dans la solitude, dans la claustration volontaire, afin de mieux construire ses réflexions sans pression extérieure et parcourir des modes d’évasion inédits dans un imaginaire non formaté. Mais on y apprenait aussi qu’il ne faut pas confondre l’exercice de la solitude avec la tentation régressive du solitaire !

En somme, les difficultés du confinement ne doivent pas être envisagées comme un drame. L’auteure a raison de rappeler que l’existence d’un chez soi une conquête et qu’elle n’est pas partagée par tous. La présence des SDF dans les rues rend, elle, très manifeste qu’il manque quelque chose à beaucoup : une frontière, une limite à l’intérieur de laquelle être protégé et se protéger (du froid, des intempéries, des agressions, des vols, des voitures, du vacarme, de la compassion, mais pas de la politique, etc.).

 

Chez soi

On parle de la maison comme d’un second vêtement, parce qu’elle protège, elle dissimule, elle assure le bien-être du corps. Elle offre un minimum de surface sociale et permet une forme d’expression. Cette question de la limite entre public et privé, en quelque sorte, est cruciale. Ne pas pouvoir s’extraire de la multitude, échapper au harcèlement permanent, se soustraire momentanément au regard des autres, réclamer une porte derrière soi, ainsi que l’auteur y insiste, ne fait que renforcer l’idée selon laquelle le chez soi n’est pas aussi condamnable qu’on l’a cru longtemps. Ce n’est pas parce qu’on rentre chez soi que l’on fait défection au monde. Et ce n’est évidemment pas dans l’encampement forcé ou dans l’exclusion que l’on rejoint mieux le monde. La dialectique isolement/foule ne fonctionne pas de manière aussi caricaturale. Sinon, les propriétaires de « placards à balais » (chambres minuscules) ne les loueraient pas si chers, en réalisant sur le dos des locataires leur privilège de possesseurs, proches parfois d’un « despotisme primaire » (l’autrice en rappelle un exemple connu).

Comment défendre le « chez soi », quand on sait que beaucoup de nos contemporains n’ont pas de logement décent ? Et l’autrice de décrire les annonces alléchantes de fournisseurs de meubles qui finissent par justifier par leurs publicités les espaces étroits, les solutions de rangement « malines », les meubles escamotables parce que tout le monde sait que les locaux confinent (ce n’est pas un jeu de mot) au stockage des humains.

Il n’en reste pas moins positif de tenter de circonscrire un abri où les humains se retirent pour dormir et serrer ce qu’ils ont de plus précieux. Richesses matérielles sans doute, mais surtout ensemble d’objets chargés de sens, de souvenirs, ou constitutifs d’une personnalité qui cherche à vivre seule ou à plusieurs, en famille ou en communauté.

Il est temps, telle est la thèse défendue dans cet ouvrage plutôt descriptif, de cesser de crier à l’individualisme lorsque quelqu’un réclame un « chez soi ». Il fut une époque où parler de chez soi était immédiatement relié à l’intime et à ce dont on ne doit pas parler en public. Ces propos étaient récusés comme idéologiques et l’on réfutait toute promotion de la sphère privée sous prétexte de repli frileux, de pratique casanière susceptible de nuire à la communauté. Quand ce n’était pas des images d’êtres avachis devant la télévision en pantoufles Mickey qui paraissaient décrire le chez soi.

Mais ces représentations qui viraient à l’accusation ne tiennent plus, montre l’autrice, si l’on change la perspective d’analyse. Le logement chez soi n’est ni une récompense que l’on attribue à quelques-uns seulement, ni un service rendu qui ne doit pas durer, mais la possibilité même de pouvoir se concentrer, se ressourcer, travailler à élaborer sa pensée, aimer. Bref, c’est la possibilité de disposer d’un tremplin grâce auquel revenir ensuite à la vie commune, qui demeure l’horizon de l’existence. Parfois un peu lyrique, l’autrice précise : « Prendre possession d’un lieu où l’on ne manque de rien, s’y calfeutrer tel un écureuil dans le creux d’un arbre avec sa provision de noisettes, porte à son paroxysme le réconfort primitif du refuge ».

 

Divagation interactive

Mais que faire de son temps, du temps du chez soi, arraché à la vie extérieure, celle du travail contraint, surtout si, avec le télétravail, la contrainte est arrivée chez soi ? L’autrice avance plusieurs possibilité, articulées à ce propos de Christophe Alexander : « Si une personne ne dispose pas d’un territoire propre, attendre d’elle qu’elle apporte une contribution à la vie collective revient à attendre d’un homme qui se noie qu’il en sauve un autre ».

Admettons donc que le logement décline des conditions concrètes d’organisation du quotidien. Celui-ci est à prendre au sérieux : traîner, dormir, rêvasser, lire, réfléchir, créer, jouer, jouir de sa solitude ou de la compagnie de ses proches, fut-ce par téléphone interposé, jouir tout court, préparer et manger des plats que l’on aime. Voilà déjà de nombreuses occupations. On peut aussi apprendre à explorer chaque pièce du logement, examiner la densité des pièces, les aménagements, repenser les lieux de sociabilité pour temps (futurs) de déconfinement, reprendre le coin de la lecture, ranger la bibliothèque… La relecture de l’ouvrage du philosophe Gaston Bachelard, Poétique de l’espace (1957), peut servir à alimenter ce quotidien en le densifiant, en cherchant à savoir quelle topographie d’enfance on a gardé dans un coin de sa tête et reproduit dans son chez soi, en analysant les objets apparemment irremplaçables, singuliers, ayant servis à bâtir notre existence.

Mais on peut aussi utiliser les moyens techniques de son époque pour passer en permanence de l’intérieur vers l’extérieur et réciproquement.

Mona Chollet prospecte ainsi Internet et les réseaux sociaux. Chacun le sait, un certain monde entier se presse derrière notre écran. Le cyberespace. Quel plaisir alors de pouvoir accéder aux informations diffusées par les autres, contribuer à la circulation de certains articles, partager ce qu’on a glané, malgré des inconvénients désormais bien connus (et que nous a résumé l’ouvrage de Marylin Maeso, Les conspirateurs du silence, en, 2019) ! Chollet insiste sur une autre version : grâce à Internet le cerveau est ouvert à tous les vents, la difficulté réside cependant dans la nécessité de concilier la boulimie d’informations et la solitude de sa réflexion.

Si un nombre inédit de personnes a désormais la possibilité d’exercer son droit à la liberté d’expression, si on ne peut nier ce « progrès », il reste nécessaire de se méfier de ce trou noir au pouvoir d’attraction irrésistible qui peut dévorer notre existence. Preuve s’il en est que le chez soi ne coïncide pas nécessairement avec l’enfermement, qui n’est pas le confinement. Mais, précise l’autrice, à partir du moment où je cesse de résister, il se crée des résonnances étonnantes entre mes propres préoccupations et celles que je vois surgir sur les réseaux.

 

Le chez-soi contre le capitalisme ?

Dans ce chez soi connecté, comment résister au capitalisme ? En dormant chez soi, répond Chollet. En utilisant une occasion inédite de pertes incalculables en termes de temps de production, de circulation et de consommation. Le chez-soi n’offre-t-il pas le moyen le plus sûr contre l’agressivité au travail, en nous entraînant dans des états de bonheur et des expériences aux antipodes des valeurs régissant la vie en mode capitaliste ? Le chez soi deviendrait ainsi un moment unique de réfuter la conception héritée d’un temps social qui défigure le temps et de l’ascèse requise par le travail social (Ô Paul Lafargue et son Éloge de la paresse !). Il ne suffit sans doute pas de lutter pour une réduction du temps de travail. Il faut apprendre à articuler cette demande à une nouvelle conception du chez soi qui ne fasse pas l’objet d’une vindicte, mais devienne le lieu même de la possibilité de redevenir maître de son temps.

On notera alors que l’importance de ce chez-soi ne se résout pas en moment de conversion des uns ou des autres en professionnels mécaniques d’un chez soi formaté : les femmes au ménage, les hommes devant la télévision, les enfants habitués à attendre qu’on leur donne (qui ? la mère) à manger. Le chez-soi est-il aussi une occasion de découvrir le fonctionnement des habitus sociaux, des partages et des divisions ? Sans doute. Alors, il faudra encore que les garçons soient sensibilisés aux beautés du ménage, de la vaisselle. Habiter chez soi, soit, mais avec qui ?