Comment la justice en vient-elle à écarter certains témoignages ? Pourquoi certaines versions comptent-elles plus que d'autres ?

Un « voyageur » (l’expression fait ici référence à la catégorie des « gens du voyage ») en cavale, qui n’avait pas réintégré la prison à l’issue d’une permission, est abattu lors d’une opération du GIGN, menée dans la ferme de ses parents. L’instruction conclut à un non-lieu, qui est confirmé en appel.

La version des militaires, admise par le parquet et la juge d’instruction qui rendra l’ordonnance de non-lieu, accrédite la thèse de la légitime défense. Celle de la famille de la victime, présente lors de l’opération, même si elle n’a pas assisté directement aux tirs mortels, la conteste absolument.

La contre-enquête à laquelle se livre alors Didier Fassin dans Mort d'un voyageur. Une contre-enquête (Seuil, 2020) s’attache à restituer la façon dont chacun des protagonistes dit avoir vécu les événements, puis à croiser ces témoignages et à les confronter aux résultats des expertises. 

Elle aboutit à une lecture des faits qui contredit la version des militaires et qui interroge la façon dont la justice a traité cette affaire, mais qui interroge également, plus largement, la façon dont la justice fonctionne et reproduit les rapports de pouvoir et les relations d’inégalité au sein de la société. Mais elle donne aussi à voir ce que pourrait produire une recherche de la vérité qui accorderait à toutes les voix la même attention et dont les conclusions dépendraient des seuls éléments interprétés dans leur contexte…

Didier Fassin    a aimablement accepté de répondre à quelques questions pour présenter son livre pour nos lecteurs.

 

Nonfiction : Le cas que vous relatez dans ce livre est assez simple et vous venez assez facilement à bout de l’enquête. On pourrait dire, comme la première juge d’instruction l’avait suggéré que c’est sans doute un « accident », même si le terme peut lui-même être ambigu comme vous l’indiquez. Mais encore faut-il remonter aux conditions qui l’ont rendu possible. Pourriez-vous pour commencer éclairer ce point ?

Didier Fassin : Je ne sais pas si le cas est simple dans la mesure où l’instruction a duré un an et demi et produit des conclusions totalement différentes des miennes. Et je ne crois pas venir facilement à bout de l’enquête, car il m’a fallu réunir tous les documents sur l’affaire, examiner attentivement tous les témoignages, recouper les auditions, vérifier les expertises, interroger les protagonistes, aller sur le terrain. Mais j’imagine que si c’est la façon dont vous voyez les choses, c’est que l’analyse que je fais vous a convaincu. J’en prends acte. Quant aux conditions, je pense que la disproportion entre les moyens employés, à savoir une opération d’une quinzaine d’agents du GIGN cagoulés, casqués et surarmés, et l’objectif à atteindre, en l’occurrence l’interpellation d’un jeune délinquant, interroge tout le monde, y compris au sein de la justice. Habituellement une telle arrestation nécessite un équipage de quelques gendarmes. Une des clés de lecture de cette disproportion est la représentation que les forces de l’ordre et plus largement la société ont des gens du voyage, les préjugés et les peurs dont ils font l’objet. Et ce sont du reste ces stéréotypes qui ont été à l’œuvre tout au long de la carrière délinquante d’Angelo et l’ont conduit à aller d’emprisonnement en emprisonnement, sans que jamais lui soit offerte la possibilité de se reprendre même lorsqu’il s’y est efforcé.

 

La justice reproduit les rapports de pouvoir et les relations d’inégalité au sein de la société et poursuit des objectifs qui ont parfois peu à voir avec la recherche de la vérité, et pèche en particulier, semblez-vous dire, par une insuffisante prise en considération du contexte...

Non, ce n’est pas le contexte qui n’est pas pris en considération. Ce sont les faits eux-mêmes. Ce que je montre, c’est que les versions des gendarmes présentent une triple contradiction : entre elles, avec le récit de la famille, et avec les données des expertises, notamment l’autopsie et la balistique. Et c’est sur cette base que j’essaie de proposer une autre reconstitution possible des faits. Mais je ne dis pas que la justice poursuit des objectifs qui ont peu à voir avec la recherche de la vérité, car je n’en sais rien. Ce que je dis, c’est qu’elle est tributaire de la hiérarchie des crédibilités parmi les témoins, certains étant a priori plus dignes d’être crus, et des affinités institutionnelles entre magistrats et forces de l’ordre, les premiers ayant de plus besoin des seconds. 

 

Quel serait alors le moyen selon vous de corriger cela ? Vous mettez en avant une vérité ethnographique, celle-ci pourrait-elle venir infuser la vérité judiciaire, celle que poursuit l'institution judiciaire ?

Je ne vois pas en quoi on pourrait parler d’infusion. Mais peut-être qu’en lisant ce livre, certains magistrats pourraient-ils non pas s’affranchir des logiques sociales dans lesquelles ils se trouvent pris, à savoir ces logiques de hiérarchie de crédibilité et d’affinités institutionnelles, mais en avoir un peu plus conscience et, dans ce cas, tenter de mieux les prendre en compte dans leur jugement.

 

Vous donnez à voir à la fin du livre, ce que pourrait produire une recherche de la vérité qui accorderait à toutes les voix la même attention et dont les conclusions dépendraient des seuls éléments interprétés dans leur contexte. Est-ce alors vers cela que la justice devrait tendre ?

Bien sûr. On est en droit d’attendre de la justice qu’elle crédite les témoignages de chacun des protagonistes d’une affaire aussi dramatique du même mérite, y compris lorsque sont mis en cause des agents assermentés, y compris lorsque les victimes sont des jeunes hommes de milieu populaire. Ce qu'elle ne fait pas.