« Ténèbre » raconte l’histoire d’une double mutilation : celle d’un territoire, l’Afrique colonisée, et celle d'un corps, celui d’un géomètre mandaté par son roi pour en tracer les frontières.

Le premier roman de Paul Kawczak constitue un voyage au cœur des ténèbres coloniales et des désillusions occidentales. Un texte inclassable qui prend la forme d’un chant dérangeant de douleur et de désir. Un roman d’aventure et d’amour absolu qui mêle avec grâce le réalisme le plus tranchant à un onirisme charnel et érotique.

 

« Extatiques tas de viandes »

La dissection des corps vivants a un nom, un nom mal connu : lingchi. Celle d’un territoire habité aussi, et nous le connaissons tous : colonisation. Tout l’art de ce roman consiste à confronter ces deux découpages monstrueux pour qu’ils s’éclairent mutuellement, à démonter les rouages de ces entreprises que la violence nous rend profondément incompréhensibles. L’absurdité démente du projet colonial met en échec le raisonnement logique, il semble impossible de comprendre la colonisation : ce livre se propose alors de faire sentir son effet dans chaque fibre du corps, de ramener les idéologies aux passions contradictoires de ceux qui les ont appliquées : « L’histoire a été lingchéifiée, c’est-à-dire tranchée, et mutilée, comme des corps humains. La violence est aussi graduellement intériorisée, institutionnalisée et dissimulée »   .

Qu’est-ce donc que le lingchi ? Un supplice, pratiqué en Chine, qui consistait à dépouiller un homme vivant de certains de ses membres, selon un tracé savant qui permettait de le maintenir en vie tout en le mutilant : « Il est possible, moyennant un patient apprentissage, de dépouiller un homme de la plupart de ses organes tout en conservant sa vie et sa conscience. Tel était l’art des bourreaux en Chine. Certains hommes puissants qui se savaient condamnés par la maladie choisissaient parfois de remettre leur corps entre les mains d’un maître bourreau pour une mort exquise. [...] L’officiant tatouait sur le corps glabre le tracé complexe d’un dessin selon lequel il inciserait la chair. Chaque jour, le corps sacrifié se couvrait des lignes qui règleraient son démantèlement. Selon ce dessin complexe, il était alors possible de vider l’homme de son corps, en en altérant minimalement l’âme. »  

Découper, tailler, trancher, inciser, arracher : c’est dans ces gestes dont la violence n’a d’égale que la minutie que se lit l’emprise de l’Europe coloniale sur le sol et les hommes d’Afrique. En effet, comme celle des corps lingchifiés, la découpe du sol suit le « tracé » de frontières établies en amont par les puissances européennes pendant la Conférence de Berlin. Et comme le supplicié, le territoire ne ressort qu’à demi vivant de ce processus, il ne conserve sa vie propre qu’au prix d’une dévaluation même de ce que signifie vivre, tant tous ses habitants (ses membres, pourrait-on dire en filant la métaphore) sont meurtris.

 

Civilisations torturées

Chose singulière, ici, l’arrachement touche tout autant ses principaux exécutants-bourreaux : colons, souverains et petits chefs en tous genres. Le démembrement qu’ils s’évertuent à mettre en place géographiquement semble n’être que le reflet atroce des contradictions violentes qui traversent leur âme et leur civilisation tourmentée : « Toute une civilisation bourgeoise, mâle et malade [...], faisandée de rêve en chaque crâne, se dépensa avec érotisme et violence dans un fantasme de terre femelle et primitive [...], la saignant dans toutes ses richesses, bafouant sa tendresse de mère en criant la mort vide à sa face de déesse indolente. »  

Les personnages – que ce soit la figure centrale du livre, Pierre Claes, géomètre au service du roi Léopold II ; son père disparu, Vanderdorpe ; ou encore le « découpeur » mystique de corps Xi Xiao – apparaissent alors comme autant d’hommes perdus, désenchantés, brisés. Éperdus d’amour, ils tâchent de noyer leur chagrin dans la touffeur du fleuve Congo. Ils se jettent à corps perdu dans la jungle congolaise précisément parce qu’ils n’ont plus grand chose à perdre. Recherche infinie du père, attente toujours déçue de l’être aimé : la généalogie du fait colonial semble ici remonter aux blessures d’amour de ses exécutants. Leur cœur défaillant prépare le terrain pour les atrocités à venir : « Il revoyait sa mère, il se revoyait enfant. Son père. Comment toute lumière avait-elle pu mourir ? Comme si le bleu du ciel ne pourrait, n’avait jamais pu être bleu, aucun matin, aucun repos. [...] De la mélancolie à en vomir. Chaque inspiration tuait ce qui avait été bon, chaque expiration tuait ce qu’il aimait. »   Le fait politique, la construction idéologique se voient alors ramenés à ce « cœur » malade où ils trouvent leur origine.

 

Cœur et entrailles des ténèbres

L’ombre de Conrad flotte au-dessus de ce livre, et apparaît d’ailleurs en filigrane dans le nom d’un des personnages, Joseph Teodor Konrad Karzeniowski. Mais l’auteur radicalise l’exploration du « cœur des ténèbres » conradien   . Le cœur des ténèbres n’est plus seulement métaphorique : il s’agit bel et bien ici d’accéder à l’organe qui bat derrière les côtes, dans la cage thoracique, relié à l’aorte et aux veines pulmonaires. C’est précisément cette remotivation de l’expression qui permet d’éprouver physiquement la corruption de l’âme coloniale, du cœur de ces hommes.

Tout le texte procède ainsi par sensations bien plus que par images ou discours. Même l’amour le plus absolu se dit en des termes physiologiques : « Il devinait la poitrine de Manon Blanche à travers sa robe légère. En tant que médecin, il n’avait pas de difficulté à imaginer le reste. Le cœur pompant derrière la cage thoracique. Les poumons encore roses à l’odeur d’orgeat. L’estomac encore tout occupé du veau de midi, régulièrement arrosé de salive et d’alcool. Et puis, nerveusement, il poursuivait, imaginant, intriqués, les deux intestins, en tas de chairs intimes et tendres, et puis, plus bas encore, à bout de force, comme le nom secret de Dieu, l’anus et la vulve reposaient au cœur du temps. »  

Bon nombre de pages sont marquées par l’évocation de ces organes, qui retrouvent presque une vie propre : main rampant sur le sol, tête coupée qui parle encore, sexe outrageusement dressé lorsque le corps se meurt… En dernier ressort, ces corps disent les atrocités qui échappent à la rationalisation par le discours, comme l’explicitent quatre vers empruntés à Goethe et inscrits au couteau dans la chair d’un colon : « Cela, que les hommes ignorent / ou dont ils n’ont pas idée / à travers les labyrinthe du cœur / chemine dans la nuit. »

La vérité émane des corps, suppliciés s’il le faut. On retrouve dans ces pages l’influence de Bataille, mais aussi celle de Fourrier, grand prêcheur de la libération des forces désirantes, dont l’un des personnages, John Mac Alpine, singe les textes presque mot à mot.

 

Ténèbre au singulier

Mais c’est aussi le langage qui semble supplicié, et ce dès le titre : en effet, pourquoi Ténèbre, au singulier ? Nous avons évoqué l’action de la jungle sur les corps, reste à définir ce qu’elle fait aux mots : « Chaque être y perdait lentement son arrimage verbal, s’étrangeant, tel devait être le terme, Claes le sentait – dans les hautes atmosphères d’un réel en constante abolition. Les rives de l’Ubangi déployaient une solitude privée de sens, non pas un paysage unifié mais des individualités irréconciliables. »   L’emploi du mot « ténèbre » au singulier, proprement inédit, signale en réalité au lecteur l’action à la fois destructrice et créatrice de la souffrance sur ce texte et ses personnages : ces derniers semblent condamnés à une irréductible étrangeté, à une « solitude privée de sens ». Dans cette ténèbre au singulier, chacun semble habité par les spectres de ses propres angoisses, par le délire presque incommunicable qui vampirise son cerveau. Même les noms propres perdent ici leur « arrimage verbal », comme celui du père du géomètre, en permanence écorché et réécrit par tous les autres personnages : Vanderdorpe devient Van Der Borre puis Van der Ghore, Van des Borbe ou Van der Gorpe… Son nom se dérobe sans cesse à l’oreille, et recrée à chaque page dans l’œil du lecteur l’égarement désespéré du personnage.

Paradoxalement, cette détresse crée des sens nouveaux, monstrueux, via des hapax grammaticaux proprement inouïs, et autorise de la sorte le renouvellement permanent de la langue. Celle de Paul Kawczak est profuse mais précise, fourmillante d’absolu et de symboles encore à demi mystérieux, mais ancrée malgré tout dans les chairs, le sol et les sensations du monde. De la sorte, ce jeune écrivain franco-québécois parvient à réaliser le programme délicat des grandes œuvres littéraires : forger un texte radicalement singulier, dérangeant de nouveauté et pourtant intimement vécu comme familier. Et c’est par le corps que le texte de Kawczak gagne son lecteur, forcé de sentir la détresse et l’obscénité de ces hommes par tous les pores de sa peau.