Julie Deliquet prend au sérieux le côté "vivant" de l'art théâtral. Ses créations sont collectives. Elle les entoure de ce soin qui donne à vivre autant qu'à éprouver et à penser.

À chaque nouvelle expérience, en effet, ces artistes-là cherchent la vie. De sorte qu’en parler avec eux, c’est comme faire une biologie appliquée – une biologie de l’art dramatique.

Dans le monde réel, du reste, « la vie, comme l’écrit Bichat, est l’ensemble des fonctions qui résistent à la mort . » Or, au théâtre, le vivant relève d’une créativité distribuée. C’est elle qui résiste à la mort. Venue d’imaginaires différents, instrumentalisant des matériaux variés, elle circule et s’assemble pour produire une œuvre collective qui tient des travaux de l’auteur, de ceux du metteur en scène, du scénographe, du dramaturge, des comédiens, des costumières, des maquilleuses, des techniciens, du directeur d’une salle et peut-être d’autres gens encore (ceux des institutions, ceux des fondations...) – un faisceau d’esprits et de corps vivants qui, portant la mort en eux comme tout un chacun, convergent, pour l’amour de la liberté et de la vie, vers un plateau, un beau soir, devant un public.

                     

« Dans notre métier, fait remarquer Julie Deliquet, il y a ce sentiment de survie que nous éprouvons quand tout le monde est concentré pour le moment de la représentation, qui est un vertige entre la vie et la mort. Tout le monde est attentif, tout le monde est concerné, tout le monde espère que tous vont s’en sortir. J’ai retrouvé ce même sentiment dans un service d’oncologie à Villejuif. Le corps médical, le corps administratif, les patients, tous sont impliqués dans une action qui met en jeu la vie et la mort. Tous sont mis sous tension, dans l’intention que la vie l’emporte. »

Reste à savoir favoriser cette créativité en équipe. La cultiver, la soigner, l’exercer, la porter jusqu’à ce moment où se livre une sorte de combat.      

La mode, c’est la vie

Première question (mortifère) : pourquoi monter Un Conte de Noël alors que tout le monde peut voir le film ? « Mais tous ceux qui ont vu le Phèdre de Patrice Chéreau s’en souviennent encore. Est-ce pour autant qu’ils ne verront jamais plus aucun Phèdre de leur vie ? Recréer une œuvre qui a fait trace à la façon d’un chef-d’œuvre, c’est une des règles de l’art théâtral. Il s’agit de faire croire au public, le temps d’un instant, que cette œuvre est toute nouvelle, qu’elle a été pensée pour ce moment précis où on la lui présente. »

Quant à s’emparer d’un scénario, c’est un peu la mode actuelle. « Et les modes sont saines, explique Julie Deliquet, parce qu’elles manifestent que les styles sont inscrits dans un mouvement qui régénère la créativité.

« En l’occurrence, c’est comme une autorisation nouvelle que les artistes se sont donnée. Si on monte une écriture de film, ça n’a pas grand sens de nous dire : ʺVous ne jouez donc plus Molière ? " Une fois qu’on s’autorise à examiner un scénario, on se rend même compte d’une évidence. Il est logique de faire des ponts entre ces deux arts qui, depuis que le cinéma existe, se sont développés conjointement. Si j’ai beaucoup monté les auteurs, si je me suis beaucoup émancipée avec des écritures de plateau (telles que Molière les pratiquait avec ses comédiens), maintenant j’y reviens, mais avec l’idée de multiplier les supports d’écriture. Certaines écritures cinématographiques s’y prêtent admirablement, comme celle d’Arnaud Desplechin.

« Il y a un grand texte dans ce film. Au cinéma, on ne s’en rend pas compte. Dans un film, le plan et la photographie recouvrent la langue. Souvent les scènes sont entrecoupées d’un autre plan qui interfère avec le dialogue. Au théâtre, on ne voit que ce dernier ; la langue est toujours primordiale. L’écriture de Desplechin est plus perceptible sur la scène, ses effets comiques aussi. Et il n’y a pas de déchet, chaque mot a été pesé. Du reste, Desplechin dit de lui-même qu’une fois sorti de la FEMIS, il savait faire un film mais ne savait pas en écrire les dialogues. Il s’est astreint alors à passer ses soirées au théâtre dans le but d’apprendre à les écrire. »

Esquisse de « biologie dramatique » (1) : une scène qui sort du cadre

Ce soir-là aux Ateliers Berthier, on entre donc dans la salle sur les côtés d’un plateau à portée de promenade (si l’on osait…), avec ses fauteuils, un divan, une table, des chaises, des petits lit, un secrétaire de jeune fille, une chaîne hifi…

Deux tribunes, de part et d’autre de cette scène, se font face pour accueillir le public (disposition « bi-frontale »).

« Pour m’emparer de ce film, il fallait que j’en redonne une vision sans rivaliser avec lui, sans aller sur son terrain. Or, son terrain cinématographique, c’est le cadre. Il fallait, au contraire, que notre processus soit ʺscéniqueʺ, le plus possible. Pour cette raison, le bi-frontal m’a paru adéquat. Il met les spectateurs en scène – une moitié du public aperçoit l’autre moitié de l’autre côté du plateau. Il change aussi les angles de jeu des acteurs, puisqu’ils peuvent être vus sous toutes les coutures. Il démultiplie en permanence les regards du public, le contre-champ et même le hors-champ.

« En bi-frontal, j’échappais aussi à la difficulté d’avoir à représenter Roubaix et de reconstituer une maison bourgeoise. Avec ce plateau entre deux tribunes, j’avais l’idée de faire de Roubaix plutôt une arène toute simple où le conte allait s’inventer et prospérer. Enfermer symboliquement cette ville du Nord, la circonscrire dans cette salle de l’Odéon, y faire entrer des comédiens et des Parisiens qui se transformeraient tous au fur et à mesure, telle était l’idée. D’où cette entrée des acteurs depuis les côtés du plateau, par le même chemin qu’a emprunté le public pour aller s’asseoir. Les comédiens entrent comme s’ils sortaient du réel. Ils viennent et se métamorphosent en personnages.  

« Le plateau détermine comme quatre points cardinaux, deux angles côté rue (la rue devant la maison) et deux autres angles côté chambres (le reste de la maison) avec beaucoup de liberté d’aller et venir. Dans une disposition frontale, cour et jardin sont vite figés dans l’imaginaire de pièces plus précises, ce qui induit des sorties qui sont mises en scène et ce qui empêche ces allées et venues du réel des comédiens dans l’imaginaire des personnages.

« Les éléments de décor viennent de mes anciens spectacles. Ils ont une existence antérieure au film. Les panneaux de côté sont ceux de la Comédie française, dont les châssis m’avaient servi de panneaux de répétition pour Fanny et Alexandre. Je voulais faire revenir des éléments qui ne jouaient plus – qui étaient voués à mourir – et leur redonner une vie grâce au Conte de Noël.

Eric Charon (Ivan, le benjamin) et Marie-Christine Orry (Junon)

« Et puis, comme Arnaud Desplechin est obsédé par l’univers natal qui est le sien à Roubaix, je me suis dit : mais quel est notre pays natal à nous ? Eh bien, ce sont nos décors : le Brecht, le Lagarce, le Bergman   qui finalement vont cohabiter et vont créer un petit monde. Et je voulais que ce petit monde, pour peu qu’on veuille y croire, on y croie vraiment. Comme ces éléments n’avaient pas été choisis pour être mis ensemble, il fallait tout de même qu’au bout d’un moment ils se relient et qu’on se dise : « Ah, c’est confortable ! » comme une maison de vacances peut l’être. Mais le vrai Roubaix, le Roubaix de tous les jours, je voulais qu’on n’y accède jamais – qu’on n’ait accès qu’aux fantômes de nos différentes pièces. » Ainsi Julie Deliquet a-t-elle construit une métonymie plastique : les éléments de son passé scénographique évoquent le passé accumulé dans les murs d’une maison à Roubaix.

« Ce Roubaix signale un tel retour aux sources que, dans cet endroit-là, toutes les métamorphoses sont de mise. J’avais besoin qu’il y ait sur le plateau des éléments d’accueil qui, au bout d’un moment, se transforment en cette maison où on a envie de dormir et où finalement on ne dort plus. L’univers du conte appelait l’univers du songe, de l’enfance et de la nostalgie. Je voulais donc sur le plateau une invitation aux vacances. J’ai demandé aux acteurs ce qu’ils faisaient de leurs vacances et j’ai récolté toutes ces actions qui ne sont pas de l’ordre du quotidien, comme regarder un album photo, lire un Alexandre Dumas, jouer à des jeux de société, écouter des vinyles, lire des BD, faire des mots croisés, faire une sieste en écoutant les oiseaux... Puis, chez Emmaüs, j’ai pris de grandes réserves de disques, de jeux de société, etc. Je voulais des objets accueillants qui aient eu une vie antérieure. Pas d’objets neufs, ni construits pour l’occasion. Ainsi ai-je récupéré une lampe chez Emmaüs en me disant : « Je ne sais pas d’où elle vient, mais elle va se retrouver à l’Odéon. » Une poétique qui ne coûte presque pas d’argent en redonnant de la valeur aux choses qui existent – pour moi, c’était aussi ça, le travail sur le conte.

« Ce plateau donne l’idée d’un endroit dans lequel on peut s’endormir et se réfugier quand on ne veut pas être dans sa propre chambre. C’est l’espace commun du rêve et de l’insomnie, et une passerelle vers Le Songe d’une nuit d’été. »

Esquisse (2) : inséminations

Un personnage imaginaire est une manifestation fugitive (ou une imitation) que soutient une personne réelle.« Il y a toujours deux cerveaux dans chaque personne sur le plateau. Des acteurs vont à un moment donné jouer ensemble. Ils vont se transformer en personnages sous nos yeux. Et s’il y a un accident, si quelqu’un par exemple crie dans la salle, ils ne vont pas dire : ʺEh, mais mon personnage n’entend pas cela.ʺ Non, l’acteur l’entend, et même il intervient, il y a toujours une communication entre le réel du moment de la représentation et l’incarnation du personnage – l’un travaille conjointement avec l’autre. »

Ainsi le quatrième mur reste-t-il un mur imaginaire que l’on traverse quand on le souhaite. Pour Julie Deliquet il est sans doute recommandé de ne jamais oublier de le traverser, comme on traverse le fantasme pour reprendre pied dans le réel. L’illusion comique, c’est ainsi le passage et cette liberté étudiée d’aller d’un monde à l’autre, c’est la vie, la joie, la santé. L’enfermement au contraire nous détruit, la clôture étouffante du réel et la clôture sinistre du fantasme sont notre perte. De sorte qu’il faut prendre au sérieux cet art du passage et s’y exercer.

« Le défi, poursuit Julie Deliquet, c’est de faire paraître chaque soir la métamorphose vivante de la personne réelle en personnage. Cela nous conduit à un certain nombre d’exercices qui nous y préparent.

Julie Deliquet (Joël Saget -AFP)

« Le premier exercice a consisté à nous filmer nous-mêmes dans les conditions qu’Alain Cavalier a déterminées dans son film Pater. » On y voit dans un appartement Vincent Lindon et le réalisateur se métamorphoser avec simplicité, pour ainsi dire, en président de la République et en Premier Ministre. « Par exemple, réunir Marie-Christine Orry avec Jean-Marie Winling et assister à leur transformation : comment, avec ce qu’ils sont, elle Marie-Christine, lui Jean-Marie, ils peuvent devenir un couple. Comment ils vont influencer ce qui va devenir Abel et Junon, et inversement comment ces derniers les traversent et les modifient.  

« Autre type d’exercice : faire écrire les comédiens. Non seulement sur leur personnage, mais aussi sur ce qui nous manque dans la dramaturgie, comme Joseph, l’enfant mort, le fils aîné d’Abel et Junon, mort d’un cancer sans que ni Elisabeth, le deuxième enfant, ni Henri, le troisième, spécialement conçu dans l’espoir déçu qu’il soit ʺcompatibleʺ, ni personne ne puissent le sauver. Cet enfant risquait de manquer de présence, présence qui ne peut être soutenue que par les autres. Pire : au moment où l’on évoque Joseph, on pouvait peut-être provoquer le rire et passer à côté de ce que signifie sa mort et son fantôme. Ainsi Marie-Christine a-t-elle dû beaucoup écrire, notamment sur le jour précis où elle (Junon) a enterré son fils. Cette mise en mots est jouée pour les autres acteurs. Par là on constitue une mémoire commune, fictive. L’effet sur les comédiens, très puissant, est qu’ils n’intériorisent pas uniquement les dialogues du scénario mais aussi toute l’histoire de la famille. »

Esquisse (3) : morphogenèse

Mais l’exercice le plus remarquable que Julie Deliquet propose à son équipe, c’est le jeu même de la représentation. En effet, dès le premier jour des répétitions, on joue le spectacle, ou, pour emprunter encore au langage du vivant, on joue son embryon. Puis, jour après jour, cet embryon se développe. Non pas d’une construction mécanique selon le plan d’un ingénieur et le protocole technique d’un chef de chantier, mais selon une feuille de route mystérieuse, chaîne encodée qu’intériorise chaque comédien et chacune de toutes les autres personnes de l’équipe de création, chaîne signifiante enroulée dans l’intériorité collective, dont on ne comprend le sens apparent qu’après coup, dans son extériorisation. Julie Deliquet est incluse, voire immergée dans cette grossesse. Elle sait et ne sait pas où elle va. Elle attend une manifestation dont elle sait reconnaître les signes. Elle sait d’expérience comment favoriser ces métamorphoses ou plutôt ces morphogenèses – c’est là tout son art.

« J’avais écrit l’adaptation du scénario avec Agathe Peyrard   et Julie André   . Il restait toutefois à décider l’ordre des scènes. Dans ce conte, en effet, tout arrive en même temps ou presque. »

« Pendant deux mois de répétitions, je propose à l’équipe un spectacle par jour. J’arrive le matin avec une structure. Sur les deux cents modules scéniques, je choisis par exemple de commencer par le numéro 47, puis d’enchaîner avec le 23, etc. Je peux décider que l’action se passe à une autre saison, par exemple non plus à Noël, mais le 14 juillet – un conte d’été. J’esquisse ainsi un ensemble de données qui conditionnent la narration. On monte une scénographie avec les accessoires qui se trouvent là ou qu’on a apporté ce jour-là. L’équipe dispose d’un moment de préparation. Puis… On joue le spectacle.

« Au début, on ne joue pas le texte intégral. Mais plus on avance dans le travail et plus on intègre de scènes. Nous avons fait je ne sais combien de soirées de Noël différentes ! En modifiant les données, je donne des inspirations, je mets les comédiens en position de manifester autrement l’interprétation de leur personnage. Ainsi se familiarisent-ils avec des relations qui se nouent et se dénouent entre eux dans le jeu.

Thomas Rortais (Paul), au premier plan : Stephen Butel (Henri) (Crédits : Simon Gosselin)

« Je modifie l’ordre du texte de Desplechin, on recompose un plan-séquence, je donne une atmosphère. Par exemple, des acteurs répètent une pièce et il s’avère que de cette pièce on va tomber dans le conte de Noël, comme fait Louis Malle dans Vanya, 42ème Rue. Et je donne un titre éphémère à ce spectacle d’un jour.

Esquisse (4) : naissances…

« Au bout du compte on est aux prises avec un travail extrêmement dense, autant pour les comédiens et les techniciens que pour moi-même. Chaque journée de répétition constitue six heures de travail en pleine concentration. Rendre possible un spectacle différent chaque jour, pour progressivement arriver à ce qui sera notre spectacle, dans les dernières semaines, les derniers jours. Pendant deux mois, on ne cesse de jouer, on varie du tout au tout les données de la mise en scène (ʺAujourd’hui, tous en maillots de bain !ʺ), mais on raconte toujours cette même histoire, on convoque toujours ces mêmes personnages.

On s’en doute, les effets de ce travail sont très sensibles. « D’abord, on a le même trac quand nous passons nos ʺstructuresʺ en répétition que face aux spectateurs. Ainsi n’y a-t-il pas de rupture de continuité dans le mode de présence au plateau entre les deux mois de préparation et les semaines de représentations qui s’ensuivent.

« Ensuite, dans la mesure où aucune scène n’a jamais été travaillée tout à fait de la même façon pendant ces deux mois, ce qui est essentiel, ce que j’attends le jour de la représentation, n’est plus du tout, et pour personne dans l’équipe, de l’ordre de la répétition. Chaque scène a été travaillée pendant deux mois, mais le soir de la représentation, je me moque de savoir à l’avance comment on va la faire – ce que je veux c’est que cette scène arrive. »

croissances et maturités

« Enfin, dans la mesure où pendant deux mois on n’a cessé de faire des changements et des expériences, comme d’ajouter une scène, enlever un personnage, suivre une proposition des acteurs, cette dynamique ne pose plus aucun problème à personne. Au point qu’il nous est arrivé d’ajouter des scènes après une vingtaine de représentations. Nous n’étions pas arrivés à les intégrer, et puis avec la poursuite de cette maturation, nous nous sommes aperçus que, pour ainsi dire, l’heure était arrivée de les jouer. Et on ne les répète pas ! On les joue directement au public, ce soir-là. »

Olivier Faliez (Claude) (Crédits : Simon Gosselin)

Les artistes remplacent les moyens de production de l’illusion par l’assomption de la vie et de l’imagination créatrice. « Au bout du compte, le spectacle produit sur le plateau tout autant les Vuillard, une famille de Roubaix, qu’un groupe de comédiens au travail. Ils ont noué leurs relations imaginaires autant que leurs relations professionnelles. Ils se sont beaucoup regardé jouer. Ils sont tous dans le même bain. » On pourrait imaginer les maladies infantiles de ce groupe-artistes-famille-Vuillard, ses crises d’acné, sa pleine maturité sexuelle (une époque où, dans le public, la réception devient tellement forte que – nouvelles inséminations – des vocations se créent !), sa grande puissance érotique (quand le public vibre), puis (si la tournée dure longtemps) un certain vieillissement insensible et la mort inéluctable, la séparation de l’équipe, chacun repartant de son côté, à la recherche d’une nouvelle génération à laquelle venir s’articuler en symbiose (et non pas en « synergies »).

Une dramaturgie de croissance pour répondre de la vie, du hasard, de la nécessité

Un Conte de Noël parle des chemins tortueux du deuil et du deuil longuement retardé, figé. Junon, la mère de Joseph, l’enfant mort, n’a jamais pu pardonner à son troisième enfant, son fils Henri, d’être né incompatible avec son frère en danger. Elizabeth, le deuxième enfant, prend elle-même en charge ce reproche latent et ne cesse de détester ce frère Henri l’inutile. Ce dernier n’en peut mais. Il assiste effaré à la complicité inconsciente ou ignorante de tous les membres de la famille à l’égard de l’injustice qui lui est faite. Mais Junon, la mère, est malade à son tour et la crise familiale se résout comme elle peut lorsqu’il s’avère qu’Henri ce fils fautif d’être né sans sauver son frère va pouvoir sauver sa mère – cette fois il est compatible et elle le choisit, il est élu.

Or quelle est l’étoffe de ces apparitions – les personnages ? Julie Deliquet l’a dit : « le spectacle produit sur le plateau tout autant les Vuillard, une famille de Roubaix, qu’un groupe de comédiens au travail » C’est une duplicité, un diabolisme que le public, du fait de sa présence au bord de cette arène, perçoit fort bien.

Ces personnages ont affaire à la vie et à la mort au croisement du social, du familial, de l’hôpital, des protocoles techno- et parfois pseudo-scientifiques de tous ces mondes-là, qui sont adossés aux murs du cimetière. Ces personnages, de ce fait, sont, affirme Julie Deliquet, « des personnages qui ne peuvent pas vivre normalement ». En l’occurrence, la normalité est mise sous tension, elle cède de partout. Et la normalité, ce sont les formes de notre monde et de notre idéologie commune qui restent le plus souvent inaperçues.

Mais surtout, la théâtralité même des comédiens tient à ce que leur jeu n’en est pas un, ou presque pas un. Il ne s’agit pas de naturel non plus. Ils ne sont ni naturels, ni artificiels. Ils sont, dirait-on, présents à la façon des corps – les arbres, les fauves, l’animal, le végétal, l’humain. Ils tiennent de la marionnette parce qu’ils ne fuient pas leur apparence ordinaire. On a le sentiment qu’on peut les ranger dans un tiroir après la représentation, parce qu’ils n’ont jamais composé leur personnage. Ils ont manifesté ce personnage, ils l’ont laissé venir et il était tout armé, avec la plus grande simplicité, celle de la présence nue d’un corps habillé et orné d’une certaine coiffure, de certaines couleurs, dans cette arène où se trouvent des objets, des meubles et surtout les autres. Des corps auxquels l’expressivité advient dans une grande économie de gestes car elle n’est rien d’autre que le produit de la relation. Un corps signifiant pour un autre corps signifiant.

Dès lors, quand on s’efforce de parler des personnages – ou d’écrire à leur sujet comme ici dans ce texte – on perd immédiatement cette théâtralité, ce jeu hypersensible et délicat du réel et de l’imaginaire. Et pourtant, pour saisir l’objet – ou plutôt les subjectivités dissociées et associées – dont nous parlons, il faudrait garder sous les yeux et à l’esprit cette particularité de la chose dramatique que Julie Deliquet travaille avec tant de soin.

Titus Andronicus s'invite à Noël (Simon Gosselin)

« Cette réunion du cancer et de ces artistes fait qu’ils ne sont pas tout à fait normaux, ils ne sont pas dans un quotidien, ils sont toujours dans une forme de survie qui leur donne un côté extrêmement attractif, à la fois comique et tragique parce que la mort n’est jamais loin.

« Desplechin écrit vraiment en mode de poupées russes. Les personnages se croisent et leurs histoires sont modifiées les unes par les autres. C’est comme si chaque personnage était perpétuellement réécrit en fonction de l’autre personnage, dans un mélange tragi-comique perpétuel. Ils se retrouvent alors devant le vertige des choix qui ont ou vont déterminer leur destin. Junon doit accepter ou pas une greffe de moelle osseuse, son petit-fils cherche à s’autoriser à vivre, sa belle-fille s’aperçoit qu’elle aurait pu vivre avec l’ami de son mari… Il est clair que les événements de ces quatre jours sont énormes et terribles, ce qui donne à l’identité dramaturgique de cette pièce quelque chose d’extrêmement saisissant.

« J’aime parler d’histoires intimes sans passer du tout par le prisme de l’intime. Tout se produit sous les yeux des autres et sous les yeux des spectateurs. Ainsi, l’écriture de Desplechin, qui est très joueuse, qui brouille beaucoup les pistes sur le terrain auto-fictionnel, sur le terrain mythologique, sur celui des références philosophiques (Emerson, Nietzsche), cinématographiques, musicales, jusqu’aux derniers mots prononcés par Elizabeth – qui dit : ʺvoilà, ombres que nous sommes, peut-être que finalement tout ça n’a pas existéʺ –, l’écriture d’Arnaud s’inscrit dans un langage. Elle est une invitation à ce que le théâtre s’en saisisse et en réponde. »

Sexuation créatrice et air de famille

Le clonage, artifice technique, est un geste mortifère que les ingénieurs de la génétique inscrivent dans le vivant – c’est une répétition que la vie s’épargne toujours, car la vie ne répète pas mais réplique, comme dans un dialogue ou un tremblement de terre. Avec générosité, la vie risque la différence. Au risque de la maladie, de la monstruosité, du cataclysme.

L’œuvre en genèse n’est pas un clone du film de Desplechin. Ce Conte de Noël de Julie Deliquet ne manque pas d’un air de famille avec le film, mais il en est une variation généreuse qui le renouvelle et en constitue une réplique orientée tout à fait ailleurs.

Ainsi Henri, le fils inutile de Junon, « est le héros de la fiction, c’est lui qui la provoque, s’il ne vient pas il n’y a pas d’histoire. Mais je ne voulais pas qu’il soit le héros du spectacle. Car il l’est dans le film, du fait d’Arnaud Desplechin lui-même, de sa relation particulière avec Mathieu Amalric   qu’il considère comme son alter ego, un réalisateur comme lui. Quant à moi, cette relation ne m’appartient pas. Et du fait que je suis une femme, j’en suis d’autant plus éloignée.

Mathieu Amalric et Arnaud Desplechin

« Le défi de cette version scénique sortant du cadre de la caméra, c’était aussi de revaloriser d’autres personnages, de les distribuer un peu plus dans cette histoire-là.

« Ainsi Elizabeth et Junon forment-elles un vrai couple. Elles sont toutes deux très puissantes. Cette histoire est un anti Festen : il n’y a aucun secret de famille. Tout le monde sait que Joseph est mort, que Henri a été conçu pour tenter de le sauver et que ça n’a pas marché. Élizabeth, qui était elle-même incompatible, a passé sa vie à en vouloir à son frère de n’être pas né compatible, ce qui est absurde. Elle a payé les dettes qu’avait contractées Henri – pour éviter la ruine de son père qui devait payer pour lui – et elle a exigé, en contrepartie, le bannissement de ce frère. Un geste complètement gratuit et d’autant plus terrible qu’il est accepté par tous. Elizabeth défend le désamour de sa mère depuis le début contre cet enfant. Elle ne fait que porter le chagrin de sa mère et se débattre contre cette attitude. Elles forment toutes les deux un couple d’une puissance dingue. Elizabeth dit d’ailleurs qu’elle ne sait pas de quel deuil elle souffre. Elle cherche, elle n’arrive pas à le conscientiser.

« Arnaud Desplechin attaque la maternité dans ce film. Mais ce qui m’intéresse et que je trouve génial, c’est qu’Elizabeth ne sait pas pourquoi elle écarte son frère. Ce trait matriarcal, éloigner l’homme du foyer et du pouvoir, lui demeure complètement énigmatique. Et c’est pourquoi c’est peut-être elle, Elizabeth, dont le métier est le théâtre, qui est la véritable génitrice de cette histoire. Elle est peut-être en train de l’écrire sous nos yeux. On est peut-être dans son théâtre. C’est pourquoi elle dit à la fin que tout cela n’était peut-être que son propre fantasme. Son frère qui débarque comme un personnage insolent n’est peut-être qu’un personnage qu’elle-même a décidé de caricaturer, un elfe ou un démon qui vient l’agacer. »

La signature sauvage du théâtre

« Arnaud Desplechin place la scène à Roubaix, chez un père qui est artisan teinturier, mais ce n’est pas la famille dite classique. Les fantômes de Bergman et de Lacan traînent par là. Du fait que le point d’origine est un enfant mort, tout le monde existe, survit à partir de ce point-là. Se pose alors à chacun la question de l’identité. Et comme ils s’interrogent sur leur identité, ils ont tendance à l’inventer. De ce fait, ils sont artistes, musiciens, ils font des pièces de théâtre depuis l’enfance, comme une famille au fond peu ordinaire. Une fois réunis pour Noël, toutes ces identités vont être, pendant quatre jours, remises en jeu, re-misées. »

Or, on ne peut éclairer son jugement lorsqu’il faut choisir un numéro de roulette. Le calcul des probabilités vous ramène de toutes les façons à un pari. On ne peut se dérober. Et il arrive ces fêtes de famille où, bien que les jeux aient été faits maintes fois, quelque ouverture se produit pour qu’on rejoue une autre fois et qu’il y ait pour chacun à nouveau à miser peut-être un peu autrement. Place alors aux mutations de hasard dont la nécessité dira si elles peuvent prospérer.

Jean-Marie Winling (Abel) et Julie André (Elizabeth) (Simon Gosselin)

Mais, pour aller jusqu’au bout de toute la créativité possible d’une œuvre théâtrale, il ne s’agissait pas seulement, pour Julie Deliquet, de narrer cette histoire. Pour une simple narration, en effet, il eut suffi d’une représentation frontale classique. Il fallait que cette œuvre s’enroule sur elle-même. Il fallait que ce spectacle franchisse un point de non-retour au-delà duquel on ne pourrait plus le rapporter à la simple adaptation d’une œuvre cinématographique.

À ce titre, la scène de théâtre dans le théâtre qui fait l’affiche de la pièce en est aussi sa signature sauvage. Voici pourquoi : le petit-fils de Junon, Paul (Thomas Rortais), souffre d’hallucinations. On a appris au début de la pièce qu’il a menacé sa propre mère avec un couteau, un geste qui lui a valu d’être interné en hopital psychiatrique. Le soir de Noël, toute la famille grimée et costumée joue une scène de Titus Andronicus. Là encore, le groupe des comédiens, la famille Vuillard famille de comédiens, les personnages Vuillard et les personnages shakespeariens jouent les uns à la surface des autres. Ce mille-feuille très discret, assumé avec simplicité, sans aucune lourdeur, est très sensible pour le public et – il faut le souligner – c’est un moment très beau et très réussi.

Or il se produit que Paul, dans l’emportement de la fiction redoublée, Paul ou plutôt son personnage anglo-romain que soulève une tirade magnifique de haine et de menace, se saisit d’un couteau. Alors tout le monde panique, les Vuillard reparaissent mais Paul jouait et… quelque chose est arrivé – là encore – la naissance d’une personne. Une naissance dont le théâtre reçoit l’honneur. En effet, tout le monde croit qu’il est malade et tout le monde se met en panique lorsqu’il prend le couteau. Mais il n’est que joueur. On l’a cru malade et en réalité il est le maître de ses gestes dans le jeu. Paul, alors, naît à lui-même dans cet instant où il en impose aux autres, au moyen – ni plus ni moins – d’un geste créateur.

Dans le film, à la place de cette scène, la famille regarde les enfants jouer leur petit théâtre tandis qu’Henri et Elizabeth, à l’étage, se disputent une fois de plus. « Ils y font leur propre pièce de théâtre comme au temps de l’enfance : ils se hurlent dessus, etc. Ils remettent sur le tapis le bannissement d’Henri par Elizabeth. Henri se fait une joie cruelle de répéter à Elizabeth qu’à présent tout va changer car il va sauver sa mère. Dès l’adaptation, je savais que j’allais déplacer cette scène. Et j’étais à peu près sûre que la famille jouerait du Shakespeare. C’est le travail de répétition qui nous a fait choisir Titus Andronicus.

« C’est aussi en répétitions qu’est arrivé ce geste de Paul prenant un couteau, ce qui spectacularise cette image subliminale qui nous est donnée seulement en paroles au début de la pièce. Ainsi, dans la représentation théâtrale, Paul devient quelqu’un. Et d’ailleurs derrière il ne ʺredescendʺ plus, il change totalement – dans le regard des autres. Lui qui disait qu’il n’était apte à rien, même pas à donner sa moelle – puisque Junon choisit Henri –, par le fait d’interpréter un autre personnage, il s’est transformé et il est devenu quelqu’un. Il s’est apaisé. Une nouvelle vie commence. Il a changé de costume, il a changé de peau, il y a là un côté cathartique au sens premier du terme. »

Symboliquement, ici, le théâtre montre ce qu’il sait faire – jouer les identités et surtout identifier le jeu des identités – et, concrètement, il achève ici aussi sa démarcation d’avec le cinéma, s’enroulant dans son genre par cette mise en abyme de la métamorphose des sujets.

La vie, c’est la création

Bichat était un médecin vitaliste. Il a écrit que, sans Galilée, la logique du vivant serait demeurée le paradigme de notre appréhension de l’existence. Ce paradigme a été remplacé, comme on sait, par celui de la machine, ce qui nous vaut de vivre avec des écrans dans des automobiles et non plus avec des animaux – plutôt d’exterminer ces derniers – et de ne plus savoir non plus ce que c’est que la médecine (remplacée par des protocoles bio-technologiques efficients). De sorte qu’il est presque effarant de constater qu’il existe encore de la vie et de la création parmi les humains. La polysémie, l’association d’images et d’idées, le rébus, le symbole, les correspondances, le jeu gratuit, la représentation, la présence, l’animalité, la sauvagerie, l’amour, autant de valeurs non pas révolutionnaires mais évolutionnaires que peut-être seuls les artistes, sans bruit, et quelques jardiniers voltairiens peut-être, sont capables de cultiver.

Julie Deliquet fait partie de ces artistes dont la ressource est la vie. Sa manière de convoquer le public dans un espace scénographique fait de passages et de manifestations, sa façon de placer les comédiens, le plus tôt possible, dans le jeu de la création ici et maintenant, plutôt que dans la représentation à l’identique, produit d’un millier de répétitions mécaniques, sont les caractéristiques d’une dramaturgie contemporaine qui n’a pas fini d’explorer ni d’exprimer toutes ses promesses.

Un Conte de Noël, d'Arnaud Desplechin, mise en scène Julie Deliquet

Collectif In Vitro

Aux Ateliers Berthier du 10 janvier au 2 février 2020

Tournée 2020 : Théâtre de la Croix-Rousse - Lyon (février 2020), CDN de Bretagne - Théâtre de Lorient (3 au 6 mars), Scéne Nationale de la Rochelle - La Coursive (9 au 11 mars), Scène conventionnée de Villejuif - théâtre Romain Rolland (31 mars au 3 avril)