Des histoires d’amour qui résonnent dans des temps et des espaces variés, avec grâce et érudition, pour célébrer l’art de savoir vivre sa vie.
Dans les trente chapitres de ce « romans », comme il faudrait l’appeler à la suite de Perec qui désignait ainsi La Vie mode d’emploi (1978), Stéphane Audeguy tisse différentes histoires d’amour. Il les fait résonner entre elles, de l’époque antique avec le mythe d’Actéon et Diane qui le fait dévorer par ses chiens parce qu’il l’a surprise alors qu’elle se baignait nue, à la Seconde Guerre Mondiale, dans les environs de Naples, en passant par la Florence des Médicis et le destin du peintre Pierre de Côme, ou le Brésil au temps des grandes découvertes quand le juif Nino Caceres, chassé d’Espagne, survit dans une tribu cannibale grâce à l’amour de Souaragui, une femme stérile.
Toutes ces histoires en mosaïque sont éclatées autour de celle de Vincent et d’Alice : il est critique d’art, elle est artiste plasticienne et leur langage secret est la peinture et l’érotisme. Grâce à une forme souvent alternée, le lecteur découvre la vie de Vincent dans ce qui est aussi un roman d’éducation sentimentale et sexuelle. Né dans une localité qui « n’a guère d’autres caractéristiques que de n’en avoir aucune », au milieu des années 1960, entre une rivière et un fleuve, le héros fait l’apprentissage de la liberté sexuelle avec des femmes et des hommes, refusant de se limiter à une identité à laquelle on l’assignerait : « lui semblent suspectes toutes les appellations concernant les préférences ou les orientation sexuelles, parce que la sexualité est précisément, pour lui, le domaine où se révèle l’inadéquation foncière du langage à la diversité extraordinaire des singularités. » On trouve là un écho de ce que Sade appelle le « principe de délicatesse ».
Des échos subtils d’une histoire à l’autre : la chasse, l’amour, la mort
La construction du roman tisse des liens entre les différentes histoires, grâce à des développements aussi gracieux qu’érudits sur la mythologie, la peinture, l’histoire, les musées, la géographie. Cette prose est riche, précise, ample et semble signifier que seules les histoires peuvent réenchanter le monde, loin de la politique, ses lendemains qui chantent et finissent pas déchanter. On y trouvera des pages sans illusions sur l’arrivée de François Mitterrand au pouvoir le 10 mai 1981 ou sur le milieu gay et ce qu’il eut de triste dans une forme de normalisation des désirs, loin de l’idéal libertaire du narrateur qui n’a qu’une ambition, « celle de vouloir vivre sa vie, et de la vivre bien. » Cette formule figurait déjà dans le beau récit, en forme d’« élégie », de Stéphane Audeguy, Une mère (2017). « Vivre sa vie : nulle expression ne m’émeut autant que celle-là. Il faut faire preuve d’une singulière énergie pour effectuer un tel exploit. Ma mère, qui vient de mourir, a vécu sa vie. »
« Cette victoire fragile de la lumière sur la nuit »
C’est presque ainsi que s’ouvre le roman, le vendredi 21 juin 2019, solstice d’été qui est pour Vincent « son jour depuis l’enfance ». C’est peut-être aussi le sens de ce roman multiple qui fait la part belle aux échappées de la conscience du héros, rescapé d’un attentat survenu place de la République devenue « la Zone Interdite » pour cause de décontamination. La fiction permet de construire d’autres vies où l’amour, sans triompher de la mort, donne à la vie sa valeur et sa saveur irremplaçable, ce qui fait de ce roman une lecture aussi douce que tonique et joyeuse.