Jean-Benoît Puech refuse que l’auteur soit l’esclave de lui-même. C’est pourquoi il a inventé son propre « affranchi ».

Jean-Benoît Puech exhume le corps enseveli de l’auteur tel que généralement il est et il « fait ». Il le remet en état de marche grâce à celui qui le remplace. Bref, la créature imaginée devient créatrice : Benjamin Jordane reste le fidèle fils de l’air de son auteur (lequel ne se prive pas parfois de copuler avec la compagne de ce dernier... si l’on en croît ce père humilié).

Puech a abondamment soigné son double au fil du temps. Jusqu’à organiser à l’Université de Bourgogne une exposition et un colloque sur celui qui, ici, écrit une nouvelle exotique, sorte de thriller militaro-religieux où deux officiers s’entretuent au nom d’un missionnaire de légende.

La fiction n’est plus une question de regard mais de marche : des kilomètres dans des forêts foraines pour que « ça » existe, « ça » parle, « ça » montre. Il s’agit pour Puech de réactiver le sang de son fantôme, de l’arracher du sol ou d’y revenir. Et voici comment la littérature se « panse » (Bernard Stiegler), se chausse.

Changeant de chaussures pour patauger dans les mots, Puech transforme le langage. L’ancrage et l’encrage deviennent pas de danse, pas de deux contre le même. L’invention est dans le morceau de musique interne qui l’induit mais en échappant à la farce de l’autofiction. Celle de son fantôme est tactile et dense. Et par la résurrection du mort dans l’écrivain, la littérature travaille du dedans ce qu’elle est ou devrait être et ce qu’elle devient via un tel transfert.

Cette entreprise de longue haleine est moins une ascèse ou une mortification qu’un plaisir cynique et drôle. Comme Quignard, Puech propose un monde utérin que l’autobiographie ne détruit plus. Le double devient atome lumineux. Son arbitraire nous affecte, comme nous affecte le phos, le jour.

« Jordane le double » peut seul tirer de l’ignorance ce que la connaissance par les mots d’une autobiographie ne peut envisager. En ce sens, la créature du créateur devient une sorte d’absolu négatif. Par ce détour, son créateur touche donc le « même » en envisageant la nuit de l’être par la lumière d’un « autre ».

Dans cette nouvelle comme dans toutes les œuvres de Jordane, Puech pose le problème de l’un et du multiple, de l’ombre et de la lumière. L’arrière-pays que tout auteur explore en lui-même prend ici la force d’un rayon en amont de ce qui appartient au jour et qui sort l’auteur de sa nuit. Il met donc à nu la part indescriptible de ce qui jusque-là ne pouvait être mis au jour parce que tout restait dans l’ombre de l’égotisme où les auteurs font généralement leur lit. Puech s’y réveille, se lève, le quitte pour combler par son Jordane les vides de la nuit et sortir de son autarcie. Il ne fait que tenter ainsi de s’approcher de sa lumière et de sa vérité.