Longtemps dénigrés comme vociférations ou comme « grogne », les cris du peuple sont le bruit d’un champ de bataille politique dont l’enjeu est la reconnaissance d’une pluralité des paroles légitimes.

Toute occasion est bonne pour crier. On crie de joie et de douleur, de surprise ou de colère. On crie pour imposer une autorité mal assurée, comme le font les soldats d’occupation ou les officiers instructeurs, mais encore les professeurs ou les parents débordés par l’indiscipline des enfants. On crie pour s’interpeler, se mettre en garde, s’encourager, se célébrer. Certains cris nous échappent, d’autres sont travaillés : ainsi des cris de chanteurs, d’acteurs et de combattants. On crie parfois entre égaux – c’est l’engueulade de couple, ou l’engueulade de rue. D’autres fois, on crie sur ses subordonnés ou pour imposer un rapport de subordination – et alors, même sans contact direct, la virulence du cri agit comme une authentique violence   . Au sein du vaste champ du cri, celui dont il est ici question est celui qui naît de l’indignation devant l’injustice. Celui, par exemple, que Voltaire incitait à pousser pour dénoncer la condamnation arbitraire du protestant Calas, en employant la formule itérative qui donne son titre à ce livre : « Criez, et qu’on crie ! » Plus près de nous, ces cris de refus et d’émancipation sont aussi ceux que poussent les protestataires et manifestants de toutes sortes, dont la clameur résonne de loin – dans la distance géographique et sociale des voix autorisées à les commenter – comme un grondement inarticulé.

En s’attelant en philosophe aux ressorts du cri d’indignation, Christian Ruby examine à la fois un acte hautement sensible, charnel même, et un acte inscrit dans une dynamique positive, qu’on ne saurait réduire à l’expression spontanée, voire incontrôlée, d’une émotion. D’une manière générale, l’ensemble des cris ont effectivement en commun de mettre en relation ceux qui les émettent et ceux auxquels ils s’adressent, voire ceux qui en sont les spectateurs, si bien que « le cri », dans son infinie diversité, est toujours un acte social dont le sens apparaît plus nettement lorsqu’on le replace dans la situation qui le voit naître et qu’il contribue à créer   . Les travaux d’anthropologie de Claude Lévi-Strauss ou de Philippe Descola donnent d’ailleurs un éclairage abondant sur la variété des conventions qui organisent les usages sociaux des bruits et des cris, et sur la complexité des interactions sociales auxquelles ils participent   . Parmi eux, le cri d’indignation est peut-être celui dont la dimension sociale et politique apparaît avec le plus d’évidence, ce qui invite à le prendre au sérieux, pour en apprécier toute la portée et la valeur singulière.

 

Généalogie d’une exclusion

L’invitation est d’autant plus pressante que le cri d’indignation est souvent méprisé – et décrié – par les commentateurs de l’actualité sociale et politique : décrit comme une « grogne », d’une manière qui assimile en somme manifestations et protestations aux vociférations inarticulées des chiens et des porcs, il est relégué comme pur affect au-delà de la sphère du débat politique légitime qui prétend ne faire place qu’aux « discours » et aux porte-parole. Dans cette perspective, le « cri » est précisément l’autre de la parole : une non-parole.

Pour autant le cri (désormais réputé irraisonné et spontané) a d'abord été au cœur du premier genre de « discours » (littéraire) à proposer une véritable réflexion sur la vie politique : le discours épique et tragique, qui ne ménageait pas les exclamations, le tapage, les cris de joie et de victoire ou, plus souvent, de douleur et de courroux   . La fureur de Médée, par exemple, est assourdissante, et les cris accompagnent à tout moment l’action dramatique ; la voix (plaintive ou hurlante) est une dimension essentielle de l’actor. En philosophie encore, les exhortations des Cyniques résonnaient comme les aboiements des chiens qui leur donnèrent leur nom.

Finalement, ce n’est donc qu’avec le développement de la philosophie (dont le caractère aristocratique n’est plus à démontrer) que se met en place la marginalisation politique du « cri ». Dans son dénigrement de la démocratie, Platon dénonce les cris de l’opinion qui couvrent la voix de la vérité et qui se présentent ainsi comme la manifestation sensible de la démesure du dèmos   . L’exclusion du « cri » prend ensuite un tour plus conceptuel avec Aristote, qui limite l’horizon du politique à une parole purgée des aspérités de la voix, à un discours de raison séparé des expressions de l’émotion qui est aussi le privilège du seul animal humain   . Dès lors, le cri se verra repoussé dans une sphère de relégation aux côtés du barbare, du sauvage, de la folie et de l’animal.

La proscription du cri est pleinement affirmée au XIXe siècle, qui est à la fois celui des insurrections bruyantes et des révolutions, et celui des sciences de la psychè et de la société, condensées dans la psychologie des foules de Gustave le Bon. Au moment où le « peuple » fait son retour dans l’ordre du pouvoir sécularisé, dont la légitimité qui n’est plus « divine » ne peut être que « populaire », le cri devient plus que jamais le signe et la preuve de la déraison des masses dont l’animalité grogneuse doit être assujettie à l’autorité d’institutions caractérisées par leur maîtrise de la parole   . La partition entre « parole » et « cri » devient ainsi le socle de la république aristocratique qui tient à distance la « foule » de la participation politique, en vertu d’un principe « représentatif » réputé garantir un débat public clairement articulé… Sans « grogne », donc. Le cri est en même temps un moyen de penser le rapport et la différence entre le soi et l’étranger, la civilisation et le primitif, la culture et la nature : de sorte que si le cri fait ressembler la foule à l’animal, elle l’assimile tout autant aux populations logées derrière l’horizon du monde connu, au barbare, au sauvage   . À l’inverse, l’impression produite par les cris des faubourgs et les vociférations des banlieues renforce le sentiment du contraste entre l’élite à la parole policée et le bruyant monde sauvage, plus infernal que paradisiaque.

 

Pour entendre la parole dans le cri

Si l’exclusion du « cri » de la sphère politique porte la signature d’un ordre aristocratique, quelle peut être sa place dans une éthique de la discussion qui réglementerait le débat public et la vie véritablement politique – celle que nie l’usage de la force ? S’il ne s’agit plus de l’exclure, il ne s’agit pas davantage de le glorifier   . Il s'agit plutôt de lui restituer sa valeur de « parole déterminée par une conscience de la négativité »   , puisque dans le fond, « le cri énonce le mal (ou le bien) fait à quelqu’un et contient cet énoncé. (…) Sur un mode énergique, il énonce cette vérité en s’adressant au plus grand nombre plutôt qu’à un seul ou un proche par cette énergie même. »  

En l’occurrence, il existe déjà une espèce de cri qui a toujours été valorisée : le cri religieux. La parole hurlée dans le désert, les supplications ou lamentations de David, Job, du Christ ou de Marie, avant celles des mystiques du Moyen Âge et de l’époque Moderne, sont autant d’actes par lesquels l’homme s’extrait des limites de la chair pour se pousser vers les hauteurs célestes   . Dans ce sens, l’art et la psychanalyse ont, eux aussi, abordé certains cris – celui de l’enfant, celui de la Passion… – comme autant d’actes positivement signifiants, de même que la métaphysique sécularisée s’approprie les usages religieux du cri   .

C’est ainsi que, dans leur vaste entreprise de réhabilitation des ressources philosophiques de ce qui en aurait été exclu par la tradition occidentale depuis Platon et Aristote, Foucault, Deleuze et quelques autres ont à leur tour réinvesti les potentialités émancipatrices du cri   . Au point, pour le second, de faire du « cri » de colère l’essence même et le point de départ de la philosophie – de la sienne comme de celle d’un Aristote ou d’un Descartes. Quant à Foucault, c’est comme reste et révélateur des dispositifs de l’exclusion qu’il a proposé de considérer le cri du détenu   .

Si le cri est une révolte de la liberté, reste à savoir comment le faire entrer en politique ; comment faire de l’indignation, souvent reconnue comme un sain mécanisme de vigilance publique, un principe d’action constructive. Jean-François Lyotard notait déjà que le cri d’indignation, par sa persistance, dénote que c’est le cadre même de la « discussion » publique qui dysfonctionne, en rendant une parole inaudible   . Si bien qu’en plus de mobiliser, il expose la nature profonde des inégalités, qui sont d’abord inégalités de parole : dans l’oreille de ceux qui n’y perçoivent que la « grogne » des « foules », le cri révèle qu’une telle manière de percevoir et de décrire la parole protestataire est déjà l’expression d’un rapport politique et d’un déni de parole formulé depuis un point de vue patricien, aristocratique. Si bien que, dans les mots de Rancière, le cri d’indignation est le révélateur d’un « partage du sensible » éminemment politique, et que le conflit politique a pour premier enjeu la description même de ce qui se passe. Ou plutôt, ce que dit en soi « le cri » (ou le fait de crier ce que l’on dit), c’est que la démocratie se joue en premier lieu dans l’acceptation même de ce que quelque-chose se dit   .