Une exposition qui interroge les différentes facettes de la civilisation automobile - de l'extraction des matières premières aux nouvelles technologies - pensée comme un véritable écosystème.

Jusqu’au 19 avril 2020, le Victoria and Albert Museum à Londres, dans le quartier de South Kensington (Angleterre), accueille une exposition intitulée Cars: Accelerating the Modern World : The role of the car in shaping the world we live in today.

Cette exposition, selon ses commissaires, a pour raison la place centrale de l’automobile au XXe siècle – et au XXIe siècle ? –  dans nos sociétés occidentales, par l’enjeu qui est posé à l’automobilité avec l’évolution des technologies, des ressources premières et des usages sociaux. Par certains aspects, elle rappelle dans ses thématiques l’exposition qui s’était tenue au Mondial de l’automobile en 2018 sous l’autorité du commissaire Mathieu Flonneau sur « Les routes mythiques »    et qui entendait élargir l’automobile à l’ensemble de l’écosystème qui supporte ce mode de locomotion. L’automobile objet muséal : est-ce un signal annonçant le chant du cygne ? Une ode à la technique ? Ou un objet civilisationnel ?

 

Minorer l’automobile-objet ?

D’emblée, lorsque l’on rentre dans la section dédiée à l’exposition temporaire, on n’échappe pas au cliché de montrer l’objet automobile. Mais pas n’importe laquelle, une voiture électrique conduite par un membre de la famille royale lors de son mariage : une Jaguar E-Type Zero Concept. Est-ce là l’avenir de l’automobile ? La question mérite d’être posée pour imaginer à l’échelle du globe les transformations mentale, spatiale et sociale qui pourraient advenir.  

Quelques modèles automobiles (15), savamment distillés et pour la plupart jamais montrés en Angleterre, accompagnent les visiteurs tout au long de leur déambulation. Des voitures de course telles que la Delahaye Type 145 « The Car That Raced A Nation » qui a gagné le grand prix de Pau en 1938 et à Cork en Irlande, conduite par René Dreyfus ; des voitures sportives comme la Ford Mustang que conduit Steve McQueen dans les rues de San Francisco, des voitures de tourisme telle que l’Hispano-Suiza Type H6B Skiff Torpedo considérée comme la voiture de l’élite de l’élite, des modèles de collection customisés, un tracteur-autochenille ayant participé à la croisière noire de Citroën, des concept car telle que la fabuleuse FordNucleon de 1958, une Coccinelle, une Fiat 600 et, pour finir, un prototype de voiture volante futuriste alliant le savoir d’Audi et d’Airbus, la Pop.Up next.

Il s’agit là d’icônes automobiles ayant traversé le siècle et qui témoignent du génie des ingénieurs, de l’art des designers et de la puissance économique des industriels. Il est certain que toutes les icônes automobiles ne sont pas là comme la Tata de Nano, la Citroën 2CV, la Jeep Willys par exemple. Certes, il était impossible de toutes les présenter, et de notre point de vue aucunement souhaitable de proposer une exposition dédiée uniquement à l’objet industriel automobile. Sous divers angles d’approche, cela a déjà été réalisé, comme c’est le cas de l’exposition Concept Car beauté pure au Musée de Compiègne (France) sous l’autorité de Rodolphe Rapetti (2019-2020)   ou quelques années auparavant, l’exposition des automobiles de collection de Ralph Lauren sous l’autorité de Rodolphe Rapetti (2011)  

Ce jalonnement ponctuel de la beauté de l’objet-automobile permet d’embrasser ce que l’historien Mathieu Flonneau appelle l’automobilisme   , soit les mondes de l’automobile et la culture qu’ils sous-tendent.

 

Une immersion dans les « mondes de l’automobile »

Comme l’annonce l’intitulé de l’exposition, il s’agit d’appréhender les mutations initiées par l’automobile dans notre monde. Dès lors, les commissaires de l’exposition ont choisi plusieurs thématiques pour illustrer leur propos.

Un de leur premier choix s’est porté sur les documents d’époque ayant réfléchi aux futurs de l’automobile. Cela permet de proposer des illustrations colorées ou noir et blanc issues de divers périodiques comme Popular Science, L’Assiette au beurre, ou encore des dessins d’Albert Robida imaginant les différents usages de l’automobile. On voit dès le début de cette exposition le caractère magique, stimulant, novateur de l’automobile et ses impacts sur les artistes, qu’ils soient dessinateurs, caricaturistes ou bien réalisateurs de films comme l’extrait présenté du film de Denis Villeneuve Blade Runner 2049 et de celui de Luc Besson avec le 5e Elément, imaginant tous deux la circulation automobile volante dans le futur. Un autre monde valorisé est celui des courses automobiles avec les affiches des courses de Brooklands de 1935, course masculine et course féminine, qui se déroulent en Angleterre et appuyées par des modèles automobiles évoqués précédemment.

La sécurité routière fait l’objet d’une attention particulière par l’évocation des accidents avec un indicateur décomptant le nombre de morts sur les routes – 107 690 au 30 janvier 2020 –, le pamphlet-brulot de Ralph Nader au titre on ne peut plus évocateur « Unsafe at any speed » (1965) et la vitesse excessive symbolisée par les jeux vidéo comme (dernier ?) exutoire possible pour les fous du volant. L’aspect industriel n’est pas oublié avec une fabuleuse fresque signée Diego Rivera en provenance de l’usine Rouge de Détroit et la réflexion amorcée par l’exposition sur le taylorisme. Cette organisation du travail cadencée a été la source de tensions entre ouvriers et patronat quant aux conditions de travail et aux salaires – preuve d’une indéniable mutation économique et sociale de l’automobile   . L’automobile a aussi eu une influence importante sur la mode vestimentaire qui l’a liée notamment aux femmes. Enfin, l’automobile, c’est aussi le changement des paysages   . C’est le réseau routier démesuré et vertigineux au Japon par exemple ; ce sont les autoroutes et l’économie des road-side   – stations-service ; c’est encore la structuration urbaine des villes avec le modèle centre-périphéries, initiée par les chemins de fer et confirmée par ce nouveau mode de déplacement.

 

Critiques raisonnées et futurs hypothétiques : quel avenir pour l’écosystème automobile ?

Pour autant, l’exposition ne se veut pas une simple ode à l’automobile, mais souhaite souligner quelques points de tensions actuelles. C’est notamment le cas d’une section consacrée aux énergies alimentant le véhicule automobile. Le pétrole et sa géographie au Moyen-Orient, où les cartes des frontières sont rebattues et où les tensions sont vives entre les puissances européennes avec la colonisation, puis par la suite entre les États du Moyen-Orient. Cela conduit à des tensions entre les pays du Proche et du Moyen-Orient, à l’essor des oléoducs et de leur tracé sur terre, ainsi qu’à l’exacerbation des conflits maritimes autour des détroits – Bab-El-Mandab, Canal de Suez, détroit du Bosphore. La civilisation du pétrole qui s’est construite conjointement avec celle de l’automobile a transformé la société avec le recours au plastique qui s’est insinué dans tous les aspects de la vie quotidienne – comme le montre une affiche faisant le lien entre le pétrole et les objets plastiques comme le téléphone.

Le pompage du pétrole, accentué par les progrès techniques, a entraîné une transformation des paysages, comme c’est le cas de Bakou ou encore de l’Alaska, illustré par le jeu de société Alaska Pipeline : The Energy Crisis Game créé en 1973 en plein cœur des débats sur la construction du pipeline   . Ces jeux s’insèrent dans l’histoire de la prise de conscience des changements climatiques avec la création du « Jour de la Terre » le 22 avril 1970, le discours de Jimmy Carter sur la crise énergétique et la fin potentielle du pétrole et, en 1973, le premier choc pétrolier. La finitude des ressources pétrolières et l’impact de celles-ci sur les changements climatiques sont matérialisés par un décompte du nombre de barils de pétrole restants à l’échelle du monde – 1 518 961 059 395 au 30 janvier 2020 – et par une animation vidéo montrant l’évolution des températures selon les régions du monde entre 1880 et 2017, amenant ainsi le visiteur à faire le lien entre les gaz à effet de serre libérés par l’automobile et le réchauffement climatique.

La visite de cette exposition se clôture sur une vision ambiguë de l’automobile et une ouverture sur un avenir potentiel avec l’exhibition d’un prototype futuriste. Une voiture électrique, permettant la suppression de la dépendance à l’énergie pétrolière, une voiture autonome sans conducteur considérée comme plus sécuritaire et permettant de supprimer toute congestion, une voiture servicielle accessible par smartphone et, enfin, une voiture volante. En bref, une voiture qui comble le spectre de tous les besoins humains, nous dit le panneau indicatif. Cela semble trop beau pour être vrai et il faudra sans doute quelques années avant de voir ce véhicule démocratisé : avant ce moment-là, il faut se poser la question de la clientèle visée, de la provenance de l’énergie électrique qui l’alimente, du degré de raffinement de l’intelligence artificielle nécessaire à la réalisation de l’ensemble de ces tâches et de la consommation d’énergie qu’elle requiert. Les obstacles que rencontrent les industriels de l’électrique et du véhicule autonome doivent nous amener à une prudence raisonnée quant à ce type d’envolée technologique   . Pour autant, la vidéo présentée en fond d’écran demeure quelque peu décalée par rapport à ce prototype en affichant parfois des accidents automobiles, des vues futuristes de la conduite autonome. Commencer l’exposition avec un véhicule électrique haute gamme pour terminer avec un véhicule prototype d’un futur possible pour l’automobile semble un peu réducteur au regard du thème de l’exposition qui entend proposer un large éventail des transformations produites par et avec l’objet automobile.

 

En conclusion, cette exposition tente d’aborder un regard ample sur les mutations de l’automobile au cours du XXe siècle. Si l’immersion proposée par les commissaires de l’exposition fonctionne bien avec des vidéos, de l’iconographie, des modèles automobiles, un site web qui approfondit certains points   , quelques limites peuvent être évoquées. La thèse défendue par les commissaires selon laquelle l’automobile fait uniquement référence à la voiture avec quatre roues et un volant biaise fortement le système automobile qui s’appuie aussi sur l’autobus, l’autocar, le tracteur, le poids lourd, la motocyclette. L’équation automobile et individualité doit être repensée pour élargir à l’ensemble des véhicules à moteur : la tangente néfaste est de voir en l’automobile un autosolisme ! Les modèles présentés au début et en fin d’exposition interrogent de manière frappante la démocratisation de l’objet automobile. Quand et pour qui seront le véhicule électrique et le véhicule autonome ? Ensuite, tenter d’appréhender la civilisation automobile amène à se heurter à une sorte d’effet trou noir   . En effet, l’automobile étant un fait social total   , couvrir l’ensemble de ses mutations s’avère peine perdue. L’exposition donne un peu cette impression-là, car on a du mal à y voir une progression – hormis celle de la temporalité clairement proposée. Une chose peu évoquée, pourtant au centre du sujet, est le plaisir de conduire – même si une vidéo explicite la culture du spinning à Johannesburg en Afrique du Sud. Qu’en est-il du tourisme automobile et de ses transformations sur le territoire ? Des sociabilités issues de l’automobile : le pique-nique du dimanche ? Le lien social existant par les livraisons sur la place du village dans les petits villages ? Le permis de conduire comme rite social de passage à l’âge adulte ? Quelle transformation du paysage de la route alors que l’on parle de route 2.0 bardée de technologies ? On aurait aussi pu souhaiter que l’avenir proposé en fin de visite soit guidé par une touche multimodale et intermodale ; c’est-à-dire, penser l’automobilité en lien direct avec les autres modes de transport plutôt que limitée à une dimension individualisée, même si elle est présentée ici comme partagée.

Pour le grand public, cette exposition est l’occasion de prendre conscience de l’objet civilisationnel qu’est l’automobile et ses mondes. Pour les spécialistes de la mobilité, elle montre une variété d’objets ayant trait à l’automobilisme tout en ne révolutionnant pas l'approche théorique de l'automobile.