Ce numéro de "La Revue des lettres modernes" propose de brillants articles sur la relation ambigüe et complexe entre Léon Bloy et Joris-Karl Huysmans.

Ce numéro de La Revue des lettres modernes est constitué d’une série d’articles pointant les ressemblances et les divergences entre Léon Bloy et Joris-Karl Huysmans, qui furent un temps unis par l’amitié. Dans l’introduction, le grand spécialiste de Léon Bloy, Pierre Glaudes, revient sur les éléments de la relation humaine entre Bloy et Huysmans, une grande amitié, littéraire d’abord, après quelques exemplaires de livres dédicacés. Le très catholique Bloy apprend de Huysmans à connaître la littérature moderne (Baudelaire, Flaubert, Goncourt) au-delà de son admiration pour Barbey d’Aurevilly.

Puis, avec Villiers de L’Isle-Adam, Bloy et Huysmans forment le groupe des « trois hypocondres » qu’en 1886 Bloy appelle « le concile des gueux » : les trois amis se retrouvent certains soirs pour se réconforter, critiquer leur époque et exécrer le matérialisme à la mode. Cependant, malgré cette amitié, Bloy et Huysmans se lassent l’un de l’autre à la fin des années 1880. Et Bloy se sent insulté par le laconisme de la réponse de Huysmans qui refuse d’être témoin à son mariage et qui, peu après, ne le cite pas parmi les écrivains qui comptent à ses yeux. La conversion de Huysmans ne sera pour Bloy qu’un événement médiatique.

 

Une proximité spirituelle : le catholicisme

Si les deux auteurs participent au renouveau du catholicisme à la fin du XIXe et au début du XXe siècle, leurs catholicismes respectifs sont loin d’être identiques. Leur rapport à l’Écriture, d’abord, ne procède pas du même geste de déchiffrement.

Bloy a reçu de l’abbé Tardif de Moidrey la méthode d’exégèse qu’il utilise, laquelle accorde une grande importance au symbolisme, tandis que Huysmans reconnaît être revenu à la foi par l’art, qui l’a amené à s’interroger aussi sur le symbolisme. Bloy cite souvent le célèbre verset de la première épître de Paul aux Corinthiens, qui, comme le dit Dominique Millet-Gérard, « oppose la vision actuelle, indirecte et obscure, et la vision eschatologique, immédiate et lumineuse », et permet de donner un aperçu, certes déformé, mais efficace, de la vision béatifique. Ce verset (que Huysmans avait coché sur son exemplaire de la Bible) peut être lu, soit selon le temps, auquel cas il concerne les événements, soit selon l’espace, auquel cas il concerne les choses sensibles. Bloy le lit essentiellement dans le premier sens et insiste dans sa lecture de l’histoire sur la dynamique des événements, tandis que Huysmans, le lisant essentiellement dans le second sens, dresse, dans La Cathédrale, une sorte de catalogue symbolique de la création, dans la mesure où il associe à chaque objet naturel un vice ou une vertu « composant un grand dictionnaire de la création qui est en même temps un dictionnaire moral et théologique »   .

Comme le rappelle François Gadeyne dans son article intitulé « Bloy, Huysmans et La Salette. Retrouvailles au sommet », en plus de la ferveur des catholiques, et des arguments pour ceux qui critiquent l’Église, l’apparition mariale à La Salette et le secret de Mélanie ont donné naissance à toute une tradition littéraire, à laquelle Huysmans et Bloy ont fort largement contribué. Bloy fait de La Salette le fondement de sa vie spirituelle et religieuse, puisqu’il tente d’interpréter l’événement au moyen d’une exégèse appropriée qu’il place au cœur de son œuvre, comme en témoigne Symbolisme de l’apparition ; et Huysmans, de son côté, est également très fortement marqué par son expérience de La Salette, et n’est peut-être pas indifférent à l’annonce de la publication par Zola de son livre Lourdes. Tous deux retiennent de leur voyage à La Salette à la fois l’inconfort des lieux et la dureté du message de Marie, moins consolateur qu’annonciateur d’épreuves. Si la réception des textes de ces deux auteurs sur La Salette oppose l’attitude d’esthète de Huysmans aux excès de Bloy, tous deux remarquent aussi bien la simplicité des deux bergers destinataires du message de la Vierge et la présence du serpent, comme en écho à la Genèse, que le caractère proprement indicible de l’apparition, aux confins de la littérature et de la mystique. Allant plus loin, François Gadeyne rapproche les deux ecclésiastiques par lesquels Bloy et Huysmans furent initiés à l’importance de La Salette : pour le premier, l’abbé de Moidrey, qui lui fit promettre d’écrire un livre sur cette apparition et l’initia à l’exégèse symbolique ; pour le second, l’ex-abbé Boullan. Or, ces prêtres appartenaient « au même courant de spiritualité mariale, centrée sur la figure de Marie médiatrice et corédemptrice, et sur la spiritualité doloriste et sacrificielle du Sacré-Cœur. »

Sont intéressants également les rapports respectifs des deux écrivains à la Passion et à sa représentation picturale. Tel est le sujet du papier d’Émilie Sermadiras, « Ce “Calvaire barbouillé de sang et brouillé de larmes”. Regards croisés sur les ekphraseis de la Passion chez Bloy et Huysmans ». L’un et l’autre consacrent des ekphraseis à des tableaux représentant la Passion. Ils s’accordent sur le bien-fondé de l’incarnation, mais divergent sur la peinture du corps souffrant. Bloy « refuse de s’aventurer trop loin sur le terrain de la trivialité organique », n’évoquant que sang et larmes, quand Huysmans use d’une « écriture humorale dégoulinante » qui fait appel à la physiologie, à la liquidité organique, voire au registre de la maladie.

 

Une proximité littéraire : contre le naturalisme

Ce que montre par ailleurs Jérôme Solal dans « Anxiété de l’Essence supérieure. Bloy lecteur d’À rebours », c’est que dans « Les représailles du Sphinx », article que Bloy consacre au roman de Huysmans dans le Chat noir en 1884, le polémiste décèle le passage de Huysmans du naturalisme au symbolisme, entendu au sens d’une capacité à « rendre lisibles les enjeux spirituels de l’époque ». Et ce que met en évidence Huysmans, d’après Bloy, c’est l’alternative fondamentale de l’époque : « Aucune illusion n’est plus tenable, il faut goinfrer comme des bestiaux ou contempler la face de Dieu ». Dès lors, l’espace du roman est compris entre ces pôles en tension. Aussi n’a-t-on pas dans À Rebours de lieu à soi, d’espace qui assure une assise à partir de laquelle les personnages pourraient rayonner et avoir un élément de maîtrise ; et Bloy admire alors le fait que Huysmans tente malgré tout de trouver un sens à l’existence. Dans ses réflexions plus tardives sur ce texte de Huysmans, il changera sensiblement d’avis, puisqu’il n’y verra plus qu’un exercice de style nihiliste, sans épaisseur ni profondeur réelle. La sincérité même du cri vers Dieu que Bloy y lisait en 1884 est devenue à ses yeux, en 1903, « un artifice littéraire ».

Jean-Marie Seillan, dans « Léon Bloy fut-il le “pédagogue providentiel” du Huysmans de -bas ? », tente du nuancer l’affirmation de Bloy, qui prétendait avoir inspiré à Huysmans une grande partie de Là-bas. Un examen attentif révèle effectivement de nombreuses traces de la présence ou de l’influence de Bloy dans cet ouvrage : en particulier le thème de l’argent, objet d’une méditation profonde et durable de Bloy, et qu’on retrouve chez les deux auteurs pourvu d’une dimension théologique ; mais aussi l’importance de la providence comme pierre de touche pour l’interprétation d’un monde quasiment débarrassé du hasard – bref, des éléments non naturalistes.

 

Une proximité sociale : contre le journalisme et les bourgeois

Bloy comme Huysmans ont, tous deux, refusé de s’engager définitivement dans le journalisme, comme le rappelle Alexandra Delattre dans « Léon Bloy et Joris-Karl Huysmans, le mendiant et le fonctionnaire. Deux visions du sacerdoce littéraire ». Tous deux accusent le journal de « rabaisser la littérature aux conditions de l’échange marchandé ». Bloy vitupère contre la presse et se condamne à la misère ; il prône l’acceptation sublime de sa pauvreté (ce qui diffère fondamentalement de l’insouciance de la bohème romantique). La mendicité proclamée de celui qui se nomme lui-même le « mendiant ingrat » « permet d’émanciper l’œuvre de l’échange marchand et de la faire renouer avec l’éthique du don désintéressé », et ainsi de « faire entrer celui qui s’en réclame dans l’ordre purement sacrificiel de la pensée chrétienne » comme le remarque à juste titre Alexandra Delattre. Quant à Huysmans, pour lui, seules deux voies s’offrent à l’artiste : la pauvreté ou la prostitution. Aussi choisit-il, à la grande incompréhension de Bloy, de ne pas vivre de sa plume (même si en tant que proche du naturalisme, il a pu partager avec Zola l’idée selon laquelle l’artiste n’avait pas, en droit, à s’exclure de la société). C’est ce qui explique qu’Huysmans en arrive à représenter pour Bloy « cette nouvelle littérature, à la fois religieuse et bourgeoise ».

Pourtant, pour tourner en dérision le bourgeois, comme il est de coutume de le faire à l’époque, Bloy et Huysmans présentent tous deux des personnages éminemment bourgeois. Maud Schmitt, dans « “Des bouquins assez bizarres et assez rigolos”. L’exemplarité du récit bref chez Bloy et Huysmans », analyse deux brefs récits, À Vau-l’eau de Huysmans et Le Frôleur compatissant, tiré des Histoires désobligeantes de Bloy. Elle commence par rappeler que « la narration brève – qui prend alors le nom de nouvelle, de conte, d’histoire ou encore de chronique – est bien souvent la forme privilégiée par des écrivains qui, en donnant dans cette veine légère ou provocatrice dont le public est friand, trouvent un marché pour leurs fictions » en cette époque de décadence fin-de-siècle. Le héros, dans les deux cas, est un petit-bourgeois dérisoire, lancé à la poursuite d’un idéal médiocre : l’un d’un repas acceptable dans un restaurant, l’autre de sa bourgeoise de cœur. Puis, considérant que Folantin, chez un Huysmans encore naturaliste, « met en scène une existence banale et quasi nulle, que seuls de très rares événements traversent », Maud Schmitt reprend à Gérard Bonnet la distinction entre le quotidien et le banal. En effet, dans la nouvelle de Huysmans, le quotidien nous est rendu étranger par le caractère hyperbolique du réel dont prétend rendre compte l’auteur, ce qui permet d’isoler le bourgeois pour le dépeindre. Et chez Bloy, Maud Schmitt relève la saturation d’une isotopie religieuse sur-signifiante, ce qui fait que « le lecteur est contraint de postuler que les notations relevant de l’expérience mystique ne sont pas d’anodines comparaisons destinées à gonfler ironiquement les prétentions de Némorin, et à en souligner ainsi, par antiphrase, la nullité. Elles sont au contraire à prendre au pied de la lettre : Némorin a réellement substitué un idéal terrestre médiocre à un idéal divin, se rendant ainsi coupable d’une monstrueuse idolâtrie et incarnant alors, du même coup, un vice caractéristique de la modernité, selon Bloy ». Chez Bloy comme chez Huysmans, la critique du bourgeois repose ainsi sur la création de types romanesques. C’est par induction à partir d’un cas qu’on estime représentatif, exemplaire, qu’on projette sur le bourgeois – ou un autre type – des qualités. Comme le précise Maud Schmitt, « cette logique thétique est au cœur de la poétique du roman réaliste et naturaliste : le récit ayant pour mission de représenter le Vrai, les personnages ne doivent en aucun cas être extraordinaires. Au contraire, ils doivent être représentatifs de la réalité et des lois universelles – historiques, sociales ou naturelles – qui la régissent ». Mais dans le cas de Huysmans, l’existence de Folantin semble inviter à relire l’histoire comme une mise en fiction d’un aphorisme de Schopenhauer : « Schopenhauer a raison, se dit-il, “la vie de l’homme oscille comme un pendule entre la douleur et l’ennui” ». Pour Bloy, en revanche, le bourgeois défigure le divin en opérant une substitution : « C’est en effet le propre du Bourgeois que de couper les mots de leur référence, privant du même coup le divin de ses moyens d’expression et lui substituant de triviales idoles. Par cette manipulation du langage, le Bourgeois atteint l’Être. »

Dans un article consacré au seul Bloy, « L’économie mystique de Léon Bloy. Critique sociale radicale et catholicisme dans Le Sang du Pauvre », Benoît Gauthier montre que « sur la thématique de la misère, qui est abordée autant par le courant réactionnaire que par le courant socialiste, Bloy adopte une position originale qui combine le scandale socialiste et le fatalisme réactionnaire. Il aboutit à quelque chose qui est moins une philosophie politique qu’une posture existentielle, celle du “mendiant ingrat” attendant la justice sociale de l’Apocalypse ». La vision bloyenne de la société oscille pour ainsi dire entre celle des réactionnaires et celle des socialistes. Des penseurs réfléchissent à ce qui donnera les encycliques sociales, qui proposeront une troisième voie, ni libérale ni socialiste. Bloy rejette toute forme d’économie. L’économie ne tient pas quand il est question de la misère, car Bloy identifie Jésus aux miséreux : « Bloy a une vision pessimiste de la raison. Pour lui la vérité ne se laisse découvrir qu’à travers un réseau complexe de symboles. C’est ce qui ruine la vision économique, fondée sur l’idée que le monde peut être appréhendé par la pensée humaine et décomposé en unités, mis en équation et ordonné », précise Benoît Gauthier. Le pauvre dans la Bible apparaît moins comme un fait social que comme objet théologique. D’où l’inadéquation de l’économie, essentiellement impropre à traiter un théologoumène. Aussi Benoît Gauthier parle-t-il de l’« obscurantisme » de Bloy au sens où la raison seule ne peut rien comprendre et a besoin de la lumière de la révélation. Dès lors, si Bloy se montre un adversaire acharné du capitalisme, c’est qu’au-delà du traditionnel refus du capitalisme comme avatar de l’individualisme issu de la Révolution, la pauvreté est vue comme un problème dont la solution n’est pas politique. Aussi, comme le formule avec bonheur Benoît Gauthier, « plutôt que de se préoccuper de la manière dont les hommes peuvent se partager équitablement les ressources, il faut d’abord s’attaquer au cœur du problème, qui est l’incapacité des riches à réaliser le message évangélique », car la souffrance du pauvre privé du nécessaire est redoublée par le spectacle du riche jouissant.

Ce recueil d’articles de grande qualité et qui feront date est riche de découvertes et abondant en champs d’études indiqués, mais pas encore toujours défrichés. Il vient répondre à des questions qui tourmentaient ceux qui lisent Bloy et Huysmans, en présentant mieux, par exemple, le mystérieux Tardif de Moidrey, l'influence de Bloy sur Huysmans, ou le mécanisme qui fait la force du récit bref.