Si Spinoza n’a pas proposé de doctrine spécifique concernant les arts (arts plastiques, musique…), il reste possible d’élaborer un spinozisme artistique en relisant ses textes de près.

Alors que la pensée du philosophe hollandais Baruch Spinoza (1632-1677) a inspiré de nombreux artistes tels que Johann Wolfgang von Goethe, Henri Heine, Gustave Flaubert, Victor Hugo, Luis Borges, Pier Paolo Pasolini ou Elsa Morante, parmi tant d’autres, on peut se demander si elle a engendré une théorie des arts à laquelle ces artistes se sont référés. Disons une esthétique, en tant que telle, qui ne se résumerait pas à quelques propos, comme ceux que l’on connaît parce qu’ils sont toujours répétés. À savoir notamment ce dernier : « La beauté, mon ami, n’est pas tant une qualité de l’objet considéré que son effet chez celui qui le considère »   .

Une telle esthétique, si elle existe, ne peut pas non plus être réduite à quelques constats, notamment à la connaissance que prend Spinoza des travaux du docteur Tulp, dont Rembrandt a dressé un tableau fort connu : le docteur au milieu de ses observateurs, ouvrant un avant-bras.

Peut-on alors aller beaucoup plus loin et se demander s’il existe dans l’œuvre de Spinoza, soit une esthétique en tant que telle (même si le terme date du XVIIIème siècle), soit plus modestement des considérations esthétiques un peu développées ? Curieusement, la question se pose pour deux philosophes qui habitent à Amsterdam à la même époque, à quelques rues l’un de l’autre : René Descartes et Spinoza. Mais il n’est pas question du premier ici. Encore n’est-ce pas sans intérêt de remarquer encore que ces deux auteurs ne sont pas indifférents du tout aux œuvres d’art, si on veut bien lire les œuvres de très près. Nul d’entre eux, d’ailleurs, ne défend une vie monacale incapable de se réjouir des choses, et ils savent bien tous les deux, quoiqu’à des titres différents, qu’il est important de se recréer sans cesse par les arts. Par exemple, Spinoza écrit : « par les parfums, le charme des plantes verdoyantes, la parure, la musique, les jeux qui exercent le corps, le théâtre, et d’autres choses de même sorte dont chacun peut user sans dommage pour autrui »   . Même s’ils ne se livrent pas entièrement sur les arts, ils ont des accointances avec les peintres et les artisans de leur temps.

Issu d’un colloque déroulé à l’université de Picardie, à Paris I, et à l’École nationale supérieure des Beaux-Arts, en 2014, cet ouvrage publie les articles de 18 auteurs tous spécialistes de Spinoza. Ces actes sont destinés à montrer que chez le philosophe hollandais, les arts au même titre que les sciences sont un moyen nécessaire à la réalisation de la béatitude. En quoi, par ailleurs, ils demandent à être développés en toute liberté, comme le souligne le Traité des autorités politiques (V, 7).

 

 

 

 

La notion d’art

Il n’est pas possible de résoudre le problème posé – savoir l’existence ou non d’une esthétique chez Spinoza, au sens d’une théorie des arts du beau – si on n’éclaircit pas d’abord la notion d’« art ». Le terme garde de ses sources une certaine ambiguïté à laquelle tout lecteur doit demeurer attentif, chez tous les auteurs classiques d’ailleurs. Le terme « art » a plusieurs occurrences, et se décline au singulier ou au pluriel en plusieurs sens. Il est vrai, à cet égard, que chez Spinoza, « art » se parle d’abord au pluriel et désigne d’emblée les techniques plutôt que les arts du beau. Il désigne donc tout à la fois l’art médical ou mécanique, l’art d’éduquer aussi, et tous ces « arts » qui sont définis comme des moyens pour le développement de la raison. Spinoza sait bien que « art », employé dans ce cadre, signale à la fois une technique, une adresse, bref le moyen qui rend facile ce qui est difficile. Évoquant donc les arts, en ce sens, c’est toute la philosophie des capacités du corps sur laquelle insiste Spinoza. Ces capacités mises en œuvre en lui ou hors de lui, de manière innée ou acquise, produisent des actions et des ouvrages aptes à rendre plus puissantes ses pratiques. Elles concernent tout ce qui permet de conserver la vie : labourer, semer, moudre, produire… ainsi que l’entraide entre les humains, dans la mesure où on ne peut les saisir sans apprendre ce qu’est la division du travail.

L’occurrence spécifique qui intéresse les participants de ce colloque, et désormais le public des lecteurs de ces Actes, celle de « beaux-arts », est moins fréquente chez Spinoza. Dans la partie III de l’Éthique   , le philosophe pourtant parle bien de l’art de l’homme dans les édifices, les peintures et choses de cette sorte. Des choses par ailleurs qui peuvent étonner l’esprit après coup. Ce qui le conduit à analyser aussi des arts du point de vue de leur utilité, ceci entendu au sens spinoziste et non pas commercial ou économique du terme. Plus loin   , Spinoza parle directement de musique et de théâtre. Et ceci pour montrer que les arts (ambiguïté cependant du terme) au même titre que les sciences sont un moyen nécessaire à la béatitude. Encore une fois ils requièrent de pouvoir se développer en toute liberté. Et dans le Traité des autorités politiques   , en supplément de la référence précédente, il ajoute que dans une libre république, la meilleure façon de développer les sciences et les arts consiste à donner à quiconque l’autorisation d’enseigner publiquement.

Globalement, avec quelques nuances, ce sont tout de même bien les arts en général qui sont requis : les arts mécaniques, l’art de vivre et les beaux-arts. Ils participent à des titres différents, mais centraux à la cohésion de la cité.

 

Le théâtre et Spinoza

Avant son excommunication, Spinoza vivait, à Amsterdam, dans un quartier où résidaient de nombreux artisans, décorateurs, peintres… Rembrandt lui-même ne résidait pas loin. Une tradition veut d’ailleurs que le jeune Baruch ait inspiré la figure de David jouant de la harpe dans la toile Saül et David. Son ami van den Enden tenait une galerie d’art. Spinoza apprit aussi l’art du dessin en autodidacte. Il n’est donc pas resté enfermé dans les livres et dans sa maison (du moins avant la condamnation). L’éducation juive de l’époque implique qu’on ne peut être savant sans exercer aussi quelques arts.

Parmi les expériences esthétiques directes de Spinoza, on notera son intérêt pour le théâtre. Il a peut-être joué dans des pièces, durant sa jeunesse, probablement dans une transcription de l’Énéide d’après Virgile, dans du Térence… spectacles donnés, à l’école, devant les parents. Il cite volontiers les classiques latins, et certaines des conduites décrites dans son Éthique sont calquées sur celles de personnages de théâtre. Il précise par ailleurs qu’il n’est pas nécessaire que l’homme sage se préserve du théâtre, au contraire.

Ses amis les plus proches étaient engagés dans la pratique et la théorie littéraire. C’est aussi le prétexte dont se saisissent des orateurs du colloque pour opérer un tour du théâtre à Amsterdam à l’époque. Ils analysent l’usage des salles, la présence du théâtre dans les institutions, les recettes connues. Il est vrai que l’institution théâtrale est une entreprise de soutien aux personnes démunies. Souvent l’activité théâtrale se situe à un point d’articulation entre les communautés, où se mêlent des enjeux à la fois politiques, économiques et culturels.

Cela dit, bien au-delà de cette organisation spécifique, il ne faut pas négliger le fait que le théâtre alimente les débats sur la chose publique. Avec ses dialogues, il permet d’évoquer des thèmes complexes et vite récusés. Il donne une certaine latitude aux auteurs et notamment aux auteurs critiques : on peut y proposer des arguments dont l’auteur ne se réclame pas. Il rend possible et parfois efficace la dissociation entre le discours du personnage et la personne légale (l’auteur). Le théâtre participe à l’extension du champ de ce qui est socialement acceptable en termes de discours, du moins.

C’est évidemment de cela que participe Spinoza. Et au-delà de ce point, il est possible aussi de parler de la relation de Spinoza au baroque, qu’il connaît probablement sous une version ibérique. Quoiqu’il en soit, cela lui permet de relier la théorie des arts à sa théorie des affects, d’autant que le philosophe n’aime pas les excès et les invraisemblances, les métamorphoses sans lois, les prodiges sans nature, la création sans puissance réglée, qui demeure celle du baroque.

Reste encore à commenter un autre théâtre : le théâtre d’anatomie. Mais celui-là repose sur un autre aspect : le savoir articulé à la communauté, puisqu’on y présente des travaux médicaux. Il participe du développement des sciences médicales. Non seulement on y ouvre les corps comme des livres, pour en découvrir la fabrique, mais encore on médite sur le caractère criminel des personnes disséquées. Il a une fonction dans le salut de l’âme. Enfin, il permet à Spinoza de critiquer le mode de donner la mort, par échafaud et mise en scène, surtout lorsqu’il s’agit de délit d’opinion.

 

Le beau

Si l’intérêt de Spinoza pour les arts ne fait aucun doute, il n’est pourtant pas tourné vers la constitution d’une théorie des arts, encore moins vers une quelconque hiérarchisation de ses formes ou de ses genres. Il se concentre plutôt sur leur utilité pratique et ce que nous pouvons tirer de leur usage. Notamment, pour le sage, se refaire et se recréer. Les arts donnent des outils conceptuels permettant de déplacer quelques difficultés habituelles.

Les arts plastiques ou la musique ne sont pas d’abord posés ou analysés par le biais du « beau ». Car, dit Spinoza, peinture et architecture, par exemple, ne se donnent pas le beau pour objet premier. Le philosophe commente donc d’abord les arts pour soutenir une théorie de l’artiste dont il se refuse à faire un dieu en miniature, doué de pouvoirs de création quasi divins.

Ce n’est que dans un second temps qu’il se penche sur le goût et les fonctions de l’imagination dans ce cadre. Et, comme les citations précédentes le suggèrent, pour critiquer l’ontologisation du beau, l’idée d’un beau en soi qui serait placé dans les œuvres.

Spinoza indique clairement que les qualités des choses ou des œuvres telles que la laideur, la beauté, l’ordre et la confusion n’appartiennent pas aux corps en soi. C’est le thème de la Lettre à Rober Boyle, citée ci-dessus. De telles qualités ne sont que des idées extrinsèques qui expliquent les corps tels qu’ils se rapportent aux sens humains, et non pas comme ils sont par eux-mêmes. Ce sont donc des qualités qui relèvent de l’imagination. L’attribution de qualités extrinsèques aux corps est plutôt à l’origine de préjugés.

Mais justement, ceci compris, l’exploration du thème par les membres du colloque peut se renverser. Il est possible de ne pas aller de Spinoza aux arts, mais des arts à un regard spinoziste. C’est une approche nouvelle que dessine une partie des communications déployées durant ce colloque. Sur ce mode, un auteur s’attache à la peinture hollandaise, un peu à la manière de Hegel dans son Esthétique (1821). Le travail de Tzvetan Todorov, datant de 1997, est aussi rappelé. Mais le travail le plus efficace porte sur le peintre Pieter de Hooch, un peintre de la vie quotidienne et de l’intérieur hollandais. Il articule différents plans dans les tableaux. D’où l’idée de proposer une lecture de son œuvre à partir de Spinoza, pour faire surgir la question de la complexion de l’individu et avec elle celle de sa formation. Cette lecture insiste sur le fait que, à la manière des tableaux hollandais, l’extériorité peut seule faire connaître l’intériorité (ce que souligne Spinoza dans l’Éthique   ). Notre intériorité est aussi invisible aux autres qu’elle l’est pour nous. C’est de l’extériorité qu’elle émerge. Nous sommes affections.

Reste une dernière question, portant cette fois sur l’éducation esthétique. La philosophie, chez Spinoza, est mise au service d’un perfectionnement de l’humain. Certes. Mais cet élan païdétique qui accompagne toute la réflexion enveloppe-t-il les arts ? Évidemment, puisque le perfectionnement peut conduire au bonheur. Les arts en participent. Ils peuvent même faciliter l’effort de libérer les hommes de la superstition qui paralyse la raison. Le projet artistique concerne toute la forme de l’homme, ce qui est essentiel à l’humain pour qu’il puisse exprimer de manière accomplie ce qu’il est. En un mot, l’éthique, ce n’est pas s’enfermer avec le texte dans un cabinet noir, c’est vivre, jouir, prendre du plaisir, et user de ce plaisir pour mieux comprendre… y compris les arts.