Une biographie exhaustive, qui révèle un auteur plus sensuel que ne l’ont fait la tradition et la légende.

Tous les travaux de recherches sur Tchekhov n’ont pas été traduits en France, et notamment une biographie anglaise qui a surpris les Russes parce qu’elle faisait apparaître certaines falsifications dans une histoire officielle trop idéalisée et tendait à mettre en relief chez l'écrivain un comportement méticuleux et maniaque   . Virgil Tanase, écrivain roumain installé à Paris, n’a pas ouvert des archives ignorées pour son essai qui paraît dans la collection de poche "Folio / Biographies". Ce n’en est pas moins un très beau livre, une synthèse de ce que l’on sait en Russie, en France et ailleurs, écrite dans un style très sensible et avec ce regard d’un auteur familier des pays de l’Est.

Tchekhov, le doux et tendre Tchekhov est issu d’une époque et d’une société terrifiantes. Son grand-père était un serf, c’est-à-dire un esclave sans chaînes, qui put acheter sa liberté. Son père, petit commerçant, frappait à longueur d’année ses sept enfants pour mieux les préparer à la vie et leur enseignait l’art de tromper les clients. Comment Anton, qui passait pour l’un des enfants les moins doués de la tribu, réussit d’abord à faire vivre les siens dès l’âge de seize ans et à devenir l’immense figure que l’on sait ? Par sa persévérance et son dévouement infini. Son frère aîné passait pour le fils le plus doué pour la réussite et l’un de ses autres frères avait un talent de peintre qui promettait. Anton n’avait apparemment que peu de dons ! Mais le frère aîné, qui s’annonçait comme l’écrivain de la famille parce qu’il publia tôt de petits contes dans les journaux, ouvrit cette porte à son frère. À une époque où la presse était multiple, il y avait là de l’argent à gagner, si on respectait les règles du genre – un sens de l’observation, une ironie tempérée par un peu de prudence. Les récits d’Anton plurent aux rédacteurs en chef ; on lui demanda de plus en plus de textes, sans que celui-ci pense une seconde que l’écriture constituerait sa vie.


Écrivain malgré lui

Sauvé d’une grave affection par un médecin bienveillant, il choisit de faire ce métier et lutta pied à pied pour réussir de difficiles études de médecine. Devenu docteur, il s’établit à Moscou et rendit de nombreux services aux défavorisés. Mais il devait s’apercevoir, presque avec stupeur, qu’il était déjà très estimé dans les milieux littéraires. On le considérait comme un futur écrivain important et sa notoriété naissante lui avait totalement échappé ! Il quitta la médecine, continua avec plus d’ambition et s’attaqua au théâtre, qui rapportait plus d’argent que le roman. Ses pièces, comme Oncle Vania, Les Trois Sœurs, lui parurent désastreuses et il s’excusait de leurs défauts ! Les chefs de troupes et les acteurs (le grand Stanislavski en tête) ne manquèrent pas de lui dire qu’elles étaient confuses et injouables. Mais il fallait bien monter de temps à autre de nouveaux textes. A chaque fois, la pièce démarrait mal, immédiatement dépréciée par les professionnels et la critique ; puis le vrai public venait grossir les rangs des spectateurs et faisait un triomphe à ce qui était donné perdant.

Mélancolique ami du genre humain, Tchekhov devint riche, aida des centaines de personnes démunies, séduisit beaucoup de femmes, finit par choisir une épouse, Olga Knipper, parmi les comédiennes qu’il charmait, vécut en Crimée pendant que sa femme jouait à Moscou, lutta contre la tuberculose qui l’accablait régulièrement et perdit la partie en mourant à quarante-quatre ans, lors d’un voyage qui devait lui redonner quelque force, en Allemagne.


Un théâtre de pur théâtre

Il avait rêvé, encore jeune, de se confronter à la grande littérature, à l’épique et au philosophique d’un Dostoïevski ou d’un Tolstoï (dont il fut l’ami). Mais il comprit peu à peu que sa vérité était dans l’intimité et les secrets minimaux de chacun. Il réinventa le genre dramatique par ce petit bout de la lorgnette, qui est une ouverture immense ! Tanase a-t-il raison de dire que c’est "un théâtre qui ne veut rien dire" ? Il entend par là qu’il n’y a pas de message, que c’est un théâtre de pur théâtre. Mais, bien sûr, ces œuvres veulent dire quelque chose en refusant d’exprimer une thèse sociale ou une philosophie ! L’ouvrage procure l’impression d’une série de tableaux où toutes les touches et toutes les lumières seraient délicates et exactes. C’est un parcours dans l’Histoire opéré par quelqu’un qui rejoint son modèle grâce à une culture commune, ou tout au moins très proche. On y trouvera aussi des informations nouvelles, surtout la mise en lumière d’une vie sexuelle intense : Tchekhov drague énormément, a beaucoup recours aux prostituées, séduit plusieurs actrices à la fois ! Voilà une chose que l’auteur de La Cerisaie a cachée et surtout non transposée dans ses personnages, plus sentimentaux que sensuels. Il y a quand même des portes restées fermées dans la maison Tchekhov, et Virgil Tanase a pu en ouvrir quelques-unes.


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