Musique et utopie à travers 75 auteurs de la Renaissance au XIXe siècle. Une approche à la fois synthétique et exhaustive des liens entre musique et pensée sociopolitique.

Il y a des ouvrages qui impressionnent par la puissance argumentative qu’ils développent, par l’ampleur de leur projet, par l’ambition intellectuelle qu’ils atteignent et par le style qu’ils emploient. Le dernier ouvrage de Joël-Marie Fauquet figure d’emblée dans cette catégorie à laquelle peu prétendent en raison d’une virtuosité intellectuelle de grande ampleur seule accessible à ceux qui franchissent les seuils épistémologiques et les barrières disciplinaires. Débutée en 2003 selon les dires de l’auteur, cette recherche dont on réalise rapidement l’ampleur phénoménale confronte brillamment l’objet musical à l’histoire des idées. Le thème de l’utopie se prête ainsi à une analyse d’ordre historique, esthétique, musicologique et philosophique que Joël-Marie Fauquet relève avec brio.

L’analyse de Joël-Marie Fauquet prend comme point de départ l’Utopia de Thomas More (en 1516) et comme point d’arrivée l’Euphonia d’Hector Berlioz (en 1844). Cette traversée séculaire du monde des idées tel que les penseurs et musiciens l’envisagèrent chacun à leur manière dresse le portrait de soixante quinze utopies qui situent l’art musical dans un univers idéal où la communauté humaine ambitionne d’atteindre l’harmonie.

La Cité idéale, l’Arcadie, l’âge d’or, le périmètre de l’île où se déploie l’essence sonore de l’utopie, : ce sont là quelques-uns des thèmes abordés dans la première partie de l’ouvrage. Les suivantes prolongent l’analyse de ce qui relia les musiciens aux philosophies de leur temps. Les figures de Casanova, de Cyrano de Bergerac, le mouvement des Saint-simoniens font surgir divers concepts et mouvements littéraires qui accordent à la musique une place de choix.

Le thème de la fête abordé dans un troisième temps met en lumière les usages pédagogiques et politiques de la musique, vecteur d’un « didactisme civique » dont la Révolution française cernera les enjeux. Dans une quatrième partie, l’auteur part de la pensée de Francis Bacon qui s’évertua à partir du mythe de l’Atlantide à dessiner les contours d’une géographie imaginaire où se jouait l’utopie du modernisme. L’auteur se penche notamment sur la vision de la Cité idéale selon Tommaso Campanella et finit par aborder le cas de Balzac avec son personnage imaginaire de Paolo Gambara, le compositeur fou.

Les thèmes des instruments utopiques et des modes d’organisation de l’orchestre sont également abordés jusqu’à la clôture chronologique du sujet marquée par le « Concert à la vapeur » de Grandville (1843). Dans un cinquième temps, Joël-Marie Fauquet se penche sur le cas de Charles Fourier (le « prophète de l’harmonie ») et de l’école sociétaire où harmonies sociale et musicale se juxtaposent par essence. Membres de « l’unité naturelle », les musiciens occupent une position clef dans l'édifice collectiviste de Fourier. Dans la perspective fouriériste, il revient à Émile Chevé de concevoir un nouvel enseignement de la musique au profit du plus grand nombre.

En sixième étape de sa démonstration, Joël-Marie Fauquet aborde le projet de la ville musicale selon Berlioz. Après la genèse de cette « musicopole » qui laisse voir la portée visionnaire de l’espace musical tel que l’auteur de la Symphonie fantastique le conçoit, l’on se plonge dans l’œuvre de Berlioz pour y trouver les témoignages musicaux de son adhésion à l’utopie. La reconstitution de l’ « utopographie euphonienne » conduit à s’interroger sur les singularités de la vision berliozienne (notamment le rapport entre les hommes et les femmes, la définition de l’espace sonore, les caractéristiques des fêtes, l’usage des technologies, etc.). L’auteur rappelle à quel point Berlioz attribue à la littérature une fonction préalable et qui anticipe la composition musicale à laquelle on ne saurait le réduire.

Au travers de ce parcours thématique d’un peu plus de 400 pages que complètent un index, une solide bibliographie et quelques documents iconographiques, Joël-Marie Fauquet retrace remarquablement l’union entre musique et utopie de l’âge classique jusqu’au temps du socialisme. À n’en pas douter, cette rigoureuse démonstration constitue un jalon essentiel et exceptionnel dans l’exploration de ce qui lie la musique à son présent.