Marie Moutier-Bitan signe aux éditions Passés composés "Les Champs de la Shoah" et revient avec nous sur les enjeux de ce travail.

Doctorante en histoire à l’EHESS, Marie Moutier-Bitan a travaillé pendant dix ans comme chercheuse dans l’association Yahad – In Unum. Elle a publié un premier ouvrage en 2014, les Lettres de la Wehrmacht (Perrin), publié en onze langues.

Nonfiction.fr : Votre livre est le résultat de dix années de travail et de nombreuses visites sur les sites d’extermination. Le lecteur a ainsi le sentiment de vous suivre le long du Dniestr ou d’apercevoir le château de Kamenets-Podolski. Comment avez-vous conduit vos recherches ?

Marie Moutier-Bitan : Depuis dix ans, je travaille aussi bien sur des fonds d’archives fort divers que sur le terrain. Avec l’association Yahad – In Unum, j’ai effectué plus d’une vingtaine de séjours de recherche dans les campagnes post-soviétiques. Outre la rencontre avec les anciens voisins des victimes juives, j’ai pu m’imprégner des lieux et découvrir les toutes dernières traces de la vie juive dans ces contrées avant la guerre. Mêler recherches dans les archives, histoire orale, enquête de terrain m’a permis d’approcher au plus près, à l’échelle la plus basse, l’histoire de la Shoah à l’Est, à hauteur d’homme.

 

Nonfiction.fr : Les exécutions ont commencé dès le début de l’opération Barbarossa. Comment expliquer cette coordination ?

Marie Moutier-Bitan : Dès le 22 juin 1941, des unités nazies engagées à l’Est ont intégré le fait que tuer des Juifs revenait à faire la guerre à l’Union soviétique, convaincus qu’avec la destruction du « judéo-bolchevisme », ils viendraient à bout de ce régime en peu de temps. Les premières victimes juives sont fusillées à Sokal, quelques heures après le déclenchement de l’Opération Barbarossa. Dans les jours qui suivent, Himmler et Heydrich, qui sont sur le terrain, exhortent les Einsatzgruppen à plus de rapidité de mouvements et davantage d’exécutions de Juifs.

 

Nonfiction.fr : Tout au long du livre, vous présentez la participation zélée des populations locales qui devancent parfois les demandes allemandes, comme sur le Dniestr. L’antisémitisme exacerbé dans ces régions est-il la seule raison du rôle joué par ces populations ?

Marie Moutier-Bitan : Les pogroms qui éclatent en juillet 1941, on le sait maintenant grâce aux archives, ont été ordonnés et encadrés par les Allemands. Néanmoins, une partie de la population locale se montre particulièrement zélée. Dans la mesure où l’extermination des Juifs dans les territoires soviétiques occupés se déroule dans les villages (les bourreaux allemands se rendent aux victimes, et non l’inverse comme c’est le cas pour les Juifs d’Europe de l’Ouest), le panel d’implication des voisins est très large : participation aux massacres, aux pillages, dénonciation, réquisition pour creuser et combler les fosses, mais aussi, même si les cas sont rares, aide et sauvetage.

 

Nonfiction.fr : Vous livrez des portraits glaçants de certains bourreaux qui remplirent leur mission tout en s’amusant, comment vous êtes-vous préservée en tant qu’historienne et personne face à une telle horreur ?

Marie Moutier-Bitan : C’est précisément mon métier d’historienne qui me permet une certaine distance face aux horreurs relatées dans les archives ou dans les récits oraux des survivants ou des témoins. La volonté d’établir les faits était une priorité. Écrire cette histoire de la Shoah à l’Est et la transmettre à travers cet ouvrage m’a permis aussi de m’en libérer.

 

Nonfiction.fr : Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, la présence juive disparait de nombreux villages. Qu’en est-il pour ceux qui sont restés ? Les Juifs pouvaient-ils encore vivre aux côtés de villageois restés passifs ou même ayant participé à l’extermination ?

Marie Moutier-Bitan : Si beaucoup sont partis à la fin de la guerre, des survivants sont également restés dans leur village d’origine, où toute leur famille a été massacrée. Ceux que j’ai rencontrés étaient des enfants et n’avaient nulle part où aller. Malheureusement, beaucoup ont dû faire face à la suspicion d’avoir survécu.