Afin d’expliciter la théorie de Judith Butler, selon qui l’idée de différence sexuelle relèverait d’une idéologie naturaliste, cet ouvrage déploie une conception matérialiste du féminisme.

Le sexe définit-il une nature de la femme ou de l’homme, à laquelle chacun devrait se tenir ? Peut-on fonder une quelconque identité sur l’autorité suprême de la nature ? Le plus souvent, le sexe est rapporté au sexe : le statut des individus est rapporté aux marqueurs physiques différenciés du masculin et du féminin. En quoi on le renvoie à une nature, tandis que, dans le même temps, on renvoie le genre à la culture. Pourtant, là ne s’arrête pas la distinction des critères de sexe et des critères de genre.

Il est en fait réducteur de rapporter le sexe à des « faits » anatomiques et le genre à une construction sociale qui renverrait au conditionnement social des comportements genrés. Certes, les premières féministes (Olympe de Gouges ou Simone de Beauvoir par exemple) ont pu suivre ce mode de raisonnement, au point de revendiquer l’égalité des droits entre hommes et femmes sous le prétexte du caractère lacunaire de l’universalisme démocratique. Il en résulte que si le sexe est un fait indépendant de ce qu’on peut en dire ou en connaître, alors il n’est pas interrogeable. On persiste à en faire une nature.

Pourtant, on le sait aussi, le sexe fait l’objet d’un vaste spectre d’oppressions juridiques, politiques, économiques et symboliques. Concernant le féminin, on connait par exemple le déni du génie artistique féminin chez Jean-Jacques Rousseau, lorsque dans la Lettre à d’Alembert, en 1758, il l’explique et le justifie par la différence physiologique fondamentale que la nature a introduit entre les sexes, différence qui détermine son incapacité à faire des vers, des romans et des tableaux. Le sexe est bien lié à l’exploitation du travail domestique des femmes, aux mécanismes culturels et politiques d’exclusion des personnes homosexuelles, etc. De là l’idée de relier le sexe à des productions discursives, il n’y a qu’un pas. Ce qui revient à s’attaquer au caractère soi-disant irréfutable de la réalité matérielle du corps, en tant qu’hétérosexué.

Si on peut montrer que la « réalité naturelle » du sexe est elle-aussi édifiée culturellement, par une production discursive (opposant par exemple l’énergie virile et la mollesse féminine), alors cette « réalité » n’est plus un fait, et peut devenir un objet de recherche, y compris sur la manière dont l’idée de « fait » vise à masquer les processus qui constitue ces prétendus « faits » en forme binaire (viril/féminin). L’assignation au corps d’un individu d’un statut sexué dès sa naissance est à mettre en rapport avec la manière dont notre culture et nos discours façonnent les « faits » et dessinent le contour des phénomènes observables : majesté/douceur, valeur/modestie. Aucun fait n’est indépendant de la manière dont il est « dit ».

Conséquence : il faut étudier sérieusement l’existence matérielle des idéologies, le discours ne se contentant pas de traduire la réalité, mais l’inventant. Le discours produit tout à la fois l’ordre des choses et la règle d’organisation de cet ordre. C’est ce que montre cet ouvrage, organisé autour de la pensée de Judith Butler, et notamment son geste « matérialiste ».

 

Judith Butler (1956, Université de Berkeley)

Et si on comprenait ceci : le genre constitue un ensemble de normes qui nous incitent à adopter une attitude corporelle et discursive, selon un partage binaire. C’est un mécanisme social qui régule le rapport au corps, et la classification des individus. Chacun d’entre nous tente de correspondre de manière mimétique à un idéal de genre. Dès lors, appliquée au sexe, cette conception changerait notre regard. Bien sûr, ces questions sont restées longtemps interdites de séjour dans l’espace public français. Elles menaçaient, disait-on, l’unité de la nation et l’universalisme républicain, identifiés à l’harmonie entre les sexes. Pourtant, une philosophe américaine a bouleversé ces termes de débat et rendu audible une autre version de ces phénomènes.

Cette philosophe américaine publie en 1990 un ouvrage essentiel : Trouble dans le genre (Gender Trouble, traduit seulement en 2006, aux Éditions La Découverte). Elle y défend l’idée d’une production de la matérialité corporelle par le discours. Elle y refuse les définitions substantielles, naturalistes, du sexe, au profit d’une théorie queer, une théorie qui lutte contre l’homophobie par une déconstruction radicale du modèle binaire de l’identité sexuelle imposé par le régime normatif de l’hétérosexualité. Elle opère la critique des catégories d’homme et de femme qui naturalisent l’identité sexuelle, et prône la multiplication des genres. Le sexe serait donc plutôt construit par le genre, thèse centrale en ce qu’elle constitue la seule manière de le dénaturaliser. C’est par la répétition performative de pratiques signifiantes que s’institue l’identité sexuelle de chacun.

Comment mesurer la portée du travail de Judith Butler ? La catégorie de « sexe » ne décrit pas la réalité naturelle de la différence de l’homme et de la femme, car elle relève d’une construction discursive produite par les normes hétérosexistes du genre (qui inclut la domination masculine). Le sexe n’apparaît comme un fait de nature qu’à partir de la construction sociale de la différence sexuelle. Butler ébranle ainsi le présupposé selon lequel la différence sexuelle relèverait d’un fait antérieur au discours, de son inscription biologique dans la matérialité des corps. Car, encore une fois, si le sexe est un fait, il n’est pas interrogeable.

 

Un parti pris : une pensée politique matérialiste

Ce qui intéresse Audrey Benoit, ancienne élève de l’ENS Ulm, agrégée et docteur en philosophie, ce n’est pas seulement de défendre Judith Butler en explicitant sa thèse. C’est aussi de confronter cette dernière aux résistances rencontrées, de telle sorte que le débat s’anime. Et au plus central, elle articule son propos à une épistémologie, une théorie de la scientificité, portant sur les notions de « réalité », de « fait », de « discours ». Une théorie qui se revendique du matérialisme. En effet, elle découvre dans les arguments déployés par ceux qui critiquent Butler (notamment Christine Delphy et Nancy Fraser) une manière de poser la « réalité » qui mérite examen. Les critiques de Butler s’expriment au nom d’une conception empiriste naïve de la matière, ici du corps. Cette conception différencie le matériel et le discursif, la pratique et la théorie. Au point qu’elle fait du discursif une simple chambre d’écho de la réalité.

Audrey Benoit montre ainsi que la thèse matérialiste de Judith Butler vise à penser solidairement le féminisme et la subversion de l’identité. Et justement, les principales critiques adressées à Butler concernent son supposé déni de la matérialité du corps. La plupart de ces critiques butent sur l’écueil du « fait ». Or, la réalité du corps, pour Butler, qu’il ne s’agit pas de nier, est l’effet de régulations sociales et d’assignations normatives.

S’agit-il d’un dialogue de sourds ? En examinant ce différend, Benoit insiste sur l’impossibilité de négliger de s’intéresser au discours comme force de production des normes qui régulent les rapports sociaux. C’est aussi dans le discours que sont produites les conditions matérielles de l’existence sociale. La matérialité de l’existence sociale est aussi une réalité discursive. Et dans le cas de Butler, un matérialisme queer, insistant sur la production de la nature et du corps. Toute « réalité » est toujours investie, traversée et constituée par du discours.

 

La philosophie française des années 1960

En ce point, le débat devient plus épistémologique que proprement féministe. L’épistémologie, la conception du réel, du fait, des phénomènes, prend une place décisive dans les débats. Benoit a raison de tenter d’établir les positions des unes et des autres, puisque ces dernières sont la clef d’une conception du féminisme et de la lutte des femmes.

Benoit n’y vient pas de manière artificielle. Judith Butler se nourrit de la pensée épistémologique des années 1960. Elle puise une partie de son inspiration dans la pensée de Louis Althusser (1918-1990) et de Michel Foucault (1926-1984). Notamment les notions d’assujettissement et de discours, plus importantes, on le sait, que l’absorption de ces penseurs dans le « structuralisme ».

L’enjeu ? Ce sont les tentatives matérialistes engagées pour penser la construction conceptuelle du donné par le discours. Par conséquent la question de la réalité, traduite ici dans la question du « fait » naturel du corps « masculin » ou « féminin ». Dans la plupart des cas, on se soumet à l’idée selon laquelle la réalité est donnée, et toujours déjà présente avant le discours. Le discours se contenterait d’en témoigner ou d’en énoncer les caractéristiques. Il s’agit là d’une attitude empiriste. L’attitude empiriste naïve consiste à se rapporter au phénomène comme si la connaissance logeait en lui et qu’il suffisait de l’en extraire. Elle place la théorie et la réalité en vis-à-vis, et affirme que le discours n’est que la copie de la réalité.

Or, on le sait depuis les travaux des épistémologues modernes, extrêmement bien étudiées dans plusieurs chapitres de cet ouvrage, le réel est construit. C’est la connaissance (elle-même articulée en théorie et pratique) qui configure ses objets. En ce sens, Louis Althusser a développé une approche matérialiste du discours fondée sur une épistémologie constructiviste de l’abstraction. Le discours est espace de production des objets de connaissance. Et Michel Foucault a établi une archéologie, dont l’ouvrage Les mots et les choses (1966) est le chef-d’œuvre ; il a produit de nouveaux objets de savoir en modifiant le discours usuel permettant d’envisager le pouvoir politique. Au passage, il convient de rappeler que tous les deux, dont les divergences sont cependant étudiées par Benoit (notamment sur la fonction revêtue par l’État) trouvent leur impulsion dans les travaux de Georges Canguilhem (1904-1995) (et le constructivisme de Gaston Bachelard, 1884-1962). À cela s’ajoute que Foucault a montré lui aussi que la notion de sexe est une unité artificielle dont la création correspond à un objectif de régulation et de contrôle social. Cette notion a, selon ce philosophe, permis de regrouper des éléments anatomiques, des fonctions biologiques, des conduites, des sensations, des plaisirs, en une unité fictive.

Le parcours de cet ouvrage est très large, comme on peut le voir. Mais à juste titre. La question de l’émancipation des femmes ne peut se résoudre à prôner une quelconque « bonne volonté » ou à déployer de simples concessions. Elle engage toutes les réflexions soulignées ci-desssus. Et elle ne peut se réduire à des revendications identitaires. Elle ne peut non plus se satisfaire d’un matérialisme empiriste, pas plus qu’elle ne peut se dissoudre dans un marxisme économiste. L’idée de Butler/Benoit d’insister sur le pouvoir d’objectivation des normes hétérosexistes, la production performative de la matérialité du sexe, est donc décisif.