Un travail épistémologique de fondation de black studies à la française, tâchant de définir avec précision ce que c’est que d’ "être noir".

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Il existe en France davantage d’ouvrages sur les Noirs américains que sur les Noirs français. Et pourtant, l’ancienneté de la conscience de couleur nous a été récemment rappelée par la disparition d’Aimé Césaire, qui fondait dès les années trente le concept de négritude. Ce que les médias appellent désormais pudiquement la "question noire".

Pap Ndiaye se lance dans un travail épistémologique de fondation de black studies à la française, tâchant de définir avec le plus de précision possible – afin d’éviter tout procès en communautarisme – ce que c’est que d’ "être noir". Ni une biologie, ni une essence, nous dit Ndiaye, mais le produit d’un rapport social. En somme, on ne naît pas noir, on le devient. Retour à Césaire, pour qui être noir, c’était appartenir à un groupe qui avait subi les pires violences de l’histoire, à un groupe qui souffrait encore d’être marginalisé et opprimé.


Penser la race

Le premier chapitre est le plus théorique. Il discute la notion controversée de "race" telle qu’elle est employée dans les sciences sociales. Pour combattre le racisme, il faut penser la race, cette "représentation honteuse des imaginaires modernes". Pap Ndiaye nous invite à considérer les groupes racialisés en tant que leurs membres partagent des expériences discriminatoires communes. Il défend la légitimité d’une approche par la race qui ne peut se fondre, comme une certaine classe politique de gauche nous y inviterait, dans une approche globale de réduction des inégalités sociales. Joe Feagan a justement montré que les classes moyennes noires subissaient aussi des formes de racisme et de discrimination, et pas seulement le prolétariat des ghettos. Pap Ndiaye distingue les identités choisies, qui font référence aux multiples manières dont les personnes se définissent elles-mêmes, mille-feuilles identitaires que les sujets de ces entretiens décrivent, de l’identité prescrite qui désigne la manière dont les personnes sont vues par les autres. La distinction n’est pas étanche : cette détermination de l’extérieur peut influer sur la manière dont on se perçoit. Les médecins antillais qui venaient à Paris dans les années 1920 se découvraient "noirs" dans les yeux des ouvriers parisiens qui les tutoyaient.

À la suite de l’anthropologue Clifford Geertz, Pap Ndiaye établit une distinction entre les identités noires épaisse et fine. Par identité épaisse, il signifie une identité fondée sur une culture, une histoire, des références communes, tout ce qui peut être partagé par un certain nombre d’hommes à l’exclusion de tous les autres. Quant à l’identité fine, elle délimite un groupe qui n’a en commun qu’une expérience de l’identité prescrite, celle de Noir en l’occurrence, qui a été historiquement associée à des expériences de domination subie. Cette notion d’identité fine lui paraît pertinente pour caractériser les populations noires dans leur petit dénominateur commun : le fait d’être considérées comme noires, avec un ensemble de stéréotypes attachés à elles. On pense une nouvelle fois à Césaire : "la négritude est une réaction au racisme blanc." L’apport le plus original de l’ouvrage de Pap Ndiaye est de se situer dans une perspective minoritaire, en ce qu’il considère les Noirs de France sous l’angle de leur minoration. Il n’y aurait donc pas une "communauté noire" – produit du "communautarisme" de personnes se repliant sur un groupe supposé d’origine – mais bien une "minorité noire", produit d’une expérience sociale partagée selon le marqueur socialement négatif de la peau noire. Ce lien est ténu – il ne réduit pas les différences culturelles entre Antillais, Maliens ou Camerounais – mais il est indubitable.

Le deuxième chapitre porte sur le colorisme, c’est-à-dire sur les hiérarchies sociales qui existent depuis l’esclavage entre les personnes noires selon leur degré de mélanine. Pap Ndiaye réfléchit à la corrélation entre couleur de peau et position sociale, au-delà de la distinction sociale entre "noir" et "blanc". Il évoque les stratégies d’éclaircissement, parlant d’une "norme chromatique". Cette question, déjà explorée aux États-Unis et dans la Caraïbe, n’avait jamais été posée dans le cadre français métropolitain. Contrairement à ce que l’on pense couramment, la France n’a pas toujours été ce pays du métissage que l’on décrit aujourd’hui. En mars 1916, les autorités établirent des hôpitaux ségrégués pour les tirailleurs sénégalais, dotés d’un personnel masculin. La peur du mélange des races, du métissage, omniprésente dans le monde colonial, s’est alors déplacé en métropole.

Le troisième chapitre présente une histoire synthétique des populations noires en France depuis le XVIIIe siècle, sans évidemment prétendre à l’exhaustivité. Pap Ndiaye entend ne pas tomber dans le piège qui consisterait à réduire l’histoire des Noirs à celle du racisme, de même que l’histoire juive n’est pas seulement celle de l’antisémitisme. Il a également le mérite de placer cette présence noire dans l’histoire de la longue durée. Il reconnaît qu’un certain nombre de questions exigeraient des travaux plus poussés : dans quelle mesure, par exemple, la colonisation de l’Afrique a-t-elle entraîné la naissance d’un courant migratoire des Noirs africains vers la métropole à la fin du XIXe siècle ?


Pour combattre les discriminations racistes

De nombreux ouvrages ont été consacrés à la question du racisme, mais l’intérêt de celui de Pap Ndiaye est d’évoquer les particularités du racisme anti-noir. Son quatrième chapitre accorde une place importante au sport et à sa médiatisation, qui est le vecteur de diffusion de préjugés racistes. Le rapport au national est également déterminant pour comprendre la spécificité du racisme anti-noir. Pap Ndiaye estime qu’à la différence d’un pays comme les États-Unis, le racisme anti-noir de France a rejeté les personnes visées en dehors de la communauté nationale. L’ingroup "national blanc" s’opposerait à un outgroup "étranger noir". Le diagnostic de Pap Ndiaye est pertinent. Nous avons encore aujourd’hui à nous battre contre ce préjugé selon lequel être français, cela se voit. Mais il ne faut pas oublier que le racisme américain a longtemps rejeté les Noirs comme n’étant pas américains – "Go Back to Africa, Negroes", pouvait-on lire sur les pancartes des militants du Klan. Il est vrai cependant que le combat des Noirs américains s’est fortement inscrit dans une perspective nationale. Martin Luther King écrivait de sa geôle de Birmingham : "Notre destinée est liée à la destinée de l’Amérique. Avant même que les Pèlerins débarquent à Plimouth, nous étions déjà là." Il y a là une différence historique majeure avec la France. Au moment où, dans les années cinquante, les Noirs américains arborent le drapeau américain dans leurs manifestations – en dépit du fait que les racistes blancs tentent de leur arracher des mains –, les Noirs en France sont engagés dans une lutte anticolonialiste qui les conduit précisément à sortir du cadre français et donc à conquérir le droit de créer d’autres drapeaux : celui de la Guinée, du Sénégal, ou même de la Martinique pourtant départementalisée (émergence de l’idée de nation martiniquaise). Quand les migrants africains et antillais arrivent en métropole, ils constituent des associations qui reprennent les identités du pays d’origine. L’idée d’un mouvement noir de France appartient désormais au passé des années vingt et trente.

"Le problème noir n’est rien d’autre qu’un test concret des principes fondateurs de la grande république." Cette citation de W. E. B. Du Bois, exergue du cinquième chapitre, rappelle que parler de la conscience de couleur, c’est parler de notre manière d’être ensemble, au sein d’une République où l’impensé de la race a longtemps dominé. Pour Pap Ndiaye, la "lutte contre les discriminations" est à distinguer de la "lutte contre le racisme". Si la seconde est l’affaire des enseignants – car elle est touche aux préjugés – la première doit être résolument celle des juges, car on ne saurait faire reposer le respect de la loi sur l’évolution des mentalités. Pour fonder objectivement le caractère discriminatoire de l’inégalité de traitement, la technique statistique est indispensable. Or, la politique menée par la Haute Autorité de lutte contre la discrimination et pour l’égalité (HALDE) est hostile à toute catégorisation ethno-raciale. La société française s’interdit donc de lutter contre les discriminations qu’elle génère, sans proposer d’alternative. Pire : elle incrimine – comme "communautaristes" – ceux qui entendent faire reconnaître la spécificité des discriminations racistes, comme si la "racialisation" émanait de ceux qui en était les victimes. Pap Ndiaye insiste sur le fait que la nomination de plusieurs ministres issus des migrations post-coloniales ne saurait tenir lieu de politique. Il regrette que ne se soient pas engagés des actions structurelles contre les discriminations. Ces nominations risquent de participer d’une politique de tokenism, c’est-à-dire d’inclusion très limitée de minorités visibles dans les cercles de pouvoir afin de donner l’illusion de la diversité.


La cause noire entre solidarité locale et universalisme

Dans le film de Stanley Kramer, Devine qui vient dîner ? (1967), le personnage qu’incarne  Sidney Poitier s’oppose à son père qui refuse qu’il épouse une femme blanche : "Tu penses en homme noir, moi je suis un homme." Mais pour que cette posture universaliste puisse être adoptée par le fils, n’a-t-il pas fallu le combat du père, contre une injustice inscrite dans une époque et sur un territoire particulier ? C’est cette question de l’articulation entre l’expérience noire et la condition humaine que pose Pap Ndiaye dans ce dernier chapitre. Il trace un historique des formes de solidarité entre Noirs. Il analyse ensuite les principes théoriques sur lesquels a pu se former la solidarité noire, afin d’évaluer sa pertinence dans la France contemporaine. Il rejoint le premier chapitre en ce qu’il propose une solidarité noire fondée sur l’identité fine des expériences et des intérêts communs, plutôt que sur l’identité épaisse des origines et des cultures. Ce sont bien ceux qui discriminent, et non ceux qui sont discriminés, qui divisent la communauté nationale. Or, la ruse de l’idéologie "anti-communautariste" consiste à condamner comme "raciste" la solidarité antiraciste, en ce que cette dernière pointe la spécificité de l’oppression qu’elle subit. Si l’on est victime en tant que noir, c’est en tant que noir que l’on est contraint de se battre – quand l’impensé de la race conduit à l’occultation de la discrimination raciste – même si ce combat va au-delà de cette solidarité particulière, pour toucher à l’universelle exigence d’égalité. Comme l’écrivait Sartre, un juif, blanc parmi les blancs, peut nier qu’il soit juif, se déclarer homme parmi les hommes. Mais le noir ne peut nier qu’il soit noir ni réclamer cette abstraite humanité incolore. La question posée par Pap Ndiaye rejoint, une nouvelle fois, l’œuvre de Césaire : comment la négritude transcende le sort des Noirs dans la société, pour embrasser la condition plus généralement faite à l’homme par cette société. Il est aisé de louer l’universel et de dénoncer toutes les formes d’oppression. Mais lorsque que l’on circonscrit cette oppression dans le temps et dans l’espace, que l’on nomme la victime, et donc les coupables, le propos apparaît moins consensuel. En somme, peut-on rendre hommage à Césaire, ce "nègre fondamental", et stigmatiser ceux qui estiment, à l’instar de Pap Ndiaye, qu’il est légitime de questionner le sort des Noirs de France, ici et maintenant ?

L’entreprise de Pap Ndiaye s’inscrit avec beaucoup de force et pertinence dans la continuité de l’ouvrage fondateur de William Cohen – Français et Africains. Les Noirs dans le regard des Blancs –, publié en 1980, du Paris noir, publié en 2001, et de notre France blanche, colère noire, publié en 2006.  Ces ouvrages ne doivent pas rester des incongruités au sein d’un monde universitaire qui s’obstinerait, comme le dit Achille Mbembé, à ne pas penser la race. Pour qu’ils puissent être suivis de nombreux travaux de recherche, il faudrait une révolution académique, dans le sens de la constitution de départements d’étude des minorités au sein des universités françaises. Pap Ndiaye montre que tout est affaire de volonté politique, après avoir démontré de manière convaincante la légitimité de cet objet scientifique. 


* À noter : Pap Ndiaye (La condition noire) et François Durpaire (France blanche, colère noire) sont invités par le forum de la Fnac Etoile-Ternes ce mardi 29 avril à 17h30.

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Crédit photo : lebeaupinagnes / flickr.com