Contre le modèle social en vigueur, Bertrand Quentin veut recentrer le handicap sur le mode d'exister de la personne en souffrance.

Bertrand Quentin, docteur en philosophie et Maître de conférences à l'université de Marne-la-Vallée est directeur du LIPHA (Laboratoire Interdisciplinaire d'étude du Politique Hannah Arendt). Il a publié en 2013 La philosophie face au handicap.

Si, pour une grande majorité, la vision du handicap reste aujourd'hui stigmatisée, la notion de handicap a fortement évolué au fil du temps. De manière générale, le terme handicap désigne l'incapacité d'une personne à vivre et à agir dans son environnement en raison de déficiences physiques, mentales, ou sensorielles. Il se traduit, la plupart du temps, par des difficultés de déplacement, d'expression ou de compréhension chez la personne atteinte. Le mot « handicap » vient du terme anglais « hand in cap » (la main dans le chapeau), en référence à un jeu pratiqué au XVIème siècle en Grande-Bretagne, et qui consiste à échanger des biens à l'aveugle, un arbitre assurant l'égalité des chances entre les joueurs. Il s'est appliqué au monde de l’hippisme pour désigner la volonté d'imposer des difficultés supplémentaires aux meilleurs jockeys afin de rétablir l'équilibre des chances entre les concurrents. Cet anglicisme a engendré le substantif « handicapé » qui apparaît officiellement dans les textes de loi français en 1957. Le plus souvent accolé au mot « travailleur », il se décline ensuite en « personne handicapée ».

C'est seulement à partir de 1980 que le terme handicap est associé aux individus dans l'incapacité d'assurer un rôle et une vie sociale normaux du fait de leurs déficiences. Ce qui crée, en effet, la situation de handicap, c'est bien un environnement inadapté et non plus la déficience elle-même. C'est pourquoi aujourd'hui nous parlons de « personne en situation de handicap ». Cinq millions de personnes sont handicapées en France aujourd'hui dont 80% à 85%  sont atteintes d'un handicap invisible (moteur, psychique, mental, sensoriel, invalidant). 

 

Traitement du handicap dans l'histoire

De l'Antiquité à nos jours, la vision et la prise en charge de ce qu'on nomme aujourd'hui le handicap ont évolué d'un point de vue à la fois social et politique. Les infirmes, les fous, les déséquilibrés, sont alors considérés comme impurs ou victimes d'une malédiction divine, et éliminés dès la naissance. Au Moyen-Âge, ce sont des infirmes reconnus mais enfermés qui suscitent la peur. Progressivement, sous l'influence de la science et de la philosophie des Lumières, les représentations se modifient : L'Abbé de l'Epée ouvre une école pour les sourds-muets et invente des signes méthodiques pour leur permettre de communiquer. Valentin Haüy fonde de son côté l'institution des jeunes aveugles et propose des caractères en relief pour leur ouvrir l'accès à la lecture. Philippe Pinel invente la psychiatrie et l'usage des traitements doux pour remédier aux violences dont les personnes déséquilibrées étaient victimes.

A partir du XIXème siècle, les infirmes trouvent une place dans la société, en particulier dans le monde du travail et de la scolarité (loi de 1898 sur la responsabilité de la collectivité, et d'assistance aux vieillards, infirmes et incurables en 1905). Mais le premier grand dispositif législatif sur le handicap en France date de 1975 avec la loi d'orientation en faveur des personnes handicapées. Cette loi stipule l'importance de la prévention et du dépistage des handicaps, l'obligation éducative, l'accessibilité des institutions publiques et le maintien dans un cadre ordinaire de travail et de vie chaque fois que possible. Suivra l'obligation d'emploi des travailleurs handicapés, des mutilés de guerre et assimilés. Une loi de 2005 précise : « Constitue un handicap, au sens de la présente loi, toute limitation d'activité ou restriction de participation à la vie en société subie dans son environnement par une personne en raison d'une altération substantielle, durable ou définitive d'une ou plusieurs fonctions physiques, sensorielles, mentales, cognitives ou psychiques, d'un polyhandicap ou d'un trouble de santé invalidant. »

 

Les mots du handicap

Au-delà de ces améliorations, c'est la question fondamentale de l'identité qui doit interroger le philosophe : y a-t-il une identité handicapée faisant apparaître un sujet pensant et non un homme dans sa dimension physique et biologique ? Cette identité désigne-t-elle un collectif, un groupe différent ou l'ipséité d'une personne donnée en situation de handicap ? Quant au néologisme « invalidés », il interpelle notre modèle social : qui peut porter ce label en forme de diagnostic ? La société dans son effort pour développer l'accessibilité ? Le monde médical à partir d'une conception purement physiologique du handicap ? Comment lutter contre le «validisme» ou le «validocentrisme» (attitude centrée sur le profil des individus dits valides) ? Enfin, quels mots employer pour désigner la personne handicapée, qui s'est longtemps désignée elle-même comme « invalide » ?

Toutefois, le discours qui a mis en avant la responsabilité du handicapé (handicap par imprudence) ou sa négligence (addiction à l'alcool par exemple) va perdre toute légitimité devant le retour des milliers de « gueules cassées » après la guerre de 1914-1918. Puisque la société est responsable de ces infirmités, puisqu'elle a produit ces « invalidés », on ne parlera plus d'infirme ou de débile : c'est ainsi qu'en 1917 apparaît le terme handicapé, référence qui exprime la nécessité de compenser les inégalités provoquées par le sort. Les valides, témoigne Robert Murphy, un anthropologue lui-même handicapé, ne savent pas quels mots utiliser. Du reste, en existe-t-il un qui soit satisfaisant ? Handicapables ? Personnes autrement capables ? Homme en situation de handicap ? Finalement, parler d'une personne handicapée rend peut-être mieux le constat que, derrière des gestes physiques ou des réactions inadaptées, la personne est là, dont Kant nous rappelle la dignité inaliénable, quelles que soient ses apparences physiques ou psychiques.

 

Une définition scientifique du handicap ?

Y-a-t-il un concept du handicap ? Bertrand Quentin lui-même, dans son ouvrage précédent, soulignait la difficulté à rassembler sous la même bannière des handicaps très différents : moteur, sensoriel, mental, psychique. Pour Robert Murphy, l'invalidité n'est pas une affaire physique mais renvoie à une véritable ontologie, à une identité handicapée. Mais un tel concept peut-il rendre compte de la diversité signalée sans risquer cette « pulsion de généralité » dont Wittgenstein nous appelle à nous départir ? D'après l'auteur, il n'existe pas d'essence du handicap, mais un « essaim de types de handicaps ». La sociologie trouvera sans doute son bonheur dans ce champ d'enjeux sociaux et politiques mais le chercheur n'en dégagera pas pour autant un concept « robuste ». Face à une société vécue comme hostile, la personne handicapée ressent en elle comme une force centripète l'invitant à se retirer en elle-même. Cette réaction est, du reste, caractéristique de notre espèce : tout homme a besoin de regards non stigmatisant.

Au demeurant, psychologie et sociologie s'interrogent sur le regard que la société porte sur le handicap, sans pour autant saisir conceptuellement l'« ontologisation de la différence ». La différence en question est-elle plus visible lorsque l'identité de la personne handicapée se fond dans un groupe constitué d'autres types de handicaps ?  Le mode associatif offre une identité imaginaire mais dont les effets, réels, sont notables. Pour que la personne handicapée puisse s'intégrer dans l'espace public et voir reconnue sa diversité, la société civile se doit d'investir des moyens proportionnés à cet objectif (crédits, obligations légales, quotas, adaptations techniques...). Cependant, une société peut-elle à la fois concilier l'autonomie (l'humain sans défaut) et la reconnaissance de la différence (diversité et pluralité) ?  N'est-il pas contradictoire de vouloir être simultanément reconnu comme égal et comme différent ? Le monde du handicap n'est-il pas tenté de jouer sur les deux tableaux ? Lui faut-il affirmer son identité de groupe opprimé ou laisser se diluer cette essentialisation de la différence ? Cette difficulté à trancher laisse du même coup la place à une seconde interrogation : y a-t-il une identité, une « ipséité » de la personne handicapée non plus de groupe mais individuelle ?

 

Identité et handicap

Peut-on définir à sa place une qualité de vie ? Robert Murphy, déjà évoqué, rappelle que cette ipséité n'est jamais définitive : le handicap est comme « cancer du moi et maladie des relations sociales ». L'activisme ou l'acharnement thérapeutique visant à augmenter le pouvoir d'agir des personnes handicapées risque de se retourner contre elles, en éveillant leur culpabilité, en altérant cette recherche d 'ipséité, en récusant leur statut de « personne ».  Et pourtant, devant un handicap lourd, au vu de l'aspect physique, avons-nous vraiment affaire à une véritable personne ou à un « objet » physique ? Quelle identité reconnaître aux individus en perte complète de repères, comme le sont les malades d'Alzheimer ?

Au-delà d'un simple diagnostic scientifique et brutal, seule une reconnaissance actée par les autres les maintiendra comme des personnes dans la symbolique collective. Tout dépend de ce qu'on nomme une « qualité de vie ». Cette dénomination est-elle le critère pertinent pour décider des handicaps acceptables par la société ? A partir de combien de mains, de pieds, de jambes a-t-on une qualité de vie ? Qui peut dire et à partir de quels critères qu’une vie vaut la peine d'être vécue ? Les critères physiologiques et les avis du corps médical ne peuvent suppléer aux souhaits du patient et les réponses varieront d'un individu à l'autre. Celui-ci attend une prise en compte plus qu'une prise en charge. A travers une modélisation technocratique des soins, le patient est décomposé de façon analytique alors qu'il vit une problématique globale. L'aspect multidimensionnel du concept de qualité de vie incite donc à la prudence face aux prétentions instrumentales ou scientifiques à ramener les handicapés vers une « bonne santé ». Si incontestables que soient les améliorations médicales apportées aux personnes handicapées, c'est l’accueil social qui demeure primordial : comment ne pas les laisser sur le seuil ?

 

Faire semblant d’accueillir ou inclure ?

Que les personnes en situation de handicap mental, psychique ou physique soient condamnées aux marges de la Cité n'est pas nouveau. Comme la Nef des fous, dont parle Michel Foucault, ils errent d'une ville à l'autre : on voit poindre ici le thème de la « liminalité», le fait d'être maintenu sur le seuil, en dehors du système social, comme dans un entre-deux formel. Afin de rompre avec la situation de liminalité, certains invitent à une société inclusive (plutôt qu'intégrative) qui pousserait l'organisation sociale à se flexibiliser pour offrir à chacun, au sein de l'ensemble commun, un véritable chez soi. Cela vaut pour le marché du travail (éviter les discriminations), à l'école (cohabitation), dans la vie quotidienne (accessibilité)…

En frappant ainsi à la porte de la société commune, la personne handicapée pose de nouvelles questions ou de plus anciennes auxquelles on était gêné de répondre : par exemple l'aspiration et le droit à la sexualité. Dans la représentation populaire, le handicap mental produirait des monstres, dotés d'une sexualité exacerbée et incontrôlable, déséquilibrés et psychopathes… Pourtant, la sexualité n'est-elle pas l'un des fondements de l'identité sociale ? La nier revient à mutiler la personne dans sa dimension affective et amoureuse, la nier en tant que sujet. La pulsion sexuelle est en nous jusqu'à la mort, disait Freud. Cette prise de conscience progressive modifie l'attitude des soignants : respect de l'intimité, soin du corps, possibilité de rencontres affectives ou amoureuses.

Par ailleurs, la techno-science apporte une aide significative aux personnes handicapées. Elle a en effet modifié en profondeur leur qualité de vie :  reconnaissance vocale et écriture par la voix, rampes d'accès, tapis connectés, dissimulation des prothèses, attelles particularisées, smartphones pour mal-voyants, adaptation du web aux personnes déficientes, logiciels dits de compensation, applications ludo-éducatives, robots compagnons, télétravail... Toutes ces innovations permettent sans aucun doute un accès amélioré à une vie sociale et professionnelle. Pour autant, ces dispositifs (implant cochléaire contre la surdité, appareil d'accès à la piscine, entraînement physique imposé...), ne risquent-ils pas de favoriser une médecine de « réparation et d'augmentation ». Dans cette course vers un homme idéal, vers des performances physiques et mentales sans cesse améliorées, on laisse supposer que la souffrance, la maladie, le handicap, le vieillissement et même la mort pourraient être éradiqués. Il y a là une occultation de la condition humaine et de la richesse qu'apporte à une société la confrontation à la différence humaine. Ce serait, selon l'auteur, un fantasme de « transhumanisme ».

 

Épilogue

Longtemps, le handicap n'a pas suscité l'intérêt de la philosophie. Les courants du « care » ainsi que la philosophie institutionnelle ont ouvert à une reconnaissance de sa spécificité. En mettant au centre le concept d'identité, l'auteur suscite un certain nombre de questions : qui invalide l'invalidé ? Percevoir l'autre comme vulnérable, n'est-ce pas s'interdire une rencontre éthique authentique, sachant que la qualité de vie ne se mesure pas ? La simple liminalité, en effet, suffit-elle à accueillir sans inclure ? Plutôt que de chercher systématiquement à augmenter les possibilités de la personne handicapée dans une sorte de « transhumanisme », la philosophie appelle, quant à elle, à une compréhension augmentée de l'homme. Faisant alterner les références philosophiques et les récits ou témoignages, s'autorisant quelques digressions, voire des répétitions, l'ouvrage intéressera le grand public comme les plus avertis.