Une analyse des mécanismes d’intégration d’une population immigrée en France, loin des clichés et des simplifications entachant souvent le débat public.

Alors que le modèle de l’intégration « à la française » est sérieusement questionné depuis plusieurs années maintenant, il peut être salutaire de se tourner vers les sciences humaines et sociales pour y trouver les outils propres à la réflexion. C’est là l’un des mérites du livre que vient de publier Pawel Sekowski traitant des Polonais en France au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Chercheur polonais, docteur des universités de la Sorbonne et Jagellon (Cracovie), enseignant-chercheur au sein de cette seconde institution, l’auteur entreprend de questionner les ressorts, les modalités et les temporalités de l’intégration des Polonais au sein de la société française en 1944-1949. Pour ce faire, il s’appuie sur un riche corpus de sources essentiellement françaises et polonaises mais également britanniques.

 

Les Polonais en France en 1945-1949 : portrait de groupe

Le premier résultat de ces recherches est un portrait de groupe extrêmement détaillé des Polonais vivant en France en 1944-1949 illustrant la diversité de leurs profils sociaux et professionnels, de l’origine de leur présence en France et de leurs rapports au pays d’accueil, au-delà du cliché réducteur du mineur polonais. La plupart des Polonais présents en 1945 sur le sol national étaient des travailleurs d’origine paysanne ayant migré volontairement pendant l’entre-deux-guerres, parfois après avoir résidé et travaillé en Westphalie et en Rhénanie, pour trouver un emploi dans le bassin houiller, l’industrie ou l’agriculture. Cependant, d’autres, issus des couches sociales plus élevées – notamment officiers et fonctionnaires – avaient fui leur pays envahi en septembre 1939. Par ailleurs, l’occupant nazi avait déporté des dizaines de milliers de travailleurs forcés dans la « zone réservée » du nord-est de la France en 1943-1944. D’autres enfin, dont l’arrivée était plus tardive, avaient quitté la Pologne après la mise en place de la tutelle soviétique.

Sur un plan géographique, cette population polonaise présentait une répartition particulière. Certes, les deux départements du Nord et du Pas-de-Calais accueillaient des effectifs élevés, mais la région parisienne et ses marges septentrionales concentraient également une population polonaise importante, de même que les départements de la Moselle, de la Meurthe-et-Moselle et de la Saône-et-Loire. Cette géographie correspondait à des temporalités et à des motivations différenciées : à la présence des mineurs polonais dans le bassin minier, de Béthune à Valenciennes, s’opposait la concentration de nombreux juifs polonais à Paris, la capitale étant également, avec l’agglomération formée par Lille, Roubaix et Tourcoing, un lieu d’accueil privilégiés des « nouveaux immigrés polonais » arrivés pendant ou peu après la Seconde Guerre mondiale, travaillant essentiellement dans le secteur industriel. Enfin, les départements ligériens et du sud de la France accueillaient des effectifs beaucoup plus restreints de travailleurs polonais, essentiellement des ouvriers agricoles.

Si l’isolement des Polonais au sein de la société française avant 1945 a longtemps été exagéré, la cohésion culturelle de la population polonaise en France demeura jusqu’en 1945 très forte. Dans l’entre-deux-guerres, tandis que les femmes entretenaient la tradition polonaise au sein de la famille, les enfants de mineurs polonais recevaient un enseignement spécifique dans la langue de leur patrie d’origine, dans le cadre favorable des écoles privées financées par les compagnies houillères. De nombreux prêtres polonais officiaient au sein des communautés polonaises où ils exerçaient une autorité que d’aucuns qualifiaient d’ « autocratique ». Un tissu associatif dense et diversifié contribuait également à faire vivre la « polonité » au sein des communautés polonaises immigrées. Toutefois, la Seconde Guerre mondiale et ses suites immédiates ébranlèrent ces structures, tout comme la cohésion des Polonais de France.

L’engagement des Polonais de France dans la Résistance et les combats de la Libération fut particulièrement fort, ce qui s’explique sans doute par le sentiment de lutter contre un occupant doublement oppresseur – de la patrie d’accueil et de la patrie d’origine. Toutefois, la Résistance polonaise en France se divisa dès l’été 1944 entre allégeance maintenue au gouvernement polonais en exil à Londres et reconnaissance de l’autorité du Comité polonais de libération national, embryon du futur gouvernement polonais installé par les Soviétiques. Cette division politique des Polonais de France, qui s’accentua nettement à partir de 1947, concourut, avec la désaffection des jeunes de la deuxième génération, à plonger la vie associative polonaise dans une véritable crise après 1945. Par ailleurs, l’épiscopat français restreignit fortement les prérogatives des prêtres polonais, réduisant d’autant leur influence sur leurs ouailles, tandis que la nationalisation des houillères entraînait la fermeture de nombreux cours en langue polonaise.

 

La présence polonaise en France à l’épreuve de la « réémigration »

Si cette dissolution des structures de la société polonaise de France favorisa l’intégration des Polonais, le principal révélateur de cette intégration fut exogène. Sitôt la Pologne libérée, le gouvernement polonais de Varsovie, reconnu par Paris dès juin 1945, déploya une politique destinée à rapatrier les travailleurs polonais émigrés, notamment en France. Pour Varsovie, un retour massif des émigrés représentait à la fois un symbole fort d’adhésion de l’ensemble de la communauté nationale polonaise au nouveau régime et un surcroît de main d’œuvre au service de la reconstruction nationale, notamment dans les mines. Les associations et les journaux polonais en France favorables à Varsovie présentèrent la nouvelle Pologne comme une « bonne mère » pour ses fils et filles dispersés, par opposition à la Pologne d’autrefois, « mauvaise belle-mère ». Pour ces émigrés dont le retour au pays représentait depuis leur arrivée en France l’horizon mental, l’heure du choix était venue.

Si les résultats atteints en 1946 furent satisfaisants pour Varsovie – « réémigration » de 20 000 Polonais, dont 5 000 mineurs –, ils furent en 1947 et en 1948 très en-deçà des attentes. Pawel Sekowski rappelle l’importance de l’adoption en octobre 1945 d’un nouveau code de la nationalité permettant aux immigrés de longue date d’accéder plus facilement à la nationalité et, en conséquence, aux assurances maladie et vieillesse et aux allocations familiales. Par ailleurs, dès juin 1945, le gouvernement prit la décision de favoriser le maintien en France des mineurs polonais. Ainsi s’explique le contingent très limité de travailleurs polonais fixés dans les conventions franco-polonaises de rapatriement passées en 1946-1948, puis la multiplication des obstacles posés par l’administration française à ces rapatriements en 1948 et, finalement, le refus pur et simple de Paris de passer une nouvelle convention pour l’année 1949.

Cependant, cette politique nationale n’empêchait pas la persistance, à l’échelle locale ou dans certains secteurs professionnels, de discriminations. Si certains travailleurs polonais bénéficièrent de conquêtes sociales du monde ouvrier, tel le statut des mineurs adopté le 14 juin 1946 qui garantissait logement et chauffage à ses bénéficiaires, ils pâtissaient bien souvent, après 1945, d’une situation désavantageuse. Ainsi, les Polonais travaillant dans les mines de fer en Alsace ne recevaient pas de combustible gratuit de leur employeur, contrairement à leurs collègues français. Le cas des ouvriers agricoles polonais peut également être noté : souvent astreints à des horaires de travail supérieurs au maximum légal et payés en dessous du minimum, les travaux les plus pénibles leur étaient souvent confiés.

 

Les facteurs d’une intégration massive

Pourtant, malgré cette condition souvent difficile, le rapatriement ne concerna pour l’ensemble de la période 1946-1948 qu’un effectif correspondant à 15 % de la population polonaise vivant en France en 1939. Pawel Sekowski avance plusieurs facteurs pour expliquer ce chiffre, peu élevé. La dimension idéologique, soit le refus de regagner une patrie soumise à la férule soviétique et communiste de Polonais sous l’influence des associations polonaises anticommunistes, ne lui semble pas déterminant. Le rôle de l’administration française, mentionné ci-dessus, semble l’avoir été bien davantage. Surtout, le processus d’intégration au sein de la société française constitua le facteur déterminant qui convainquit nombre de Polonais de demeurer en France. La faible proportion de Polonais nés en France dans les contingents de rapatriés, les Polonais nés en Pologne ou en Allemagne représentant sept rapatriés sur huit, en témoigne éloquemment. Ainsi, la densité de la vie associative, souvent vue comme un obstacle à l’intégration d’une population immigrée, paraît au contraire avoir favorisé l’ancrage, surtout local, des immigrés polonais en France. Pawel Sekowski souligne également le rôle de « facteur principal de l’intégration » joué par les enfants de la deuxième et de la troisième génération, qui ne souhaitaient pas s’établir dans « le pays des lointains souvenirs » de leurs parents. La conscience d’un certaine réussite matérielle – achat d’une maison, d’un lopin de terre – et professionnelle en France, largement partagée, et l’espoir que la génération suivante connaîtrait une ascension sociale dans le pays d’accueil motiva visiblement de nombreux Polonais.

Ainsi, davantage encore que vers la politique conduite par l’État français envers les travailleurs étrangers après 1945, c’est vers les mécanismes de l’intégration des Polonais en France sur le long terme que l’on trouve la cause profonde du choix d’une large majorité de Polonais de rester en France. Pawel Sekowski examine avec minutie l’ensemble des indices de la « francisation » des Polonais vivant en France sur la période allant des années 1920 aux années 1940 : habitudes culinaires mixtes, baisse du taux de fécondité, pratique de la langue française au sein du cercle familial, lecture de la presse française au détriment de la presse en langue polonaise, disparition des tenues traditionnelles et des costumes folkloriques hors des jours de fêtes, déclin de la pratique catholique et progrès de l’indifférence religieuse, adhésion aux idées de gauche dans des proportions bien supérieures à la population polonaise de Pologne. Bien davantage que l’ampleur des naturalisations de la seconde moitié des années 1940, dont l’auteur montre bien tous les faux-semblants, ces évolutions entamées dès l’entre-deux-guerres disent l’ampleur du processus d’intégration qui connait son aboutissement en 1945-1949. Ce processus n’apparaît cependant pas comme contradictoire avec la conservation d’éléments de la culture d’origine, longtemps persistants, ce qui motive le rejet par l’auteur du terme d’ « assimilation ».

 

Présentation claire et argumentée des processus conduisant à l’intégration des Polonais de France dans la société française au cœur du XXe siècle, ce livre constitue un jalon essentiel de l’historiographie française de l’immigration, dans la lignée des travaux de Gérard Noiriel et de Janine Ponty. Il contribue à éclairer les mécanismes politiques, sociaux et culturels de l’intégration dans la société française. À l’heure des polémiques récurrentes sur l’inefficacité du « modèle français » d’intégration et sur le caractère prétendument « inassimilable » de certaines populations immigrées, il apporte une note réjouissante d’espoir.