Dans un exercice qu’il affectionne particulièrement, François Dosse livre le portrait d’un historien impliqué dans les grandes causes du second XXe siècle.

« Vidal-Naquet se sent interpellé par tous les événements qu’il traverse de l’intérieur, de manière passionnelle, mais aussi avec une distance qui tient au souci d’objectivation de l’historien »   . Adepte des biographies de figures majeures de la pensée française, l’historien François Dosse nous offre ici un travail conséquent sur Pierre Vidal-Naquet, qui incarne selon lui le modèle dreyfusard de l’intellectuel, porté par la même exigence que Zola au XIXe siècle. Si les combats pour Maurice Audin et contre Robert Faurisson sont les premiers exemples associés au nom de Pierre Vidal-Naquet, François Dosse rappelle que ce défenseur de multiples causes, cet intellectuel juif de gauche fut d’abord et avant tout historien. Ce fut en effet avec la rigueur de l’historien qu’il aborda et remporta pléthore de combats.

Un autre intérêt de cette somme réside dans la dualité de l’homme : fasciné par l’histoire contemporaine, il choisit la Grèce antique ; intellectuel juif, il ne s’en montra pas moins sensible au sort des Palestiniens ; historien des représentations, il ne négligea pas pour autant les aspects économiques et sociaux. Cette biographie nous replonge également dans le paysage intellectuel du siècle passé puisque l’aura de Pierre Vidal-Naquet dépassa le cercle restreint de l’EHESS et du monde universitaire.

 

Le témoin

L’histoire de Pierre Vidal-Naquet s’inscrit d’abord dans celle du XXe siècle. De la Seconde Guerre mondiale à l’arrivée de Jean-Marie Le Pen au second tour de l’élection présidentielle, l’historien fut un témoin des événements majeurs de la France dans cette période souvent tragique. Les guerres d’Algérie, du Vietnam et de la Yougoslavie y côtoient mai 1968, la réception du maoïsme ou encore les nouveaux philosophes. Lire le travail de François Dosse permet de revivre ces événements au prisme du regard de Vidal-Naquet. Âgé de dix ans quand la France fut envahie ; le lecteur sera peut-être sceptique de lire qu’un si jeune enfant fut déçu de l’armistice de Pétain qu’il qualifia alors de « lâche », comme il le stipule dans ses Mémoires. Mais l’événement traumatisant demeure l’arrestation de ses parents, le 15 mai 1944, et leur mort à Auschwitz, même si les quatre enfants survécurent à cette période. François Dosse montre que cette perte fut matricielle dans sa carrière et ses engagements. Pour autant, le biographe invite à regarder en amont dans le parcours de l’historien : l’engagement dreyfusard de son grand-père et l’attachement aux valeurs républicaines de ses parents jouèrent un rôle majeur dans ses choix. La guerre d’Algérie constitua par ailleurs un événement au moins aussi important dans son parcours intellectuel que le second conflit mondial.

 

L’historien

François Dosse consacre la plus grande partie de son travail à expliquer l’historien que fut Pierre Vidal-Naquet. Son cursus étudiant apparaît assez classique : s’il échoua trois fois au concours d’entrée de l’ENS, il réussit l’Agrégation en 1955, en partie grâce à une leçon sur Donatello devant un jury présidé par Fernand Braudel. Influencé par L’Étrange défaite de Marc Bloch, il songea d’abord à se consacrer à la guerre d’Espagne avant d’opter pour la Grèce ancienne. Encouragé en ce sens par Henri-Irénée Marrou, il rédigea une biographie de Clisthène l’Ancien avec Pierre Lévêque. S’il travaillait sur les représentations, il percevait son sujet comme une histoire totale et n’occultait donc pas les aspects sociaux, montrant par exemple le lien entre le destin des esclaves et celui des femmes. Il porta également un intérêt certain à l’historiographie et réfléchit en ce sens aux représentations d’Athènes aux XVIIIe et XIXe siècles. Dans le cadre du Centre Gernet, il favorisa les recherches comparées sur les sociétés anciennes.

Le parcours de l’historien s’avère également exceptionnel par ses fréquentations intellectuelles. Arnaldo Momigliano, Moses Finley et Henri-Irénée Marrou figurent parmi les nombreux chercheurs l’ayant inspiré. Si Jean-Pierre Vernant et Pierre Nora constituèrent le premier cercle de ses amis, le plus impressionnant demeure la foule d’élèves et de disciples, parmi lesquels on retrouve assez logiquement Alain Schnapp, Pauline Schmitt-Pantel et de façon plus surprenante Gilbert Meynier qui fit le choix de l’histoire contemporaine. François Dosse montre bien comment la réputation de Pierre Vidal-Naquet s’affranchit des périodes. Pour les recherches sur la guerre d’Algérie, il aida Benjamin Stora, favorisa la publication et la mise en avant des écrits de Raphaëlle Branche et Sylvie Thénault, appuya Valérie Igounet dès la préparation de sa thèse sur le négationnisme, et proposa même le travail de Vincent Duclert pour le centenaire de l’affaire Dreyfus aux éditions La Découverte.

 

L’intellectuel engagé

Les engagements pour mettre à jour le système de torture en Algérie et déconstruire les élucubrations des négationnistes apparaissent comme les deux plus grands combats de l’historien. François Dosse, tout en les replaçant solidement dans leur contexte, rappelle que Pierre Vidal-Naquet s’impliqua aussi dans de multiples causes. Après les accords d’Évian, il s’opposa à la guerre du Vietnam ; menant plusieurs reportages au Moyen-Orient, il condamna la politique de colonisation dans les territoires occupés et les massacres au Liban de 1982. Allant au bout de ses idées, il n’hésita pas à s’exprimer à contre-courant comme en soutenant l’opération Tempête du désert ou en émettant certaines critiques contre la loi Gayssot qui transformerait, selon lui, les négationnistes en martyrs.

Cette présence dans le paysage intellectuel français impliqua des joutes intellectuelles comme lorsqu’il reprit les nombreuses erreurs du Testament de Dieu de Bernard Henry-Lévy, qui y avait, entre autres, fait témoigner Himmler au procès de Nuremberg alors que ce dernier était déjà mort à cette date. Ces oppositions se transformèrent parfois en déchirures quand Pierre Vidal-Naquet avait noué un lien affectif avec la personne, à l’image d’Arno Momigliano ou de son élève Sarah Vajda.

 

Comme il le précise en introduction, il était difficile pour François Dosse d’éviter l’hagiographie face à un tel parcours, même s’il n’eut aucun lien particulier avec l’historien. Le grand mérite de cette biographie se trouve ailleurs car l’auteur de L’histoire en miettes n’a pas cédé à la facilité. S’il propose un portrait global de Pierre Vidal-Naquet, les parties de l’ouvrage demeurent équilibrées et il met surtout en avant sa condition d’historien. Tout remonte à ce statut chez Vidal-Naquet. Même son intérêt pour le monde juif vient davantage de ses recherches pour ses cours sur le royaume juif et sa découverte de Flavius Josèphe que de son identité personnelle. Si ces 600 pages donnent le tournis, elles invitent surtout à l’humilité. À l’heure de l’intellectuel 2.0 et de la lecture de quelques historiens qui se prononcent sur le moindre sujet en oubliant la rigueur essentielle de leur condition, retrouver Pierre Vidal-Naquet montre la façon dont un chercheur peut s’engager dans la cité, apporter un éclairage particulier et permettre de triompher dans certains combats.