Dans un univers inquiétant (le nôtre, demain ?), l’auteure affirme la capacité de résistance de la parole sur le modèle de la conversation conteuse.

Dans un temps mal situé, qui pourrait être l’avenir du nôtre, et un univers urbain de catastrophe post-capitaliste, ou plutôt tout-capitaliste, un petit groupe de neuf individus qui ne se connaissent pas, tentent de résister. « Personne n’a plus envie d’affronter le gigantisme architectural qui est en train de contaminer toute la ville, et toutes les autres villes et aussi d’autres pays. Bientôt un espace quadrillé, sûr, cohérent, parfaitement ergonomique aura rendu tous nos déplacements efficaces et rien d’imprévu ne pourra survenir. » La première partie du livre, en forme de prologue, est très déroutante pour le lecteur qui peine à y trouver des repères : lieu, temps, personnages. « Il y a Sturm, Macha, Clarisse, Fox, Gell, Filasse, Full, Oscar et moi. Nous répétons ces mots comme un mantra, un mot de passe qui ouvre à notre désobéissance civile. Et nous qualifions aussi chacun d’entre nous d’un seul mot pour marquer à la fois notre connivence et le peu de curiosité que nous avons pour nos passés respectifs. Sturm est simplement le puissant, Fox le nerveux, Clarisse la candide, Filasse le berger, Gell le sauvage, Macha la frisée, Full le taciturne, Oscar le dandy et moi, Lily la secrète. »

 

Une fable politique dans une structure héritée de L’Heptaméron

Marguerite de Navarre faisait deviser ses héros tout au long de sept journées, d’où le titre de son roman. Olivia Rosenthal choisit cinq nuits où chacun va pouvoir se dire, loin des filiations ordinaires. « Exit les familles », dit Sturm. Et Fox déclare, la première nuit : « J’ai toujours su que j’avais un père. Un père inconnu. » Entre chaque nuit, avec une poésie héritée des situationnistes, les activistes organisent des formes furtives de résistance : « On allait coudre ensemble tous les vêtements confiés au pressing de sorte que l’ensemble formerait un immense accordéon d’un seul tenant. / […] On allait intercepter les images enregistrées par les caméras de vidéosurveillance et sur les écrans de PC et on allait diffuser à leur place des films animaliers./ […] On allait écrire en lettres majuscules sur le mur de la maternité : ORIGINE INCONNUE./ On allait saturer la ville de signes inconnus. » Molière et Rimbaud sont évoqués comme de lointaines références, presque oubliées, qui nourrissent pourtant cet activisme d’un nouveau genre. L’histoire du XXe siècle défile dans les récits de ces nouveaux devisants, dans ses aspects les plus atroces : la Shoah, la guerre d’Algérie…

 

Vitalité du témoignage

Lily, la narratrice, possède un « drôle de pouvoir télépathique », qui peut renvoyer à la composition par l’auteure de son très beau livre Ils ne sont pour rien dans mes larmes (Verticales, 2012) à partir de témoignages recueillis lors d’une résidence d’écrivain auprès de personnes interrogées sur le film qui a changé leur vie. Ici, les récits de vie bancale finissent par former une communauté que n’aurait pas désavouée Marthe Robert (1914-1996), qui dans son essai remarquable intitulé Roman des origines, origines du roman (1972) montre que le héros romanesque est toujours soit l’Enfant trouvé, soit le Bâtard. L’essai trouve ici une expression romanesque de premier ordre : « J’ai pensé que tous les romans racontent des histoires de bâtards, parce que les bâtards sont des aventuriers insatiables, des obstinés, des durs à cuire, leur quête est sans fin. »

 

Avec ce roman, Olivia Rosenthal poursuit l’exploration d’un univers romanesque singulier et riche. Elle prouve, une fois de plus, sa créativité exceptionnelle, faite de sensibilité et d’intelligence, dans cette parabole à lire d’urgence (avant qu’elle ne cède la place à la réalité ?).