L'historien Antoine Prost revient sur la vie des Français à la Belle Époque à l'occasion de la parution de son dernier livre.

La version originale de cet entretien a été publiée dans la revue Historiens et Géographes, n°448, novembre 2019, pp.79-85. Cet entretien est diffusé dans le cadre de notre partenariat avec l'APHG, afin de faire connaître le plus largement possible la recherche en histoire.

Nous avons invité Antoine Prost, professeur émérite à l'université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne, qui vient de publier Les Français de la Belle Époque, Gallimard, septembre 2019, 384 pages.

 

Nicolas Charles pour Historiens et Géographes : Votre dernier ouvrage, Les Français de la Belle Époque, nous servira de fil rouge tout au long de cette conversation. Pourriez-vous, dans le cadre de cette question liminaire, définir ce qu'est la « Belle époque » ?

Antoine Prost : La Belle Époque est une période dont la borne chronologique finale est facile à situer : c'est la Première Guerre mondiale. Pour ce qui est de ses débuts, tous les historiens ne s'accordent pas sur ce point : on peut la faire commencer vers 1900 avec l'Exposition universelle de Paris ou, dans mon cas, vers 1895-1898, c'est-à-dire du point de vue économique, la fin de la dépression, et du point de vue politique la période de l'affaire Dreyfus qui fait, selon moi, intimement partie de la Belle Époque.

Quelle est l'étymologie de l'expression « Belle Époque » ? Est-ce une construction sémantique a posteriori due aux malheurs de la Grande Guerre ou est-ce que déjà, au début du XXe siècle, les contemporains avaient conscience de vivre une époque exceptionnelle ?

Les gens ont conscience, au début du siècle, de vivre une époque de progrès, mais ils ne diraient pas que c'est une « Belle Époque ». Il ne faut pas l'enjoliver comme on a tendance à le faire aujourd'hui : les conditions de vie étaient très difficiles. L'alimentation était encore à base de pain : la ration journalière était de 750 grammes par jour pour un soldat par exemple, ce qui est un bon indicateur. Celle-ci était moins variée et surtout moins composée de viande qu'aujourd'hui. De même, au niveau du confort de vie, il n'y avait pas de chauffage central : on se chauffe au bois ou au charbon ce qui fait qu'en cas de pénurie comme lors de l'hiver 1916-1917, la vie des habitants peut vite devenir beaucoup plus compliquée. La mortalité infantile est encore élevée   mais décroît rapidement durant la Belle Époque : c'est un des progrès majeurs de la période. Cette période n'est donc pas aussi magnifique que son appellation le laisse supposer. Mais, rétrospectivement, c'est une période durant laquelle les gens n'avaient pas peur de la guerre, où il régnait un certain optimisme. Cette image de la Belle Époque se construit à la veille de la Seconde Guerre mondiale, durant une période de l'Entre-deux-guerres où les populations vivent dans une peur continuelle de la guerre mais aussi de la crise économique et du chômage. Le contraste entre la Belle Époque et l'Entre-deux-guerres se fait donc tardivement : l'image positive de la Belle Époque se construit, par un effet de miroir, face à celle négative des années 1930. Au départ, je pensais naïvement que c'était au lendemain de 14-18 qu'on avait dit que la période qui précédait la guerre c'était la Belle Époque. En fait non, on attend le début de la Seconde Guerre mondiale pour nommer ainsi les années qui précèdent 1914.

La Belle Époque est donc une construction tardive et a posteriori : il aura fallu deux guerres mondiales et la crise des années 1930 pour que les Français qualifient ainsi le début du XXe siècle ?

Il ne faut pas oublier non plus le Front populaire. C'est une période très difficile où de nombreux chroniqueurs de l'époque présentent un pays au bord de la guerre civile. Il y a donc à cette époque le sentiment profond d'une crise dans la société française. Dans la droite nationaliste de l'époque, sans même parler de l'extrême droite, il y a l'idée que s'il y a une guerre, il y aura une révolution communiste qui risque de s'emparer du pouvoir en France. Dans le pacifisme des années 1938-1939, il y a deux guerres qu'il ne faut pas faire : celle pour les Juifs et celle pour les Rouges.

Si on suit donc votre raisonnement, la Belle Époque n'est pas seulement le « tournant numéraire » entre le XIXe et le XXe siècle : il s'agit aussi d'une période de changements économiques, sociaux, culturels, voire même politiques.

Absolument. Du point de vue social par exemple, 1895 c'est l'année de la fondation de la CGT, 1902   celle de la fusion de la fédération des Bourses du travail et de celle des syndicats devient réelle. La Belle Époque est une période d'agitation sociale avec de grandes manifestations comme celle du 1er mai 1906. La question sociale est au cœur de cette période, tout comme la question religieuse d'ailleurs.

Et du point de vue politique : la IIIe République doit faire face à plusieurs crises majeures durant cette période (scandale de Panama, affaire Dreyfus). Vous pensez que la République est sortie renforcée de la Belle Époque ?

Oui, même si la Belle Époque a été une inflexion considérable de la politique française. Je vous renvoie ici à l'histoire de la République de Maurice Agulhon   . Son analyse de l'affaire Dreyfus est tout à fait claire : elle a provoqué une radicalisation de la société française, sur la question religieuse notamment.

C'est la période où l'un des hommes politiques les plus en vue est Émile Combes. Son anticléricalisme très sectaire le pousse à demander une législation de quasi exclusion vis-à-vis de la religion dans la société française. Près de 30 000 congréganistes s'expatrient afin de pouvoir vivre comme ils ont envie de le faire. Ce ne sont certes pas les chiffres des exils dus aux guerres de religion ou à la révocation de l'édit de Nantes, mais c'est une fuite importante de citoyens français qui préfèrent quitter leur pays plutôt que de renoncer à leur conception de la religion. Même l'affaire des inventaires a secoué le pays en profondeur. Il s'agit ici pour une partie des républicains les plus convaincus de se venger de l'attitude des catholiques durant l'affaire Dreyfus où ces derniers ont failli faire un coup d'État. Quand le président Loubet vient de se faire élire, cela se passe très mal, le climat en France est alors très tendu. Pour les catholiques nationalistes, à l'image de Charles Maurras, le pouvoir est à portée de main. La police et l'opinion publique sont majoritairement du côté des factieux.

Paul Déroulède tente alors d'entraîner le général Roget, le 23 février 1899, lors des obsèques de l'ancien président Félix Faure, à se rendre à l'Élysée pour prendre le pouvoir. Roget refuse de suivre Déroulède qui est arrêté. Lors de son procès en assises, celui-ci est finalement acquitté par le jury populaire. La République s'est sentie menacée par les catholiques et les monarchistes. Ce n'est pas encore l'Action Française qui est au cœur de cette opposition à la République, il faut attendre 1906-1907 pour que celle-ci mène une vraie opposition virulente au régime.

La loi de 1905 sur la séparation des Églises et de l'État est donc une des conséquences de l'affaire Dreyfus ? Cette loi est-elle, comme on le pense souvent, une réponse anticléricale à la présence de l'Église catholique dans la sphère politique et sociale française ?

Oui, mais je ne dirais pas tout à fait ça parce que le compromis de 1905, grâce à des personnes comme Jean Jaurès ou Aristide Briand (le rapporteur de la loi), a été conçu comme une loi permettant aux religions d'être pratiquées conformément à leurs rites. Cette loi n'a pas été voulue comme une éradication de la religion. Dans la séparation des Églises et de l'État, il y a aussi la garantie de la liberté de culte. Dans la loi, il y a aussi le fait que la propriété des lieux de cultes doit être donnée à des associations établies selon les règles du culte qu'elles sont censées représenter. C'est une concession faite aux catholiques, dont le Pape ne voudra pas car il est très intransigeant. De même, pour les anticléricaux les plus intransigeants comme Édouard Vaillant, cette loi n'est pas satisfaisante car ils veulent extirper la religion, la chasser du domaine public. Cette fameuse loi de 1905, qui a tant fait débat depuis plus d'un siècle, a permis à tous les Français d'exercer librement le culte de leur choix depuis la Belle Époque.

La Belle Époque est aussi la période de la création du premier grand parti de gauche, la SFIO, qui se dote d'un journal national, l'Humanité, sous l'égide de sa figure de proue : Jean Jaurès. Cette création est-elle une réponse à l'augmentation du nombre d'ouvriers en France durant cette période ?

Tout à fait. Il faut se rendre compte qu'il y a deux grandes ruptures dans la société française de l'époque, ruptures qui ne coïncident pas exactement. Il y a la rupture religieuse et politique et puis il y a la rupture sociale.

C'est l'époque de l'émergence des ouvriers, qui ne sont pas encore totalement les ouvriers modernes au sens où nous l'entendons aujourd'hui. Il y a, à l'époque, différents types d'ouvriers : les ouvrières sont déjà des ouvrières modernes dès le milieu du XIXe siècle alors que ceux de la métallurgie ne le sont pas encore complètement au début du XXe siècle. Ce qui va devenir la figure emblématique de l'ouvrier, le « métallo » de Boulogne-Billancourt ou le sidérurgiste des grandes usines du Nord ou de Lorraine ne sont pas encore l'ouvrier d'aujourd'hui.

Dans les grandes usines, comme les aciéries de Longwy, il n'y a pas de murs autour ou comme celles du Creusot, il y a beaucoup de portes : quand il y a les grandes grèves de 1899-1900, on a beaucoup de peine à défendre les portes de l'usine car il y en a trop. Les ouvriers ne sont pas encore organisés : les femmes apportent ainsi chaque midi le casse-croûte à leur mari, ils discutent ensemble et prennent leur temps. Les horaires de travail ne sont pas toujours impératifs : il y a des règlements d'atelier qui disent que les ouvriers peuvent partir quand ils ont fini leur travail. Beaucoup d'ouvriers sont encore, en même temps, des paysans qui ont leurs champs, leur bétail et qui, à la sortie de l'usine vont cultiver leur parcelle et s'occuper de leurs animaux. L'ouvrier est donc aussi travailleur manuel encore à cette époque. Ainsi, les mégissiers de Mazamet dans le Tarn, quand il n'y a pas assez de travail, prennent leur faux et se font embaucher comme journaliers par les paysans des alentours. Inversement, des paysans peuvent avoir une activité saisonnière dans une usine ou une mine. C'est le cas des paysans de Lozère qui, pendant l'hiver, se font embaucher dans les mines du côté de Saint- Étienne. Les verriers vont faire du bûcheronnage pendant que l'on répare les fours à verre. Il faut gagner sa vie : on n'est encore pas très loin du XIXe siècle dans la pluri-activité nécessaire pour vivre.

C'est la Première Guerre mondiale qui va mettre fin à ces « ouvriers-paysans » : dans les usines d'armement, en raison de la cadence de production, les ouvriers travaillent dix à douze heures par jour : il n'est plus question de manquer des demi-journées ou de fêter la « Saint Lundi » où l'on récupérait de l'ivrognerie du week-end : les taux d'absentéisme du lundi sont souvent très élevés avant 1914. Ce qui m'intéresse, c'est de montrer que la société de la Belle Époque était très différente de la nôtre, et pourtant c'est de celle-ci que l'on sort. La guerre de 14 va avoir un effet fondamental sur la société : c'est vraiment là que débute le monde moderne.

C'est à la Belle Époque que se mettent en place les premières grandes organisations politiques et syndicales pour les ouvriers. Pourtant, si l'on compare par rapport à l'Allemagne, les ouvriers français semblent moins bien lotis avant 1914.

En ce qui concerne les assurances sociales, vous avez tout à fait raison. Pour ce qui est de la réglementation de la durée du travail, la Belle Époque, c'est le passage progressif à la journée de 10h ou le repos hebdomadaire (loi de 1906). Mais il ne faut pas non plus être obnubilé par les lois. En effet, quand on décide la loi sur le repos hebdomadaire, 80 % des établissements industriels concernés par la loi le pratiquent déjà. De même, le repos hebdomadaire ne s'applique pas nécessairement aux commerces dont beaucoup travaillent le dimanche, tout comme chez les domestiques qui travaillent toute la semaine. D'ailleurs, la loi parle de repos hebdomadaire et non pas dominical, laïcité oblige. Donc, le repos hebdomadaire existait avant la loi et même après celle-ci, il y a toujours des gens qui ne l'utilisent pas. Je me méfie beaucoup de l'analyse d'après les lois.

Ainsi, selon moi, l'inégalité entre les hommes et les femmes à cette époque ne concerne que la bourgeoisie et non pas le peuple. Je sais que cette affirmation, que je développe dans mon livre, risque de faire débat. La loi à l'époque dit que la femme ne peut travailler sans l'autorisation de son mari mais, dans les faits, on n'a jamais demandé à une femme si elle disposait de l'autorisation de celui-ci pour travailler. En revanche, si vous êtes une bourgeoise, il faut une autorisation : c'est le mari le chef du ménage certes, mais les tribunaux, selon le grand juriste René Cassin, ont inventé la notion de mandat tacite, c'est-à-dire que la femme reçoit de son mari un mandat tacite pour toutes les affaires du ménage. On part donc sur des idées à partir de l'étude de la loi, mais parfois, quand on les confronte à la réalité du terrain, c'est différent. L'inégalité entre l'homme et la femme est donc surtout destinée à la protection des patrimoines : si vous n'avez pas de patrimoine ou très peu, l'inégalité entre les deux sexes n'est donc pas criarde. C'est d'ailleurs une des raisons qui explique que les socialistes de l'époque ne s'intéressent pas à la question féminine : c'est une affaire qui concerne la bourgeoisie et non pas le prolétariat.

Donc, selon vous, le combat des suffragettes est aussi un combat de la bourgeoisie alors que dans le peuple cette revendication n'est pas au cœur des préoccupations des femmes ?

Effectivement, cette revendication n'est pas essentielle pour le peuple sous la Belle Époque.

On voit dans les manuels du secondaire que 14-18 est une rupture dans la vie des femmes. Elles vont travailler plus, commencer à s'émanciper. Si on suit ce que vous affirmez, le travail féminin était largement répandu dans le peuple avant 1914, et la guerre n'a fait qu'amplifier ce mouvement ?

Vous touchez là une vraie question, que je vais développer dans le volume suivant, qui aurait trait à la vie des Français de la guerre de 14 jusqu'en 1947. Le taux d'activité féminin a culminé au recensement de 1906 pour ensuite décliner puis remonter durant la Grande Guerre. Mais il ne faut pas croire que ce conflit a mis les femmes au travail : il a surtout déplacé les femmes de l'activité textile ou de service vers les industries métallurgiques notamment. 14-18 a transformé des couturières, des bonnes ou des femmes de ménage en munitionnettes. Il y a quand même une marge de jeunes femmes qui est passée de l'inactivité à l'emploi salarié : dans l'industrie de guerre, il y a au maximum 1/3 de nouvelles travailleuses, ce qui veut dire que l'essentiel des ouvrières qui fabriquent des armes ou des munitions sont dans les mêmes usines avant la guerre.

Les femmes ont eu, entre 1914 et 1918, une responsabilité de chef de ménage et ont été obligées de faire vivre à elles seules leur famille. Dans le monde de la petite bourgeoisie, surtout chez les commerçants par exemple, la femme s'est ici en effet occupée de responsabilités nouvelles. Françoise Thébaud, une des meilleures spécialistes de l'Histoire des femmes, pense qu'avec la fin de la guerre, les hommes ont repris le contrôle des choses ; elle minimise donc l'influence durable de la guerre. Dans l'enseignement, la guerre a assimilé les traitements des femmes sur celui de leurs homologues masculins, ce qui se voit dans les années 1920. Ce progrès dans l'égalité des sexes, il est surtout visible dans ce que l'on appellerait aujourd'hui les classes moyennes où des femmes ont des responsabilités économiques ou des statuts qui font apparaître l'inégalité. Chez les paysans par exemple, la guerre n'a rien changé.

On arrive ici à un aspect majeur de la Belle Époque : avant 1914, la France est encore un pays majoritairement rural, à la différence du Royaume-Uni ou de l'Allemagne, qui sont deux pays majoritairement urbains.

Effectivement. La France est un pays où le salariat est encore minoritaire avant 1914 alors qu'aujourd'hui c'est l'inverse : la quasi totalité des actifs est salarié. Or, le salaire, c'est l'assurance d'une régularité : quand vous êtes journalier, vous n'avez pas de vrai statut salarié qui vous assure une vie plus confortable : vous vivez dans l'incertitude permanente du lendemain, à la merci de l'employeur qui va vous embaucher ou pas, pour une durée de travail très courte. Ce monde d'avant 14 est, ici encore, très différent du nôtre.

La grande évolution qui va se faire jusqu'en 1947, c'est la généralisation du salariat et avec lui, toutes les assurances sociales qui vont se mettre en place, parce que les cotisations de sécurité sociale sont fondées sur le salaire. Déjà, dans la loi sur les retraites ouvrières et paysannes de 1910-1912, apparaît une cotisation à part égale du patron et du salarié : ce dernier a un carnet où il doit coller des timbres pour prouver qu'il a cotisé. Or, le salarié, ce n'est pas le journalier, c'est quelqu'un qui peut justifier d'un travail quotidien et surtout continu vis-à-vis du même patron.

Est-ce que l'on peut dire que ce monde rural, avant 1914, est encore dans le XIXe siècle ? Est-ce que la rupture se fait là aussi avec la Première Guerre mondiale ou au contraire, pas du tout, est-ce que des mouvements de fond de la modernisation des espaces ruraux, notamment avec la mécanisation, sont engagés à partir de la Belle Époque ?

La façon de vivre dans les villes pénètre progressivement les campagnes à la Belle Époque. C'est vrai au niveau de l'alimentation. Dans le monde rural, celle-ci est composée essentiellement de soupe, le matin, à midi et le soir. Celle-ci est encore, au début du XXe siècle, très fréquente également dans le monde ouvrier. À Saint-Étienne par exemple, on peut voir à cette époque des ouvriers manger leur soupe sur le pas de leur porte. L'alimentation citadine est marquée par la présence importante de viande et par le café : le café le matin et la viande à midi sont à la Belle Époque des marqueurs du mode de vie urbain, y compris chez la majorité des ouvriers. On voit apparaître la consommation de viande dans les campagnes à ce moment-là : le nombre de boucheries se multiplie dans les villages. C'est la même chose pour le café, la chicorée ou le vin, dont consommation dans les campagnes se développe durant cette période. Elle apparaît dans les périodes de gros travaux agricoles, où les voisins et les familles sont réunis à l'occasion des foins ou des moissons par exemple. Puis, au début du XXe siècle, la consommation se généralise dans le monde rural : on retrouve le vin sur les tables dans les campagnes tout au long de l'année.

Au niveau vestimentaire, on voit apparaître les vêtements citadins dans les campagnes : les couturières de village se mettent à faire des robes à la mode dans les villes, en suivant des modèles issus de patrons qui se diffusent désormais à grande échelle, tout comme les tissus qui ne sont plus grossiers et réservés aux travaux agricoles, comme c'était le cas jusque là.

Sur le plan de la culture, les lectures de la ville commencent elles aussi à entrer dans les campagnes. Il y a donc ce phénomène d'évolution des campagnes qui est tout à fait visible à la Belle Époque mais son rythme est encore très lent. La Grande Guerre va le suspendre mais non pas le briser car il était inéluctable : 14-18 est une pause dans la modernisation massive des campagnes.

Vous parlez de progrès, d'innovations, de modernisation. Dans l'imaginaire collectif, la Belle Époque est identifiée comme un moment de nets progrès technologiques, comme un accélérateur de la modernisation de la société. Est-ce que vous pourriez nous présenter des nouveautés révélatrices de cette époque qui ont marqué la société ?

Les évolutions sur la mobilité sont les plus marquantes pour les contemporains, notamment dans les villes. En 1914, il y a 10 lignes de métro à Paris alors que la première ligne, le Vincennes-Neuilly, n'a été inaugurée qu'en 1900, à l'occasion de l'Expo universelle. Cela a révolutionné les transports urbains à Paris. La plupart des villes s'équipent à l'époque de tramway et cela va très vite : le premier tramway à Clermont-Ferrand, c'est en 1891.

Outre les transports en commun, il y a aussi les moyens de transports individuels qui connaissent un formidable essor. La voiture est encore largement minoritaire, même si son usage est répandu à la veille de la guerre de 14 : à ce moment-là, la France est encore le premier exportateur d'automobiles au monde. C'est surtout la bicyclette que l'on voit partout car elle devient à la fois un instrument de travail et un instrument de loisir.

Il y a donc en France un dynamisme de la Belle Époque, mais celui-ci ne passe pas encore véritablement dans la façon de vivre, car les logements continuent d'être souvent rudimentaires sur le plan du confort. Dans les villes, il y a un gros progrès qui est fait au niveau de l'hygiène avec le développement des réseaux d'égouts, même si, en 1910, certaines grandes villes, à l'image de Nancy, n'ont pas encore le « tout-à-l'égout ». À Paris à la veille de la guerre, le réseau d'évacuation des eaux usées est à peu près achevé mais, là où les égouts sont faits, le raccordement des immeubles n'est pas encore systématique : des fosses communes sont encore très présentes, surtout dans les quartiers populaires : du point de vue sanitaire, cela ne sent pas bon encore à cette époque dans la majorité des espaces urbains.

Nous sommes donc en ce début de XXe siècle dans des villes qui se modernisent fortement mais qui gardent de nombreux aspects très rudimentaires : on est dans une sorte « d'entre-deux » qui est toutefois en train de basculer vers la modernité ?

C'est tout à fait cela. Les villes sont à la fois le symbole et le reflet de la modernité du monde. Si on prend par exemple le cinéma, son développement dans les villes est un aspect marquant de cette modernité triomphante de la Belle Époque. Il témoigne d'un monde qui change, d'un changement qui se fait à un rythme inégal entre les villes et les campagnes mais il est aussi un acteur de ces changements sociétaux. Ceux-ci ne vont pas au même rythme selon les secteurs : il y a des choses qui évoluent très lentement comme les logements ou la nourriture et d'autres beaucoup plus vite comme le cinéma. Celui-ci est très vite populaire, dans toutes les catégories sociales.

Effectivement, il y a des cinémas qui ouvrent rapidement partout, y compris dans les petites communes comme à Monthermé dans les Ardennes où un est ouvert dès le début du XXe siècle par une association d'ouvrier pour faire bénéficier tous les habitants de cette commune de cette nouveauté technologique. Une culture populaire apparaît alors sous l'égide du cinéma. En est-il de même pour le sport à la Belle Époque ?

Le sport n'est alors plus uniquement pratiqué par les élites, il se démocratise durant cette période. Le sport le plus populaire est alors le vélo : les clubs de vélocipédistes qui font de excursions le dimanche sont de plus en plus nombreux. Le tour de France est un spectacle populaire dès sa première édition en 1903.

À la Belle Époque d'autres catégories sociales comme les ouvriers mais aussi les classes moyennes pratiquent de plus en plus de sports qui ne sont plus réservés aux élites bourgeoises ou nobles parce que tous bénéficient alors de « temps pour soi » comme l'a montré Alain Corbin   . Y a t'il alors une concurrence entre des sports pratiqués par différentes catégories sociales ou entre des associations religieuses et laïques par exemple ?

Durant cette période, il y a un vrai clivage dans le domaine du sport entre les associations laïques et celles catholiques. Celui-ci est fondamental dans la société de la Belle Époque car les laïques et les catholiques font les mêmes sports, ce qui n'est pas le cas des ouvriers et des patrons. Les sports les plus populaires, c'est le vélo, le football, un peu l'athlétisme et surtout la gymnastique. Le tennis, l'équitation ou le rugby (sauf dans le Midi) sont réservés aux élites sociales : le clivage entre bourgeois et ouvriers porte sur la nature des sports pratiqués et non pas sur les clubs où les sports se pratiquent. Le tir est un sport important de la Belle Époque : ce sport a bien sûr une connotation militaire car cela rappelle la préparation de la guerre et de la revanche contre l'Allemagne qui est dans l'air du temps depuis 1871 et le traité de Francfort.

Olivier Grenouilleau a récemment travaillé sur les « petites patries »   qui composent encore la France à la Belle Époque : est-on dans un pays en pleine unification, notamment linguistique, ou est-on encore à cette époque dans un pays où les gens se sentent de leur région avant de se sentir Français ?

L'unification du territoire est largement effectuée à cette période. Ce qui fait l'unité du territoire, c'est l'espace des carrières possibles. Quand vous êtes en Belgique par exemple, vous ne pouvez pas être magistrat en pays flamand si vous êtes wallon, et inversement. C'est d'ailleurs le risque que court un pays avec les émancipations linguistiques : il arrive un moment où vous ne pouvez plus exercer dans une fonction publique d'une région si vous n'en parlez pas la langue locale. Les possibilités de carrière sont donc liées à l'unification linguistique. La grande force de l'école primaire sous la IIIème République, c'est qu'elle a dit à tous les Français, notamment à ceux du monde rural, qu'il y avait une possibilité d'évolution sociale dans tout le pays sans être forcément originaire de la région. Longtemps l'école républicaine faisait apprendre par cœur aux élèves les préfectures et sous-préfectures car ce sont des lieux où on peut être nommé en tant que fonctionnaire. Cette unification du territoire, on la doit à l'école mais aussi à l'unification monétaire. En 1914 il n'y a plus qu'une monnaie, sous forme de billet de banque notamment, alors qu'au XIXème siècle, les monnaies locales sont encore diffusées. L'unification des transports, de la poste aussi sont réalisées en 1914. Mais l'unification linguistique est encore en marche, surtout dans les campagnes : au début du XXème siècle, l'évêque de Quimper se plaint que les 2/3 de ses paroissiens ne sont pas capables de comprendre un sermon en français. Il exagère probablement parce que l'Eglise défend le Breton qui est la tradition alors que le français est pour elle une langue plutôt liée à la révolution mais ce qu'il faut retenir de cela c'est qu'une partie non négligeable des habitants de certaines régions ne sont pas encore capables de comprendre le français. Cela dépend aussi des générations : il y a des tableaux touchants où les grands-mères se font lire les lettres de leur petit-fils au régiment par un jeune de la famille qui va à l'école. À la Belle Époque, il n'est pas rare de voir des parents qui parlent le patois local entre eux mais qui s'expriment en français avec les enfants. On voit donc qu'une certaine acculturation est présente : il est nécessaire de parler français car c'est la langue de l'avenir, celle de la promotion sociale et de la mobilité. Les gens qui parlent de jacobinisme, de colonisation intérieure, qui affirment que le Français a été parfois imposé par la force dans certaines régions, ce n'est pas vrai. Cette acculturation vis à vis de la langue française s'est faite avec l'accord des populations. Je n'ai jamais lu dans les archives un conseil municipal protester parce qu'un instituteur a imposé le français aux enfants du village.

La Belle Époque, c'est l'apogée de la presse, mais aussi de l'apparition progressive de nouveaux moyens de communication (télégraphe, téléphone) ou de nouveaux médias (cinéma). Nous sommes encore dans une culture de l'écrit mais est-ce que vous pourriez nous présenter en quoi le cinéma a commencé à changer la façon de voir le monde pour les populations ?

En ce qui concerne le nombre de titres ou de point de ventes, la Belle Époque est bien l'apogée de la presse en France. Quant au cinéma, il est vu à ses débuts comme un amusement, une attraction de foire et pas du tout comme une description du réel. Cela va arriver, mais après la Grande Guerre. À la Belle Époque, les choses que l'on voit, à l'image des films de Méliès, c'est très fictionnel, ça ne prétend pas être réaliste. Cela va le devenir avec Chaplin par exemple : c'est du réalisme populiste : les gens qui voient Chaplin peuvent s'identifier.

Au niveau social, c'est aussi la période des premières grandes vagues d'immigration étrangères qui arrivent en France : Belges et Italiens notamment. Y a t-il déjà des soucis d'intégration ou est-ce dans l'Entre-deux-guerres qu'il y a les premières remises en cause de l'immigration en France ?

Cela dépend en fait du lieu où l'on se trouve. Dans le bassin sidérurgique lorrain, magnifiquement étudié par Gérard Noiriel   , on voit que les Italiens présents, très nombreux, très mal logés, notamment dans des casernes sont pourtant parfaitement tolérés par tout le monde parce que l'on est dans une région où ils ne prennent le travail de personne. La crise de main d'oeuvre est considérable et pour les employeurs, la main d'oeuvre immigrée est prisée car eux au moins, ils n'ont pas cette deuxième activité agricole qui bride leur productivité à l'usine, comme une partie des ouvriers français. Dans le Midi, c'est différent : en 1880-1883, il y a des chasses à l'homme, avec des morts d'ouvriers italiens. Dans le Nord, les Belges sont très bien acceptés, il n'y a pas de xénophobie importante. Dans la région de Lille, la frontière est proche et totalement poreuse entre la Belgique et la France. Dans des villes comme Halluin, la moitié de la main d'oeuvre est belge et repasse la frontière le soir pour rentrer chez eux. La Belle Époque n'est pas la grande période de l'immigration, c'est l'Entre-deux-guerres. En 1911, il y a environ 1,5 millions d'étrangers en France alors qu'en 1931 c'est plus de 3 millions.

Je pensais à certaines figures d'immigrés célèbres de la Belle Époque comme l'anarchiste Caserio qui a assassiné le président de la République Sadi Carnot en 1894 à Lyon : il y a alors une vague de xénophobie qui se déchaîne dans la presse vis-à-vis des Italiens.

Oui, la presse fait ses choux gras avec cette affaire, mais dans le public, il n'y a pas, même à cette occasion, de lame de fond xénophobe qui secoue la France.

Votre ouvrage reflète bien votre intérêt pour l'étude des masses : vous avez voulu, à travers votre ouvrage, faire revivre les Français de la Belle Époque.

Oui, mais il y a là un paradoxe car je montre dans mon travail que le peuple français est très divisé : entre le peuple et les élites mais aussi lors de l'affaire Dreyfus entre les catholiques conservateurs et les républicains progressistes. Il y a aussi la coupure entre les ouvriers et l'armée qui représente l'état : le syndicalisme ouvrier est alors très antiétatique. Cependant, ce pays entre dans l'union sacrée en 1914 sans aucun problème. Pour moi, cela s'explique par le fait que l'ascension sociale est une possibilité réelle, que ce soit par l'entreprise, l'école ou l'élection. Jamais le parlement n'a été aussi démocratique et représentatif de la société qu'en 1914. Même si toutes les catégories sociales ne sont pas représentées selon leur importance numérique dans la population, il y a plus de députés issus du peuple qu'il n'y en a à aucune autre époque de l'histoire de France. Il y a aussi une question de gouvernance : le pays sait en 1914 qu'il est bien gouverné, ce qui est un progrès énorme vis-à-vis de la République. Cela est d'autant plus intéressant que la IIIème République s'est voulue comme un pouvoir faible : l'exécutif n'a pas de volonté propre : il est là pour surveiller que l'administration exécute bien les lois, décrets et règlements. L'instabilité ministérielle n'est d'ailleurs pas très importante à cette époque. L'essentiel que je veux montrer çà travers ce livre sur les Français, c'est la place majeure que j'accorde à la gouvernance, au sens quotidien du terme.

Pour terminer, est ce que vous pourriez nous dire s'il y a une personnalité vraiment marquante de cette Belle Époque ? Dans l'imaginaire collectif, Jaurès ou Clemenceau ressortent comme des hommes majeurs de cette période par exemple.

C'est vrai rétrospectivement que ces deux hommes jouent un rôle majeur. Mais à l'époque, pour les contemporains, ce n'est pas vrai du tout. Jaurès c'est l'homme de gauche qui fait peur à une large partie de la population : il ne faut pas oublier que son assassin, Villain, a été acquitté après la guerre. Clemenceau non plus ne fait pas consensus auprès de ses contemporains, même si, paradoxalement il est relativement populaire parmi les ouvriers durant la Grande Guerre alors qu'il a été un terrible briseur de grèves notamment en 1907. J'aurais plutôt envie de retenir la figure d'Aristide Briand, rapporteur de la loi de 1905 sur la séparation des Églises et de l'État, celui qui, en 1910 se fait attaquer à la Chambre des Députés par les élus de droite qui lui reprochent de ne pas avoir été assez ferme dans la répression de la grève des cheminots qui répond « voyez mes mains, pas une goutte de sang ». Cette réponse est terrible vis-à-vis de Clemenceau.