Un témoignage tout en nuances et en subtilité de la part de l'ancien Secrétaire général de l'Élysée (2012-2014), préfet de métier et de vocation, sur les distances entre gouvernants et gouvernés.
Le titre de l’ouvrage de Pierre-René Lemas, premier Secrétaire général de l’Élysée (entre 2012 et 2014) sous le quinquennat de François Hollande, situe d’emblée les ambitions de l’auteur. Entre les princes et les gens, entre la “France d’en haut et celle d’en bas”, entre les gouvernants et les gouvernés, il y a des passeurs, des hommes de devoir, des serviteurs de l’État, ce qu’il fut incontestablement.
Ce livre n’est pas qu’un témoignage d’un grand commis de l’État parmi d’autres. Il n’est pas non plus, comme souvent, et comme l’indique lui-même Pierre-René Lemas, un résumé “de ces petits cahiers où certains se remémorent le soir les moments de la journée passée pour s’en souvenir un jour et les raconter”.
Cartes postales des arcanes du pouvoir
Tout au long des 224 pages du livre, l’auteur dépasse cet écueil fréquent des écrits à classer dans la seule catégorie des récits chronologiques et restrospectifs d’une carrière. Il profite au contraire de son parcours dans les couloirs du pouvoir à toutes les échelles, du national au local, pour livrer un regard lucide sur les grands sujets d’hier, d’aujourd’hui et de demain. Il s’attache surtout, par le biais de chapitres qui ressemblent à autant de cartes postales ou de petites vignettes, à essayer de comprendre le regard que les gens, aussi divers qu’un ancien mineur lorrain, un éleveur de Thiérache, un enseignant de province ou un haut fonctionnaire parisien, portent sur l’État.
Toute la singularité du livre réside en réalité dans ces petites histoires, à toutes les échelles et dans tous les milieux, montrant, s’il le fallait, la diversité des quotidiens, des trajectoires, des vécus, des situations, à laquelle est confrontée (successivement) un sous-préfet, un préfet, un directeur de Paris Habitat, un directeur de cabinet du Président du Sénat, un Secrétaire général de l’Élysée, un directeur général de la Caisse des Dépôts et aujourd’hui encore un président de l'association France active (dans le domaine de l'économie sociale et solidaire).
Dans son album de cartes postales, l’auteur laisse une grande part à la France et ses territoires. Il ne cache pas d’ailleurs que “la France des régions est celle qu’il aime" . En Lorraine , où il fut Préfet de Région, il nous plonge dans son action de lobbying auprès du Gouvernement contre la fermeture alors programmée des hauts-fourneaux de Hayange en 2009, qu’il aura également à gérer plus tard dans ses fonctions de Secrétaire général de l’Élysée au moment de la crise de Florange (2012) après celle de Gandrange (2009). Dans cette même région en perpétuelle reconversion, il s’offusque du traitement empreint de dédain réservé aux victimes des effondrements miniers à Moyeuvre-Grande, à Fontoy ou à Moutiers. Pour la sidérurgie comme pour les mines, il n’hésite pas à dire que la même ignorance, la même arrogance caractérise la vision des conseillers techniques, l’un d’entre eux ayant même osé une interrogation aussi malvenue que violente : “Pourquoi donc ces gens ne vont-ils pas vivre ailleurs ?”.
Réflexions d'un préfet sur les fractures territoriales françaises
D’une manière plus générale et dans bien des chapitres, Pierre-René Lemas s’interroge longuement sur la question du rapport “ville et champs”, sur les fractures territoriales qui se creusent, sur ces espaces interstitiels comme les qualifient les géographes, sur le poids grandissant des métropoles dans l’architecture urbaine française et sur le déclin des villes moyennes, “ces objets réels mais non identifiés” selon Roger Brunet . Il s’inquiète du vécu des gens, de ce sentiment de déclassement, de cette impression d’éloignement vis-à-vis des services publics et surtout de ce fossé béant entre les espaces et les hommes qui les occupent et qui ne dialoguent plus. Dans son épilogue, il établit d’ailleurs avec lucidité un jeu d’écart entre les princes et les gens, entre la décision et sa mise en oeuvre, entre le dire et le réel, entre la volonté et le changement, pour conclure que “plus l’écart est grand, plus le risque de radicalité est élevé”.
Pierre-René Lemas, page après page, montre aussi son attachement aux territoires en étant un fervent défenseur de la politique de décentralisation qu’il a contribué à dessiner en faisant partie de la “petite équipe” de Gaston Defferre au moment de l’élaboration des lois de 1982, puis en tant que Directeur Général des Collectivités Locales sous Pierre Joxe pour la rédaction de la loi ATR (Administration Territoriale de la République) dix années plus tard. Pour lui, “la décentralisation est un processus toujours inachevé et à remettre en mouvement” car “les libertés locales sont un fragment de la démocratie et pas seulement une manière d’administrer”. En disant cela, il s’inscrit dans le sens des politiques de subsidiarité qu’il défend âprement, y compris contre “l’idée fixe des administrations de l’État de discipliner les pouvoirs locaux”.
Rencontres, du "terrain" aux "sommets de l'État"
L’ouvrage est aussi traversé par des rencontres. Celle des hommes et des femmes dont celui qui se qualifie de “gaulliste de gauche” a partagé le chemin de carrière, tantôt comme plume, tantôt comme conseiller, tantôt comme relais de l’action territoriale. Et ils sont nombreux : Gaston Defferre, Pierre Joxe, François Mitterrand, Nicolas Sarkozy, plus récemment François Hollande qu’il dépeint comme un homme solitaire dans l’exercice du pouvoir et Emmanuel Macron qu’il a connu à l’Élysée alors dans ses fonctions de conseiller et dont il a vite compris le besoin de lumière, de séduction et d’ambition. Mais rien n’y est réellement acide. Tout est en retenue.
Écrit avec une grande modestie de ton, ce livre mérite vraiement d'être lu par bien des publics, tant il est riche d’informations et d’analyses sur le fonctionnement de l’État au regard des attentes du citoyen. Car l’originalité inscrite en titre est bien celle de faire parler l'État, ce "monstre froid" de Nietzsche, avec chacun d’entre nous. Il vise à faire comprendre qu’il faut, pour bien gouverner, à la manière de l’allégorie d’Ambrosetti sur les murs du Palazzo Pubblico à Sienne, réduire les distances entre les princes et les gens.