Dans un livre essentiel et adressé à tous, la militante Valérie Rey-Robert déconstruit nos préjugés sur les violeurs et nous donne des outils pour agir contre la culture du viol.

S’il est des livres autour desquels on tourne par crainte de les ouvrir, Une culture du viol à la française de Valérie Rey-Robert en fait partie. Le titre impressionne par le sujet qu’il annonce, la polémique qu’il soulève (à la française), les rapprochements a priori inconcevables qu’il semble mettre en avant (culture et viol). Le sous-titre (Du « troussage de domestique » à la « liberté d’importuner ») renvoie à des événements brûlants d’une actualité plus ou moins récente, en l’occurrence aux propos de Jean-François Kahn qui minimisent les actes de DSK accusé d’agression sexuelle et de tentative de viol et à la tribune parue dans Le Monde et signée entre autres par Catherine Deneuve en réponse aux mouvements #MeToo ou #BalanceTon Porc.

Le titre est toutefois un peu trompeur car l’ouvrage, loin de se borner à ne saisir que ce que seraient les particularités d’une culture du viol à la française, a avant tout pour objet de déconstruire nos nombreux stéréotypes sur le viol. Si l’auteure, militante féministe et animatrice du blog Crêpe Georgette, prend position par rapport au viol et à la manière dont on se le représente, le texte qu’elle nous livre est aussi une synthèse, à la fois très documentée et accessible, dont la lecture se révèle passionnante et essentielle d’un point de vue sociétal. Le livre s’adresse à toutes et tous, en particulier aux non-spécialistes car il entreprend un important travail de clarification de certains concepts (culture du viol, patriarcat, sexisme, genre…) et termes (agression sexuelle, viol, harcèlement sexuel…), en adoptant une approche généalogique, historique et pluridisciplinaire (sociologique, juridique, géographique, psychologique) ainsi qu’en convoquant de nombreux spécialistes, en particulier français, américains et canadiens. On ne saurait donc heureusement le réduire à un débat franco-français ou à la polémique dans laquelle le titre semble l’inscrire, même si l’on comprend vite que parler du viol, c’est nécessairement se heurter à des représentations grandement partagées, tenaces et nocives pour notre société.

 

Déconstruire nos idées reçues sur le viol et les violeurs

Telle est la première ambition de ce livre. La culture du viol se définit comme « la manière dont une société représente le viol et les violeurs à une époque donnée. Elle se définit par un ensemble de croyances, de mythes, d’idées reçues autour de ces trois items ». Parler de culture du viol implique l’idée que le viol, et plus largement les violences sexuelles, ne sont pas un acte aberrant, pathologique dans nos sociétés, mais qu’elles reposent sur certains préjugés que nous partageons massivement (tous et toutes, agresseurs et victimes, policiers, juges, médecins…), entretenons et transmettons. Valérie Rey-Robert s’inscrit explicitement dans la lignée des idées d’Eric Fassin : le sociologue pense la violence sexuelle « en termes culturels et non individuels », et considère le viol comme un « comportement extrême dans un continuum qui commence avec les comportements ordinaires, jugés normaux ». Si un ensemble d’idées et de pratiques contribue à tolérer, voire à encourager la violence sexuelle, il est impérieux de les reconnaître pour les endiguer.

Partant, Valérie Rey-Robert s’emploie à pointer et à démentir nos stéréotypes autour du viol, en recourant à de nombreux chiffres, enquêtes récemment menées et études de cas. S’il est commun de sous-estimer le nombre des violences sexuelles, les statistiques montrent qu’il s’agit d’un phénomène courant. Par exemple, d’après les enquêtes annuelles de l’ONDRP (Observatoire National de la Délinquance et des Réponses Pénales), il est estimé que le nombre de femmes âgées de 18 à 75 ans, qui au cours d’une année sont victimes de viols et de tentatives de viol, est en moyenne de 84 000. Aussi se figure-t-on souvent le violeur comme un homme marginal, laid, dérangé mentalement, habitant en banlieue, issu des basses classes, agissant la nuit, dans un espace public, avec une arme. Il n’en est rien : loin d’être des monstres, les violeurs sont des « Monsieur-tout-le-monde », des hommes ordinaires, issus de toutes les classes sociales, qui peuvent être beaux, riches, célèbres, satisfaits de leur sexualité, des hommes mariés et pères de famille. Dans la grande majorité des cas, les agressions sont perpétrées par une personne connue de la victime, en particulier le conjoint ou l’ex-conjoint, dans un cadre privé ou familial. Bien que le viol par un époux a été pour la première fois reconnu en 1984 par la chambre criminelle de la Cour de cassation, la notion de viol conjugal n’est entrée que tardivement dans le code pénal avec la loi du 4 avril 2006. Valérie Rey-Robert souligne aussi l’impunité des agresseurs : seules 9 % des victimes portent plainte, à la suite de viol ou de tentative de viol qu’elles ont subi, et la plupart des plaintes sont classées sans suite. Ainsi « les chiffres concernant les violences sexuelles sont alarmants mais les condamnations rares et faibles », ce qui constitue une chance pour les violeurs. Du côté des victimes, adhérer aux idées reçues sur le viol peut les empêcher de porter plainte si le viol qu’elles ont vécu ne correspond pas à l’idée préconçue qu’elles s’en font : « nos stéréotypes sur ce que doit être un viol nous empêchent de les voir comme tels ».

Valérie Rey-Robert s’attache également à montrer les dissociations de nos réactions face aux viols : alors que beaucoup d’entre nous (hommes comme femmes) condamnons fermement le viol et voyons les violeurs comme des « êtres immondes », nous tendons spontanément à remettre en question les témoignages des victimes, à douter de leur crédibilité (cette femme ment-elle ? n’exagère-t-elle pas ce qu’elle raconte ? etc.). De même, il n’est pas rare de trouver des excuses atténuantes aux violeurs en invoquant le caractère incontrôlable de la sexualité masculine et de culpabiliser les victimes, en questionnant par exemple leur vie sexuelle passée ou leur tenue vestimentaire. Comme le dit Valérie Rey-Robert, cet écart s’explique « par la distance entre nos idées reçues autour du viol et leur réalité factuelle ».

 

Une culture du viol… à la française ?

Si la culture du viol touche toutes les cultures, elle varie en fonction des époques et des lieux : il existe bien une spécificité française de la culture du viol. Selon Valérie Rey-Robert, une certaine tradition culturelle du libertinage, des baisers volés, de la séduction, de la galanterie est régulièrement invoquée en France pour justifier ou minimiser les violences sexuelles, comme ce fut le cas lors de l’affaire DSK ou à la mort de Claude Lanzmann. L’auteure signale l’asymétrie des rapports entre les femmes et les hommes lorsqu’il est question des relations amoureuses et sexuelles, et les conséquences de jeux de séduction sophistiqués dans lesquels il est attendu que la femme résiste, et ne manifeste pas clairement son désir. Cette ambiguïté que l’on a traditionnellement teintée d’érotisme a des effets pernicieux parce qu’elle consiste à masquer une affirmation claire du désir féminin, crée une « confusion autour du consentement » et ouvre la voie pour les agresseurs à une mauvaise foi interprétative. Du point de vue du droit, il est notable que la loi française sur le viol ou les agressions sexuelle ne comprenne pas le mot « consentement », à la différence de la loi belge ou canadienne, ce qui se justifie par les difficultés à définir le consentement en matière sexuelle. Le viol est ainsi défini dans le code pénal depuis 1980 et 1994 comme « tout acte de pénétration sexuelle, de quelque nature qu’il soit, commis sur la personne d’autrui par violence, contrainte, menace ou surprise ».

La France est indéniablement dotée d’un riche patrimoine qui a contribué à former l’idée d’un amour à la française. Y a-t-il des œuvres qui, à un certain niveau, favoriseraient une culture du viol si l’on ne change pas le point de vue que l’on porte sur elles ? Des productions littéraires et picturales, considérées comme classiques ou fétichisées, méritent d’être relues à la lumière du genre et des violences faites aux femmes. Ainsi en est-il du fin’amor ou amour courtois qui prône une asymétrie dans les relations amoureuses, au détriment de la femme, ou du libertinage, un modèle que des personnes revendiquent contre « le moralisme réactionnaire » et assimilent à une prétendue liberté sexuelle. Or, une relecture de certains textes du XVIIIe siècle, comme se proposent de le faire des chercheurs aujourd’hui, permet de montrer que Casanova, loin de n’être qu’un « séducteur », « un amoureux des femmes », est un violeur et que le vicomte de Valmont, dans Les Liaisons dangereuses, viole Cécile de Volanges en recourant notamment à la menace. Lorsque Valérie Rey-Robert en vient à l’interprétation d’œuvres qui ont contribué à informer notre vision d’un amour à la française, il est dommage qu’elle soit parfois un peu allusive. Pour remédier à cela, citons par exemple le projet « Malaise dans la lecture » et son site https://malaises.hypotheses.org/ qui propose de réinterpréter des œuvres au prisme des violences sexuelles.

 

Comprendre pour agir. Des manières de lutter contre le viol.

« Admettre ses préjugés » est une première étape. Il existe ensuite diverses manières pour agir contre les violences sexuelles. L’une d’elles consiste à faire attention aux mots qu’on utilise : privilégier l’expression « être violé.e » plutôt que « se faire violer », éviter de dire que la victime a avoué, verbe qui connote la culpabilité. Le langage informe nos représentations de la sexualité et de la séduction (par l’emploi courant des champs lexicaux de la guerre et de la chasse, le vocabulaire de la domination) et dévalorise la sexualité féminine associée à la passivité (« la femme […] pénétrée apparaît soumise à l’homme »). Les médias et les productions audiovisuelles se doivent également de réfléchir à la manière dont le viol est traité afin de ne pas en renforcer les stéréotypes.

Valérie Rey-Robert appelle à un changement de focalisation, en insistant sur l’idée que « les responsabilités sont déplacées » : on apprend aux filles à ne pas être violée (en leur inculquant le sentiment de peur des violences sexuelles, en les encourageant à prendre des précautions dans l’espace public…), mais l’on n’apprend pas aux garçons à ne pas violer alors que 98 % des violeurs sont des hommes. Or, l’un des problèmes vient de ce que des hommes, peu habitués à la frustration, n’acceptent pas un refus en matière sexuelle, bien qu’ils le comprennent. C’est aussi ce que le violeur pense des femmes qui crée les violences sexuelles : « considère-t-il qu’il peut en faire ce qu’il veut ? » Dès lors, les campagnes de prévention doivent plus systématiquement cibler les agresseurs, suivant l’exemple du Canada, plutôt que de se concentrer sur les victimes. Dans la mesure où la culture du viol se nourrit du sexisme et du maintien des rôles traditionnellement genrés, l’éducation se révèle fondamentale et doit prendre pour objet la déconstruction des stéréotypes de genre et de la domination masculine.

 

En abordant les particularités françaises d’une culture du viol, Valérie Rey-Robert nous invite à nous débarrasser de nos préjugés autour du viol pour lutter contre les violences sexuelles, et nous donne les moyens de le faire, ne serait-ce que par le choix des mots qu’on utilise. C’est donc un livre nécessaire, qui rencontrera des résistances, et permet de cerner la mesure du problème. Il en ressort surtout un certain espoir car le viol, envisagé dans sa dimension culturelle, peut être combattu : il n’est dès lors pas inéluctable.