La jeune romancière Cécile Coulon, dont le dernier opus, « Une bête au Paradis », a paru récemment aux Éditions de l’Iconoclaste, nous parle de son attachement au monde rural.

Depuis quelques années, on remarque un certain engouement du milieu éditorial pour tout ce qui touche à la Terre, à la nature et au sauvage. À chaque rentrée paraissent de nombreux ouvrages qui trahissent ce désir de se rapprocher du monde « sauvage ». Tout se passe comme si la nature était en vogue aujourd’hui. Comment expliqueriez-vous cet enthousiasme ?

Je crois que l’abandon des zones rurales, leur progressive désertification politique et démographique a laissé le champ libre à l’écriture. Les campagnes sont devenues des champs d’imagination et de création incroyables : des lieux à investir en littérature. C’est le polar qui s’est emparé de ce sujet en premier, et à sa suite – comme ce genre gagnait en légitimité aussi – une grande partie de la littérature contemporaine.

Mais l’intérêt est général, pas seulement littéraire ou artistique. Les auteurs s’attachent en fait à écrire ce souci écologique qui traverse notre époque. Comme la question écologique est médiatiquement et politiquement au premier plan, c’est tout à fait logique qu’elle resurgisse en littérature, au cinéma, dans la peinture.

D’ailleurs les lecteurs français ont depuis assez longtemps une sorte de fascination pour la littérature américaine des grands espaces : le succès de maisons comme Gallmeister, qui « cartonnent » en ne publiant que du nature writing, le prouve bien. En France, le roman de terroir ne se lit pourtant plus vraiment, alors même qu’il adopte le même angle d’écriture. Comme s’il suffisait de traverser l’océan pour qu’un sujet soit moins désuet : une sorte d’exotisme occidental, en somme. Peut-être commence-t-on à se dire qu’il n’y a pas besoin d’aller aussi loin : il n’y a pas de raison que les histoires d’Auvergne soient moins intéressantes que celles du Connecticut.

En parallèle à ce retour littéraire à la campagne, ne pourrait-on pas parler aussi d’une lassitude à l’égard de l’urbain ?

Je pense qu’on a épuisé la ville, et que la ville nous a épuisés en tant que lecteurs. À force de la raconter de toutes les façons possibles, on a développé une envie d’autre chose. Cette espèce de « retour à la terre » se nourrit d’ailleurs complètement de ce sentiment de trop-plein : on a trop écrit la ville, maintenant c’est son revers qu’on a envie d’explorer. Tout à coup, tout le monde se demande ce qu’il se passe dans la forêt, dans les champs... Des auteurs qui ont toujours écrit dessus se retrouvent maintenant sous les feux des projecteurs, beaucoup plus qu’avant en tout cas : Marie-Hélène Lafon, Franck Bouysse, Pierre Bergounioux, Marie Rouanet… On s’empresse de dire « qu’ils avaient raison », on les appelle « précurseurs », mais ça n’est pas qu’ils étaient là avant les autres : ils écrivent sur ce qui est important pour eux.

Dans vos  livres, même s’ils se développent tous dans des espaces ruraux, on a pourtant l’impression que la nature n’est pas un sujet, dans le sens où vous ne développez que peu sa description : elle apparaît davantage comme un cadre où développer idéalement vos histoires.

Je l’utilise comme un contexte, un paysage. Ce ne sont pas des romans contemplatifs, mais des histoires. Il me semble que mes enquêtes se situent toujours dans des endroits hors de la ville parce que c’est un terrain de jeu relativement libre, et parce que je ne peux écrire que sur ce qui m’émeut. Or, j’ai grandi dans ce genre d’endroits, j’y retourne tout le temps, mes livres se plaisent à ce genre d’espaces quelque peu délaissés, silencieux.

Vos livres sont d’ailleurs loin de la lenteur contemplative qu’on associe à ces espaces.

D’une certaine façon, mes histoires désobéissent au lieu où elles prennent corps. Mes romans, en tout cas, adoptent un style brut et un rythme nerveux parce je cherche à écrire ce qu’il y a sous ce calme et cette tranquillité du monde rural. Je veux montrer au lecteur que ce n’est pas parce qu’on est dans un espace silencieux que les eaux souterraines ne sont pas troubles.

Selon vous, le monde rural n’est donc pas moins violent que le monde urbain ? 

Je pense qu’à la campagne, la violence existe, mais elle est enfouie : cachée sous le travail, sous le silence, étouffée par les liens extrêmement forts qui unissent les familles. Peut-être qu’écrire de façon incisive et parfois brutale me permet de faire remonter cette violence. C’est presque une entreprise de dissection, trancher net pour voir ce qu’il y a sous la peau lisse, apercevoir la chair, les os, le sang : tout ce qui est nettement moins lisse et rassurant que la surface.

Vos textes semblent modelés par le lieu où ils évoluent, c’est un peu la même chose pour vos personnages : on dirait qu’ils se définissent avant tout par le lieu où ils naissent, où ils vivent.

Oui, je trouve ça passionnant de se dire que malgré toutes nos tentatives de modeler nos corps – se maquiller, s’habiller de telle ou telle façon, etc. –, l’être humain garde la trace des lieux où il a grandi et vécu. Aujourd’hui on est persuadés, surtout les femmes d’ailleurs,  que notre corps nous appartient et qu’on peut faire de lui tout ce qu’on veut : mais non, il est profondément marqué par ce qui l’entoure, et je trouve ça très beau, rassurant aussi.

C’est aussi ça je crois, l’attachement à la terre : considérer qu’elle modèle notre identité, et que l’ancrage dans un territoire n’est pas réducteur, ni mortifère. Je ne recherche pas l’exotisme, je veux dire qu’il n’y a pas de raison pour que les volcans d’Auvergne soient moins intéressants que les grandes plaines américaines.

Pourtant, cet attachement à la terre semble ambivalent dans vos romans : ceux qui restent aiment leur lieu mais finissent souvent par souffrir de cet enracinement, ils dépérissent mais ne partent pas. Une de vos phrases résume assez bien cette idée, d’ailleurs : « Un roi ne doit pas quitter son palais ».

Si tu aimes, tu ne pars pas. Il y a là une forme de fidélité absolue, qui peut sembler complètement dépassée aujourd’hui, c’est pour ça que ces sentiments-là sont difficiles à aborder. Il y un nombre impressionnant de lecteurs qui viennent me demander pourquoi Blanche (dans Une bête au Paradis) reste au Paradis, pourquoi elle continue d’aimer un homme qui l’a traînée dans la boue. Elle a un côté chevaleresque, en effet, et c’est voulu. Comme une sorte de code moral, presque celui des samouraïs, même si la comparaison peut sembler incongrue : préférer mourir plutôt que de vivre dans la honte.

Le contraste est d’ailleurs assez frappant entre vos personnages qui souffrent, essaient péniblement de se remettre des coups qu’ils prennent, et la nature alentour : elle semble imperturbable, les saisons suivent leur cours, l’herbe continue à pousser…

Oui, en fait, c’est l’idée qu’on n’est pas là pour si longtemps que ça. Cette ambition un peu vaine de survivre à ce qui nous entoure, en sachant très bien que ça ne sera pas le cas. On a besoin de marquer notre passage, et on essaie de toutes nos forces de laisser une trace alors que dans 50 ans on n’en parlera plus.

Je vous cite pour illustrer ce que vous venez de dire, c’est une des premières phrases de Trois Saisons d’Orage : « Je vous parle d’un endroit qui est mort mille fois avant mon arrivée, qui mourra encore mille fois après mon départ. [...] Je vous parle d’un endroit qui a vu des hommes suffoquer, des enfants naître : un lieu qui leur survivra, jusqu’à la fin, s’il y en a une. »

Oui, en fait ça c’est toute l’histoire de tous les romans que j’ai écrits. C’est un peu mon pacte d’écriture : parler d’endroits qui survivront à tous ceux qui passeront et essaieront de les modeler.

Et pourtant, parler de ces endroits ne semble pas s’inscrire dans un projet politique.

Non, en effet. Il y a une dimension sociale, c’est sûr, il m’importe de parler de ces territoires. Par contre, pour ce qui est de la politique, tout dépend de la façon dont on emploie le mot. Si on remonte à son sens étymologique, et si la politique consiste à faire attention à ceux qui sont autour de vous, alors oui, mes textes ont une dimension politique. Commençons déjà par nous occuper de nos voisins, à 100 mètres de chez nous, à 100 km.

J’essaie juste de réinscrire les « champs » dans le champ littéraire, car c’est un sujet qui me touche et me tient particulièrement à cœur, mais je n’irai pas jusqu’à dire que c’est une entreprise politique au sens fort. Ce n’est pas non plus un pamphlet contre la ville. Je ne suis pas en adoration devant les campagnes, je sais pertinemment à quel point il est dur d’y vivre. Je veux absolument rendre compte de ces difficultés aussi d’ailleurs, il ne s’agit pas d’idéaliser bêtement les forêts.

Votre lectorat est d’ailleurs assez varié, et Une bête au Paradis est loin de plaire seulement à ceux qui s’y reconnaissent. On perçoit dans ce livre une forme de bienveillance à l’égard du lecteur, une volonté d’emmener celui-ci dans un texte ambitieux certes, mais tout de même accessible : les chapitres sont relativement courts, les titres incisifs, l’histoire happe celui qui la lit.

En fait, en écrivant ce livre, je voulais toucher surtout un jeune lectorat. Il a été construit de manière assez particulière, il y a eu un vrai travail avec la maison d’édition. En en parlant avec mon éditrice, nous nous sommes rendu compte qu’en fait notre premier adversaire était Netflix. On s’est demandé ce qui dans un livre pourrait plus attirer l’attention du lecteur qu’une série. Pour elle, ça passait avant tout par la construction, le chapitrage, la vivacité des parties. D’ailleurs, de tous ceux que j’ai écrits, c’est le livre qui fonctionne le mieux en librairie, celui qui est le plus apprécié par les lecteurs. C’est un lectorat qui n’est pas forcément constitué de très grands lecteurs, et c’est quelque chose dont je suis assez heureuse. Je n’ai absolument aucune honte à dire que j’ai envie d’être lue par tous, par des jeunes, des nouveaux lecteurs. J’essaie de toucher le plus grand nombre, avec une écriture qui se veut aussi exigeante que possible. C’est loin d’être simple.

Est-ce que votre récent changement de maison d’édition, de Viviane Hamy à l’Iconoclaste, y est pour quelque chose dans ce changement de cap ?

Les éditeurs de l’Iconoclaste voulaient faire connaître mon écriture à beaucoup plus de gens. C’est une des raisons pour lesquelles j’ai changé, même si je tiens à rendre hommage au travail abattu par mon éditrice précédente. Le nouveau mot d’ordre à l’Iconoclaste est de faire attention aux gens, du blogueur qui a une audience de 100 personnes jusqu’à la « Grande Librairie ». Je veux écrire comme j’ai toujours écrit, mais essayer de toucher plus de gens. Je n’ai pas peur d’affirmer que je veux écrire un roman populaire, moi aussi j’en ai lu beaucoup. J’espère simplement avoir réussi à greffer sur ça une certaine exigence d’écriture.