À l’occasion des 150 ans de la naissance d’André Gide, les éditions Gallimard publient sa correspondance avec son ami et beau-frère, le critique et philosophe Marcel Drouin.

La publication de la correspondance André Gide - Marcel Drouin s’inscrit dans un contexte particulier. Le 22 novembre 2019, on fêtait en effet les 150 ans de la naissance de Gide. Il n’est donc guère surprenant que l’année ait été riche, très riche même, en publications gidiennes. C’est notamment la correspondance de Gide qui a été à l’honneur. Outre un colloque sur « André Gide en ses lettres » qui s’est tenu à Paris en mars et dont les Actes viennent de paraître dans la dernière livraison de la revue Épistolaire, on recense pas moins de quatre publications d’un intérêt capital :

- une anthologie des lettres de Gide, éditée par Pierre Masson, président de l’Association des Amis d’André Gide (Gallimard, collection « Folio ») ;

- un volume intitulé André Gide et les peintres. Lettres inédites, préparé par le même Pierre Masson avec la complicité d’Olivier Monoyez, et publié dans la belle série des « Inédits des Treilles », chez Gallimard également ;

- la passionnante correspondance échangée entre Gide et le médiéviste romaniste allemand Ernst Robert Curtius, que Peter Schnyder (président de la Fondation Catherine Gide) et Juliette Solvès viennent d’offrir au public dans la collection « Bibliothèque gidienne » des Classiques Garnier ;

- et enfin, donc, le recueil des quelques 600 lettres que s’écrivirent Gide et son ami puis beau-frère Marcel Drouin (Gallimard à nouveau, collection « Blanche »).

 

Découvrir Marcel Drouin, redécouvrir André Gide

Ce dernier volume est singulièrement captivant, et ce d’abord parce qu’il nous invite à découvrir la pensée d’un critique aujourd’hui presque oublié, et qui pourtant fut en son temps un acteur important de la vie littéraire française : Marcel Drouin (1871-1943).

Brillant germaniste, cacique à Normale et agrégé de philosophie, il devait faire carrière dans l’enseignement secondaire, et (sous le pseudonyme de Michel Arnauld) donner parallèlement, dans L’Ermitage puis dans La Nouvelle Revue Française (dont il fut l’un des cofondateurs), de beaux articles, dont certains firent date (en particulier ceux qu’il consacra à Goethe). À la lecture de ces lettres, on découvre un esprit subtil, à la fois enthousiaste et pondéré, à la fois audacieux et modéré, que seule sa modestie empêcha d’occuper une place tout à fait majeure dans le monde de l’esprit. Témoin cet extrait d’une lettre à l’épouse de Gide, Madeleine, datée de 1897 : « J’espère renseigner, exciter, non diriger, et les esprits de premier ordre sont tout de même les esprits directeurs ».

Gide, lui, est bien « un esprit directeur » qui a l’ambition d’influencer ses contemporains. Il sait, dès son plus jeune âge, qu’il porte en lui un grand homme – et André Rouveyre, en l’appelant le « contemporain capital », ne fera que confirmer l’idée qu’il se fait (sans immodestie d’ailleurs) de lui-même. Mais c’est un tout autre Gide que nous révèle ce volume de lettres. Un Gide non seulement intime, mais aussi et surtout familier ; un Gide aux antipodes des clichés cristallisés par le trop fameux « Familles, je vous hais ! » ; un Gide toujours émouvant et souvent ému, qui semble se soucier moins du retentissement de sa parole publique que de l’opportunité de sa parole domestique ; un Gide, enfin, qui, quoi qu’il écrive, lettre ou roman, drame ou récit de voyage, ne paraît se soucier que d’être compris de celui qu’il nomme son « cher frère » et de quelques amis proches, le succès et la gloire ne lui semblant qu’une conséquence annexe de son génie littéraire.

 

Gide, un écrivain pour 2020

D’où cette question : comment expliquer qu’un écrivain qui fut en quelque sorte un « grand homme malgré lui » demeure aujourd’hui notre « contemporain capital » ? Il doit au Prix Nobel qui lui fut décerné en 1947 d’être présent dans toutes les histoires littéraires ; il doit à son style éblouissant et à son intelligence étincelante d’avoir évité à jamais le purgatoire des Lettres et de retrouver génération après génération un important contingent de lecteurs ; mais à quoi doit-il de demeurer actuel, là où tant d’autres se transforment en classiques ? Cette question, cela fait plusieurs décennies que ses commentateurs se la posent (la dernière parution sur le sujet étant le volume collectif intitulé Actualités d’André Gide, publié sous la direction de Martine Sagaert et Peter Schnyder aux éditions Honoré Champion en 2011). Mais on ne saurait y apporter une réponse définitive, puisqu’elle se renouvelle à chaque fois que l’esprit de l’époque se métamorphose. Elle n’est plus la même en 2020 qu’en 2010, et sera différente encore en 2030.

Ce qui n’empêche pas d’essayer de résoudre cette énigme : qu’est-ce qui fait de Gide, décédé en 1951, un homme de 2020, voire un homme pour 2020 ? Cette adéquation mystérieuse entre un grand écrivain du passé et notre contemporanéité, c’est peut-être le dernier essai de Régis Debray, Du génie français (Gallimard, 2019), qui permet d’en éclaircir les raisons. Debray fait du Français d’aujourd’hui un portrait somme toute assez peu plaisant : autolâtre et réfractaire à l’engagement, il se retrouve en Stendhal car ce dernier sut transfigurer l’égoïsme en égotisme. Or, parmi les écrivains les plus stendhaliens (et donc les plus « contemporains ») de notre littérature, Debray mentionne Gide. Mais il ajoute que l’homme français de 2020 ne réalisera son destin, et ne réincarnera par conséquent le génie du pays, que si c’est « en la remontant » qu’il « suit sa pente » (l’image est empruntée… à Gide). Or qui mieux que Gide sut prendre l’égotisme à rebrousse-poil – qui mieux que celui qui, après avoir joui secrètement des plaisirs d’un érotisme homosexuel à l’époque hors-la-loi, prit le risque de rendre public ces amours qui n’osaient encore dire leur nom ? Qui mieux que celui qui, chargé par le ministre des Colonies de rédiger un rapport de complaisance sur l’Afrique-Équatoriale française, en revint muni d’un brûlot dénonçant la colonisation privée et les abus des compagnies concessionnaires ? Qui mieux que celui qui, accueilli en héros dans une Union soviétique qui le considérait comme l’un de ses plus éminents amis occidentaux, publia à son retour un pamphlet qui lui valut d’être considéré en URSS comme un traître et un renégat ?

 

Les vertus de Protée

Si Gide a survécu à son époque, c’est sans doute pour cela : parce qu’il ne fut jamais de ces écrivains dénoncés par Michel Butor dans Répertoire II (1964), qui, ayant trouvé leur public, n’ont d’autre souci que de le satisfaire, et qui par suite se confondent peu à peu avec l’inconsistante image que leurs lecteurs ont d’eux. Si Gide demeure de nos jours inévitable, incontournable, indispensable, c’est parce que toute sa vie durant, il se situa où on ne l’attendait pas ; parce que toute son existence fut placée sous le signe de la mobilité ; et parce qu’il se refusa toujours à « profiter de l’élan acquis ». C’est ce qui explique aussi qu’on le retrouve pareil à lui-même là où il se ressemble le moins : dans des lettres, par exemple, où il crie haut et fort « Famille, je ne te hais point ».

 

Peu soucieux de respecter les trois unités du succès littéraire (unité de style, unité d’idées, unité de posture), s’amusant à jouer les caméléons pour dérouter ses lecteurs, revêtant volontiers le manteau d’Arlequin, Gide demeure cependant fidèle à lui-même, et n’oublie pas que, qu’il revête les apparences d’un lion, d’un serpent ou d’un cochon, Protée reste Protée… D’où ce fulgurant aphorisme, détaché d’une lettre à Drouin datée du 18 mars 1893 : « L'originalité d’un esprit est en raison de son illogisme ».