André Guyaux et Pierre Jourde proposent une édition très stimulante et très riche pour découvrir l’œuvre de Huysmans, connu surtout pour "À rebours".

Joris-Karl Huysmans (1848-1907) est entré à dix-huit ans au ministère de l'Intérieur, comme employé de sixième classe, grâce à son baccalauréat. Il y a passé trente-deux ans. De ce travail routinier et bureaucratique est né le personnage de Jean Folantin, anti-héros d’À vau-l’eau (1882), une longue nouvelle sur le quotidien médiocre et accablant d’un célibataire à la recherche d’un restaurant convenable et qui enchaîne les contrariétés, des soirées solitaires aux bottines trop serrées en passant par les modifications de l’espace parisien qui rendent les promenades impossibles. L’esthétique naturaliste, qui caractérise la première partie de l’œuvre de Huysmans, se développe dans les moindres détails, non sans une force comique pour laquelle André Breton ne s’est pas trompé, qui citait Huysmans dans son Anthologie de l’humour noir (1940). Folantin est un ancêtre du Roquentin de La Nausée (1938).

 

À l’école du naturalisme

Professeur de pessimisme, misogyne, écrivain au lexique recherché et très riche (comme en témoignent les nombreuses explications de vocabulaire en notes de bas de page, en plus de tous les éclaircissements donnés dans les notes en fin de volume), Huysmans a participé aux réunions organisées par Zola et ses amis à Médan, et propose une vision nihiliste et sinistre de son époque :

  • Marthe, histoire d’une fille (1876) retrace le parcours d’une prostituée et les milieux interlopes (avant que les frères Goncourt ne publient La Fille Élisa en 1877) ;
  • Les Sœurs Vatard (1879), roman dédié « à Émile Zola » par « son fervent admirateur et dévoué ami », évoque le Paris ouvrier : Céline et Désirée sont brocheuses dans un atelier de la rue de Sèvres. « Je crois inutile de discuter maintenant sur le sujet qu’il m’a plu de traiter. Les clameurs indignées que les derniers idéalistes ont poussées dès l’apparition de Marthe et des Sœurs Vatard ne m’ont guère ému. Je fais ce que je vois, ce que je sens et ce que j’ai vécu, en l’écrivant du mieux que je puis, et voilà tout. Cette explication n’est pas une excuse, c’est simplement la constatation du but que je poursuis en art », écrit Huysmans dans l’avant-propos à la deuxième édition de son premier roman.
  • En ménage (1881) appartient encore à cette période naturaliste. André, écrivain sans succès, se retrouve cocu et chasse sa femme. Mais c’est sans compter avec la difficulté de tenir un ménage et les « crises juponnières », ce besoin de femme si difficile à apaiser, même auprès des prostituées. C’est ainsi que se met peu à peu en place « le roman célibataire », pour reprendre le titre de l’étude de Jean-Pierre Bertrand parue en 1996. Comme le notent André Guyaux et Pierre Jourde dans leur préface, « le célibat est l’axe autobiographique de toute l’œuvre de Huysmans et l’incarnation humoristique et désenchantée de cette métaphysique de la conscience solitaire, qui trouvera son prolongement dans l’angoisse existentialiste ».
  • Sac au dos, nouvelle parue d’abord en feuilleton dans une revue belge en 1877, et reprise dans Les Soirées de Médan en 1880, relève aussi du naturalisme, dans ses aspects les plus repoussants. Huysmans y transpose son expérience de la guerre franco-prussienne de 1870. Il s’agit de mettre en scène les tribulations burlesques d’un « mobile qui va à la guerre et en revient, sans avoir eu affaire à d’autres ennemis que la dysenterie », comme le résume un journaliste lors de la parution.

 

Le tournant d’À rebours (1884)

Ce « bréviaire de la décadence » est à peu près tout ce qu’on lit encore de Huysmans aujourd’hui, et cette anthologie proposée par la Pléiade est l’occasion rêvée de le situer dans un parcours et une cohérence. Jean des Esseintes, hobereau célibataire, lui aussi, se retire à Fontenay-aux-Roses dans une thébaïde qu’il décore et aménage de façon excentrique, « loin de l’incessant déluge de la sottise humaine ». Il fait même sertir des pierres précieuses dans la carapace d’une tortue (comme Robert de Montesquiou, poète et dandy, qui est peut-être un des modèles du personnage). Esthète, érudit, décadent, admirateur de Gustave Moreau, Odilon Redon, Goya, Mallarmé, Verlaine, Barbey d’Aurevilly et de l’écrivain mystique Ernest Hello, Des Esseintes devient l’incarnation de la décadence fin-de-siècle, représentant « l’inintelligible abomination qu’est la vie ».

Dans la préface de la deuxième édition du roman, vingt ans après, Huysmans, désenchanté, prend ses distances avec Zola et le naturalisme :

« Le naturalisme s’essoufflait à tourner la meule dans le même cercle. La somme d’observations que chacun avait emmagasinée, en les prenant sur soi-même et sur les autres, commençait à s’épuiser. […] Zola était Zola, c’est-à-dire un artiste un peu massif, mais doué de puissants poumons et de gros poings. Nous autres, moins râblés et préoccupés d’un art plus subtil et plus vrai, nous devions nous demander si le naturalisme n’aboutissait pas à une impasse et si nous n’allions pas bientôt nous heurter contre le mur du fond. […] Je cherchais vaguement à m’évader d’un cul-de-sac où je suffoquais, mais je n’avais aucun plan déterminé et À rebours qui me libéra d’une littérature sans issue, en m’aérant, est un ouvrage parfaitement inconscient, imaginé sans idées préconçues, sans intentions réservées d’avenir, sans rien du tout. »

Il s’agit d’un roman très pessimiste, nourri de Schopenhauer, étranger à tout humanisme et à toute morale.

 

La conversion au catholicisme

« Après un tel livre, il ne reste plus à l’auteur qu’à choisir entre la bouche d’un pistolet ou les pieds de la Croix », écrivait Barbey d’Aurevilly le 28 juillet 1884 à propos d’À rebours. « C’est fait », ajoute laconiquement Huysmans en 1904, désignant ainsi sa conversion religieuse. Elle emprunte le chemin des sciences occultes. Dans Là-bas (1891), l’écrivain célibataire Durtal travaille à une biographie de Gilles de Rais, personnage sanguinaire du Moyen Âge, et à une enquête sur les formes modernes du satanisme au présent, incarné par Docre (anagramme de credo…). En route (1895) est le roman de la conversion, largement autobiographique, comme l’écrit Huysmans à Jules Huret : « L’affabulation du roman est des plus simples. J’ai repris […] Durtal, que j’ai fait se convertir et que j’ai envoyé dans une Trappe. »

En rade (1887) est un roman qui détonne dans cette ligne chronologique. Jacques et Louise Marles, un couple en faillite, se réfugient chez des parents fermiers, et sont logés au château de Lourps (où avait grandi Des Esseintes). Outre le tableau brutal de la vie paysanne (à l’opposé de sa représentation chez George Sand), et la déliquescence du mariage, il y a dans ce roman étrange des aperçus sur l’inconscient du personnage dans l’évocation troublante de ses rêves, rappelant l’univers du peintre Odilon Redon, qui saisit le lecteur et le déstabilise. Pour reconstituer le milieu des paysans, Huysmans a passé un mois « dans leur chaume, à les écouter, à noter leurs intonations, à calepiner leur branle de phrases » pour en extraire « le jus de leur diction », comme il l’écrit à Jean Lorrain. Comme l’indique Per Buvik dans sa notice, « Le roman de Huysmans témoigne d’un changement de perception de la paysannerie à la fin du XIXe siècle, contemporain de la grande crise agricole qui affecte la France entre 1880 et 1900. Le réalisme d’En rade atteint son apogée dans deux moments qui ont provoqué des réactions morales, le moment du vêlage et celui de la saillie du taureau », chapitres « écouillés », selon la formule de Huysmans par la rédaction de La Revue indépendante, où le roman a d’abord paru en feuilleton.

 

Les éditeurs de cette anthologie ont donc accompli un travail remarquable et utile qui rend justice au souci permanent de la langue chez Huysmans (ne serait-ce que dans ses titres) et à son ironie ravageuse, dont ce volume permet de prendre toute la mesure.