Dans un récit magistral, Arlette Farge offre une plongée fascinante au cœur de ces vies du XVIIIe siècle qui n'ont laissé de traces que d'archives.

C’est le livre que tous les historiens rêvent de publier. Un agrégat d’éclats d’archives, de « reliquats » de classements, qui ne forment pas un corpus documentaire cohérent pour la recherche, mais qui, mis bout à bout, révèlent la chair et le sang d’un XVIIIe siècle passionnément humain, bien loin des scènes de fêtes galantes de la Régence ou de pastorales de Watteau.

Ce XVIIIe siècle-là est d’abord purement parisien : la collection de brèves d’archives ainsi réunie par Arlette Farge est issue de deux fonds distincts, le Châtelet de Paris (conservé aux Archives nationales) et les archives de la Bastille (conservées à la Bibliothèque de l’Arsenal), qui, tous deux, ne peuvent témoigner que de ce que ces institutions ont vécu. Ce XVIIIe siècle-là, ensuite, est une fourmilière (pour ne pas dire pétaudière) : « Paris est encombré, effervescent, bruyant et tumultueux […] on vit dans la rue et près de la Seine […] sans oublier les animaux », loin des échanges policés de Marivaux, sans doute beaucoup plus proche des « mégères gendarmicides » de Brive-la-Gaillarde que d’aucuns chanteront deux siècles plus tard.

Arlette Farge, qui a un talent connu pour la pédagogie historienne, fait le pari que son lecteur peut être intéressé par autre chose qu’un discours construit et démonstratif. L’auteur choisit ainsi de peindre non pas un monument de réalisme néo-classique à la David, mais plutôt une fresque pointilliste à la Monet où chaque coup de pinceau a son rôle, où les petites touches de pinceaux finissent par former un tableau cohérent. Ce n’est donc pas une simple juxtaposition de bribes d’archives sans lien entre elles, mais au contraire, une véritable orchestration de ces bribes, qui permet de dessiner une symphonie d’ensemble, à la fois pédagogique et instructive.

 

« Tempête de pamphlets et de foules en colères »

L’ouvrage se divise en deux grandes parties : « Temps survenus et frêles instants », puis « L’intime, le corps et les affects sous le regard de la police ». La première partie ne suit pas d’ordre précis, ce sont des instantanés d’archives, des moments furtifs qui, tous, disent quelque chose « de l’âme du XVIIIe siècle ». On y retrouve pêle-mêle :

  • des protestations contre un usage jugé démesuré de la farine dans l’apprêt des perruques, alors même que « les pauvres n’ont pas de pain » ;
  • une liste d’outils de garçon cordonnier, une autre d’injures ;
  • des dénonciations, des signalements, dont une plainte poignante d’une femme de chambre violée sans ménagement par le gendre de sa comtesse de maîtresse, laquelle reconnaît ne pouvoir rien y faire ;
  • une lettre d’adieu d’un suicidé, criblé de dettes, qui prie son gendre de servir de père à son enfant ;
  • des listes d’effets trouvés sur des cadavres ;
  • une impressionnante liste de conquêtes féminines à la « Mille et Tre » dressée par un Don Giovanni en herbe ;
  • des demandes de lettres de cachet, y compris pour un jeune de quinze ans, qui voit son avenir anéanti d’un trait de plume du lieutenant général de police, illustrant par là l’arbitraire tant décrié du siècle…

On y voit également des moments où la grande Histoire réapparaît à pas de loup, comme ce captivant récit de 1784 où l’on voit une Marie-Antoinette traverser Paris, sans que quiconque se donne la peine de la saluer, ni même de se mettre aux fenêtres pour la voir passer, ou cette lettre décrivant minutieusement les événements de la journée d’un certain mardi 14 juillet 1789.

 

« Ces femmes éraflées par la vie »

La deuxième partie voit des thèmes se dégager : relations amoureuses, nouveaux-nés abandonnés et trouvés sur la voie publique, questions de rapports parents-enfants ou maîtres-domestiques, travail ouvrier et corporations pour ne citer que ceux-là. Il faudrait toutes les évoquer, tant ces historiettes apportent chacune un prisme de compréhension des tensions de ce siècle.

Peut-être peut-on donner les exemples de ces billets retrouvés sur les enfants abandonnés, dont la puissance émotionnelle n’a rien perdu de sa force avec les années ; de ces tumultes parisiens, vite déclenchés, vite réprimés et tout aussi vite rapportés au plus haut niveau de la police, et qui donnent à voir une opinion publique à fleur de peau, préfigurant les journées révolutionnaires ; ou encore de ces témoignages de maltraitance de conjointes, épouses ou concubines (qui ne sont pas sans évoquer les « féminicides » d’aujourd’hui), la plus poignante étant sans doute l’histoire de cette femme tant violentée par son mari (ivrogne) que « des 25 enfants qu’elle avait eus avec lui il n’en est pas venu un seul à bien, estans venus au monde morts ».

 

Une ode d’amour aux archives

Il serait faux d’imaginer toutefois qu’Arlette Farge se contente de livrer passivement ces bribes d’archives. Cette historienne spécialiste du XVIIIe siècle ajoute à ces historiettes cette indispensable dose de connaissances qui permet de les remettre en contexte, lorsque cela s’avère nécessaire. C’est ainsi qu’elle rapproche les listes d’effets trouvés sur les cadavres sur la voie publique, témoignant du rapport très prégnant de ces personnes à l’écrit (que l’on tente absolument de maîtriser) et à la culture, de l’attitude des réfugiés ou des personnes sans domicile fixe d’aujourd’hui, qui gardent sur eux des objets témoins de leur culture.

La voilà encore qui voit dans une demande de secours portée au Châtelet, pour une femme dont l’infirmité l’empêche de travailler, une archéologie lointaine d’une forme de sécurité sociale : lorsque des problèmes de santé empêchent les personnes de travailler, il faut les rapporter au Châtelet, pour certifier et excuser l’oisiveté forcée des personnes – et tenter le cas échéant d’organiser un secours.

La voilà enfin qui, en grande habituée des salles de lecture des services d’archives, parvient à transmettre l’émotion que tout historien ou archiviste connaît en manipulant des traces de ce passé si vivant : « numérisation et photographies ne remplaceront jamais ce contact direct avec autrefois. Le toucher peut devenir l’outil de l’historien ».

 

Face à ce fourmillant tableau, le lecteur aura plusieurs réactions : une réaction d’admiration d’abord, devant le travail de dépouillement et de mise en cohérence de ces fragments ; une réaction d’effroi, ensuite, face à la peinture ultra-réaliste que ce travail donne à voir des conditions de vie au XVIIIe siècle. Il n’est pas impossible que cette compilation d’instantanés de la vie parisienne dans tous ses états lui permette de comprendre également – enfin – les fins mécanismes sociaux ayant abouti aux journées de 1789…