Le philosophe Jean-Clet Martin explore les usages du monstre dans la filmographie de Ridley Scott, créateur d’« Alien » et de « Blade Runner ».

Le débat portant sur le monstre et le monstrueux a une histoire dans notre culture, et hors de notre culture. L’idée que le philosophe Jean-Clet Martin défend ici, c’est que ce thème a une portée philosophique considérable. Auteur d’une Logique de la science-fiction, il fréquente les cinémas comme d’autres philosophes l’avaient fait avant lui : on pense notamment à Stanley Cavell, après Gilles Deleuze et Jacques Rancière. De fait, chaque examen d’un film prête à des réflexions portant sur les humains, les cultures et leur devenir.

Dans cette recherche spécifique, l’auteur fixe notre attention sur le réalisateur Ridley Scott, qui propose depuis longtemps un cinéma requis par l’histoire de notre monde, puisqu’il la met en lumière selon les ressources du cinéma. Or dans ce cinéma, il existe un fil conducteur : l’image des monstres que nous sommes devenus en notre mutation. Cette figure du « monstre » surgit ainsi des images conçues par Ridley Scott, révélant au total, de la part du réalisateur, une certaine obsession à réaliser des suites « monstrueuses ».

 

Le réalisateur dans ses films

Jean-Clet Martin ne prend en charge que certains films exemplaires du réalisateur. Ce dernier a tourné un nombre d’œuvres impressionnant. La liste en est donnée en fin d’ouvrage, accompagnée d’autres références. Pour simplifier, réduisons aux œuvres dont le lecteur n’a pu oublier la teneur et que l’auteur explore plus abondamment que d’autres : Les Duellistes (1977), Alien (1979), Blade Runner (1982), Thelma et Louise (1991), Prometheus (2012) et Alien : Covenant (2017). Cette simplification, certes dommageable, indique tout de même que l’auteur prend soin de ses choix et surtout de la cohérence de ses commentaires d’un film à l’autre. Les autres films de Ridley Scott sont évidemment explorés, les uns faisant droit à des héros ratés, les autres dénonçant l’immoralisme des prétentions morales et humanitaires, les derniers (par exemple, Hannibal, 2001) donnant à la figure du monstre sa version humaine, teintée de fantastique, mais fort différente de la monstruosité d’Alien.

Ces titres servent de fil conducteur à l’étude. Prometheus offre le scénario qui, avec Blade Runner, nervure l’ensemble de l’essai de Martin. On sait que ce film retrace l’origine de l’humanité, du double point de vue de la mythologie et de l’archéologie. L’auteur insiste aussi beaucoup sur Alien Convenant, une œuvre d’art totale, précise-t-il, offrant l’illusion de la Création, la fréquentation de l’Absolu. Son analyse nourrit aussi l’ouvrage, par sa manière de faire tomber les statues de l’humain et des dieux. Affaire d’androïde en l’occurrence, qui réincarne Richard Wagner et Michel-Ange sur le mode du bug.

À ce propos, Martin revient souvent sur le parallèle qu’on peut concevoir entre l’opéra et le cinéma : dans l’opéra, tout peut se déchaîner jusqu’à l’ivresse, et on y met le pire en forme de beauté. L’opéra sublime la scène théâtrale en présentant les crimes, la luxure et les pires des passions sous une forme rehaussée. L’apothéose de l’opéra est ainsi présente chez Richard Wagner, dont Ridley Scott assume l’influence. Et pas uniquement de lui : il invoque aussi l’héritage de Friedrich Nietzsche, que Martin cadre dans le viseur de Scott : Nietzsche et Wagner passant pour des Duellistes, d’un genre particulier.

 

Les images cinéma

Autour de Ridley Scott, c’est aussi le statut des images de cinéma qui est en jeu. L’image cinéma n’est pas vouée seulement aux nécessités d’un lien causal entre des événements. Elle peut aussi se dispenser des liens les plus habituellement conçus entre les images et le « réel » : symboles, métaphores, etc. Elle peut élaborer des liens finalement plus puissants, redevables du mouvement réel des images. Au passage, remarque Martin, rien n’interdit de supposer que la pensée procède de la même façon, et découvre de nouvelles associations.

Martin rapproche cette idée qu’il conçoit de l’image-cinéma de la notion d’automate spirituel – cette expression qu’utilise Baruch Spinoza pour montrer que l’enchaînement des idées obéit à certains automatismes invisibles échappant à la seule chronologie des rencontres causales. Le dispositif du photogramme montre une inventivité tout à fait indépendante de ce type d’enchaînement. Il déploie une capacité à réorganiser les agencements en suivant des règles internes propres au montage spirituel des machines. Et Martin de donner des exemples, dont les principaux sont les flash-backs nés d’un rapprochement involontaire, les mixages d’instants divergents, les séquences futures, les histoires parallèles… Ainsi court, il est vrai, derrière ce commentaire, le propos de Gilles Deleuze sur le cinéma.

Martin insiste à juste titre sur cet aspect des choses cinématographiques. Au-delà même de Deleuze, il met au jour ces perspectives dans les films de Ridley Scott : nouages de regards entre les personnages, gestes inédits et mouvement de fuite, et pourquoi pas, un art du combat partout présent, dit-il, dans l’art de Scott. Il est vrai qu’il n’y a pas de langage commun pour la rencontre d’un homme et d’un alien – d’un être qui ne parle pas, qui ne connaît pas le dialogue humain. Pour conclure sur ce point, l’auteur précise encore que sous ce rapport, la science-fiction au cinéma renouvelle le genre bien au-delà de la narration, s’associant ainsi des techniques, des plastiques, des matérialités et virtualités qui ne doivent pas grand-chose à la rhétorique trop souvent avancée pour analyser les images-cinéma.

 

Les monstres

Avec Seul sur Mars, en 2015, Scott produit une vision renouvelée de l’espace du voyage. Il propose aussi une autre profondeur que celle du zoom habituel ou du travelling : une profondeur ouverte sur la création d’un univers dans l’univers. Le réalisateur accentue la plongée dans cet univers par l’usage de focales courtes qui donnent le sentiment d’un puissant encadrement. Une technique que Prometheus développe à nouveau à l’occasion de la scène dans laquelle l’univers entier se déploie.

Finalement, ce sont de constants parallèles avec les grands textes de la philosophie qui rythment ces analyses : ceux de René Descartes, mais aussi de David Hume voire Leibniz (pour n’en citer que quelques-uns). C’est sans aucun doute cet ensemble de fils croisés qui permet à Martin d’affirmer que Ridley Scott construit parfois un cinéma infographique qui place son art au-delà des effets spéciaux destinés à divertir le public. Et comment ne pas se référer aussi aux images de synthèse utilisées qui parasitent et brouillent la succession supposée naturelle des images ?

Mais c’est aussi en ce point que la question des monstres prend une place centrale dans l’exploration du cinéma de Scott. Les images donnent par exemple à réfléchir aux rapports entre les organismes et les machines. Certes, la question de l’animal-machine est une construction du XVIIe siècle, mais Alien rappelle des entités qui annoncent cet étrange appareillage technique. Le monstre se présente comme un mécanisme fait de mécanismes. À la différence des machines, remarque-t-on alors, les humains sont condamnés à errer, c’est-à-dire à choisir, à prendre des décisions, à s’aventurer dans une liberté (d’indifférence, écrit Descartes) dont l’animal-machine ignore tout. Ainsi vont les films de Scott qu’ils interrogent cet héritage entier de machines, de robots, d’artifices en contre-point de ce que nous connaissons désormais du vivant.

Il est certain que, dans tous les cas, la référence à des monstres pousse chacun à s’interroger non seulement sur les significations de la notion dans différents systèmes d’interprétation, mais encore à s’inquiéter des statuts de l’humain qui se profilent dans la lecture des monstres. Par là, il faut entendre que la figure du monstre sollicite celui qui l’élabore, ainsi que les fins qu’il (l’humain) s’assigne à lui-même, les missions plus ou moins civilisatrices qui le font voyager, les doutes sur la pureté de l’espèce, sa position entre le monstre et le robot, l’hybridation, et par conséquent le rapport à ses limites. Ce qui inclut la question des technologies contemporaines, et le commentaire nécessaire du propos de Jean-François Lyotard, selon lequel « on peut dire que l’importance (de ces technologies) réside en ce qu’elles s’émancipant davantage des conditions de vie sur terre… » Et le philosophe de préciser sa pensée ainsi : « Toutes paraissent converger vers le même but : rendre le corps adaptable à des conditions de survie non terrestres ou lui substituer un autre corps »   .

Ainsi rebondit toute la question du monstre, alors que son identification au diable, selon les voies médiévales, nous est refusée. Le monstre était alors une singularité absolue, liée au péché et issue d’un ratage de la bonne vie. Avec Montaigne, le monstre acquiert une forme : il n’est pas difforme, mais a une forme métisse ou ambiguë. C’est un effet de la nature, donc du vivant, qui peut produire autant de formes qu’elle veut (elle peut tout).

 

En définitive, le monstre n’existe pas pour la nature, mais seulement pour les humains qui ont des coutumes et qui parfois voient des choses jamais vues par eux. Ce n’est pas un échec de la nature, mais un de ses essais. Ce qu’un Denis Diderot ne cesse de soutenir.