Alain Pagès revient avec brio sur l'Affaire Dreyfus et les nombreux acteurs et rebondissements qui la composent.

Les polémiques sur le film de Roman Polanski ne doivent pas éclipser la publication par Alain Pagès de L’Affaire Dreyfus. Vérités et légendes. Professeur émérite à l’université de la Sorbonne-Nouvelle, spécialiste de l’œuvre d’Emile Zola auquel il a consacré de nombreux ouvrages, Alain Pagès a également publié un livre sur l’Affaire Dreyfus intitulé Une Journée dans l’affaire Dreyfus. « J’accuse… » 13 janvier 1898, chez Perrin en 2011.

 

Aux origines de l'affaire

L’immense texte de Zola qui occupait toutes les pages de L’Aurore, avait eu un impact immense dans la France entière, contraignant l’état-major et le ministre de la Guerre à consentir à la tenue d’un nouveau procès pour le capitaine Dreyfus (1859-1923), accusé en 1894 d’espionnage au profit de l’Allemagne. On lui avait attribué la rédaction d’un « bordereau », qui était en fait de la main du commandant Walsin Esterhazy (1847-1923), escroc couvert de dettes, qui vendait des renseignements, pas fiables du tout, à l’Ambassade d’Allemagne. La Libre Parole, de l’antisémite Édouard Drumont avait publié sur cinq colonnes : « HAUTE TRAHISON ». « Arrestation de l’Officier juif A. Dreyfus ». Il l’avait déjà écrit dans La France juive, le Juif est par essence un traitre. Et Barrès, un des plus violents antidreyfusards : « Que Dreyfus est capable de trahir, je le conclus de sa race. »

Condamné à la déportation, Dreyfus est dégradé publiquement dans la grande cour de l’École militaire à Paris, tandis que la foule hurle « A mort, les Juifs ». Il sera transféré en 1895 en Guyane pour être détenu, totalement coupé du monde, dans une enceinte fortifiée, infestée de vermine, sur l’insalubre île du Diable. Pendant les cinq années de sa détention, il lui a été interdit d’adresser la parole à ses gardiens, qui devaient également s’abstenir de lui parler.

En 1896, Bernard Lazare, le premier dreyfusard, avait publié une brochure sur l’Affaire, intitulée Une erreur judiciaire. La vérité sur l’Affaire Dreyfus.

Le 25 du même mois, Zola a fait paraître dans Le Figaro un premier article en faveur de l’innocence d’Alfred Dreyfus, intitulé « Monsieur Scheurer-Kestner ». Du 1er au 5 décembre, Zola continue sa campagne dans Le Figaro en livrant deux nouveaux articles :« Le Syndicat » et « Procès-verbal ». Puis, chez Fasquelle, son éditeur, Lettre à la jeunesse.

Dans J’Accuse, Zola s’attache principalement à démonter l’aspect policier de l’Affaire, à en analyser dans ses moindres détails le mécanisme de l’instruction, menée par le commandant Du Paty de Clam, afin de démontrer qu’une erreur a été commise. « La vérité est en marche, et rien ne l’arrêtera », écrit Zola dans Le Figaro du 25 janvier 1897. Mais comme il est aussi un artiste, un romancier, il s’extasie : « Quel drame poignant et quels personnages superbes ! »

 

Une affaire publique

Succédant au colonel Sandherr, le commandant Georges Picquart (1854-1914), promu lieutenant-colonel, est nommé en 1895 à la tête du service des renseignements de l’armée. Lorsqu’il informe le général Boisdeffre et le général Gonse qu’il a découvert et établi que la lettre ayant servi de pièce à conviction pour établir la culpabilité de l’officier juif, était de la main d’Esterhazy, ces derniers refusent d’en prendre acte, et se débarrasseront de lui en l’envoyant en mission loin de Paris. Cela dit, Picquart qui n’avait aucune sympathie pour Dreyfus, était banalement antisémite, mais également épris de vérité.

De retour à Paris en 1897, il raconte ce qu’il sait à son ami, l’avocat Louis Leblois. Puis, le vice-président du Sénat, convaincu de l’innocence de Dreyfus, décide de mener campagne pour sa réhabilitation. Deux jours plus tard, le 15 novembre, Bernard Lazare publie une deuxième brochure, Une Erreur judiciaire. L’Affaire Dreyfus.

Parmi les dreyfusards, autour de Bernard Lazare, on trouve des écrivains, des musiciens, et aussi des peintres : Charles Péguy, Daniel Halévy, Jacques Bizet, Marcel Proust, Fernand Gregh, Jules Renard, Tristan Bernard, Félix Fénénon, Léon Blum, Camille Pissarro, Paul Signac, et le compositeur Claude Debussy. Des savants se rallient aussi à la cause, tels Émile Duclaux, Édouard Grimaux, Paul Langevain.

Pendant ces années agitées qui voient une moitié de la France se dresser contre l’autre, Dreyfus sous-alimenté, parfois entravé, sans soins médicaux, ne sait rien de la tempête qui se lève. En 1898, Zola continue sa campagne et publie La Lettre à la France.

Esterhazy, finalement jugé pour avoir écrit le bordereau qui a servi à faire condamner Dreyfus, est acquitté par le conseil de guerre. Mais, le 13 janvier, Zola publie « J’accuse », qui occupe toutes les pages du journal. Zola n’avait-il pas écrit le 17 août 1880 à propos des hommes politiques dans Le Voltaire, et cité dans son livre, par Alain Pagès : « Comprenez donc qu’une seule page écrite par un grand écrivain est plus importante pour l’humanité que toute une année de votre agitation de fourmilière. »

Un mois plus tard, il est jugé, ainsi que la rédaction de L’Aurore, devant la cour d’assises de la Seine et condamné à un an d’emprisonnement. Cependant, la Cour de cassation annule cette condamnation le 2 avril suivant, pour vice de forme. Mais voici Zola de nouveau condamné par la cour d’Assises de Versailles, au mois de juillet. Il s’exile alors en Angleterre. Marcel Proust qui a assisté à son procès, découvre le lieutenant-colonel Picquart, et voit en lui « un cavalier qui revenait d’Afrique… comme descendant de cheval et gardant à pied la rapide et légère allure d’un spahi à cheval ». Ce même Picquart qui se brouillera avec Matthieu, le frère d’Alfred Dreyfus, et lui reprochera d’avoir accepté sa grâce, sera responsable de l’éclatement du camp dreyfusard.

A Paris, les antisémites ne s’avouent pourtant pas vaincus. Les camelots vendent à la criée des brochures antisémites sur les boulevards.

Quand donc finiras-tu dis ?

 

Zola, d’défendre les Youdis ?...

L’Affaire a envahi tout l’espace public. L’antisémitisme obsède la France, La Libre parole de Drumont voit son tirage atteindre 300 000 exemplaires. Tandis que Jean Jaurès s’implique à son tour, et commence à publier Preuves dans La Petite République.

Nouvelle péripétie, le dernier jour d’août 1898, le lieutenant-colonel Henry finit par avouer au ministre de la Guerre Cavaignac, être l’auteur du faux « prouvant » la culpabilité de Dreyfus. Il est aussitôt arrêté et incarcéré au Mont-Valérien, où il se suicide dans sa cellule.

La chambre criminelle de la Cour de cassation n’a plus d’autre choix que de déclarer, le 29 octobre, recevable la demande de révision du procès d’Alfred Dreyfus.

Tout va se précipiter avec la mort du président Felix Faure dans les bras de sa maîtresse Marguerite Steinhil, source d’inépuisables moqueries de la part des chansonniers, qui vantent ses qualités d’« inoubliable pompe funèbre ». Clémenceau commente la mort de Félix Faure par ces mots : « En entrant dans le néant, il a dû se sentir chez lui. » Émile Loubet, favorable à Dreyfus, est élu président de la République.

 

La lente et incomplète réhabilitation du capitaine

Le 3 juin 1899, la Cour de cassation annule le jugement rendu en 1894 contre Dreyfus, qui est renvoyé devant un nouveau conseil de guerre. Zola rentre en France deux jours plus tard. Le 9 juin, Dreyfus quitte l’enfer de l’île du Diable pour la France. Un ministère « de défense républicaine » est formé le 22 juin, sous la direction de Waldeck-Rousseau.

Le second procès de Dreyfus se déroule devant le conseil de guerre, à Rennes, dans un lycée. L’armée refusant envers et contre tout de reconnaître ses manigances et ses erreurs, déclare Dreyfus coupable, mais lui reconnaît des « circonstances atténuantes » ! Dix jours plus tard, le président Loubet prononce la grâce de Dreyfus, qui rejoint sa famille, après cinq années d’humiliations, de souffrances et de désespoir.

Il faudra attendre la semaine du 18 au 24 décembre 1900 pour que la Chambre des députés vote une loi d’amnistie sur tous les faits relatifs à l’Affaire.

Le 29 septembre 1902, Zola meurt asphyxié par les gaz émanant du conduit de sa cheminée. Certains ont affirmé que cette mort ne fut pas naturelle, et que le chapeau de sa cheminée avait été intentionnellement obturé.

Mais c’en n’est toujours pas fini de l’Affaire. Au mois d’avril 1903, Jaurès demande la révision du verdict rendu par le conseil de guerre de Rennes. Presque un an plus tard, les débats commencent devant la Cour de cassation, en vue de la seconde révision du procès du capitaine Dreyfus.

Il faudra attendre le 12 juillet 1906 pour que la Cour annule le jugement du conseil de guerre de Rennes. La Cour affirme que la condamnation a été prononcée « par erreur et à tort ».

Le lendemain, la Chambre des députés réintègre dans l’armée Alfred Dreyfus, avec le grade de commandant, et Picquart comme général de brigade. Ce même jour, la chambre vote également en faveur du transfert des cendres de Zola au Panthéon.

Le 20 juillet, huit ans après sa dégradation, Alfred Dreyfus est fait chevalier de la Légion d’honneur, au cours d’une cérémonie solennelle dans la grande Cour de l’École militaire, où il avait été dégradé.

Au mois d’octobre, Picquart est nommé ministre de la Guerre par Clémenceau. La cérémonie du transfert des cendres de Zola a lieu le 4 juin, en présence du président de la République Armand Fallières. Pendant la cérémonie, le journaliste antisémite Louis Grégori qui avait dirigé l’édition illustrée de La France juive d’Édouard Drumont en 1887, tire sur Alfred Dreyfus, et le blesse au bras et à l’avant-bras. Il sera acquitté par le jury de la Cour d’assises de la Seine.

Ce sont tous ces événements, cette épopée, que raconte et analyse Alain Pagès dans L’Affaire Dreyfus, Vérités et légendes, réalisant un véritable tour de force. Car, il se penche sur l’ensemble de l’Affaire, en moins de 300 pages, formidablement documentées, ordonnées, instructives. Et même captivantes. Il aborde avec précision, concision et clarté la plupart de ses aspects. Il répond à toutes les questions qu’on pourrait encore se poser.

Si, en 2019, on écrit encore des livres, si Polanski tourne un film sur l’Affaire Dreyfus, cela prouve, ainsi que l’avait prophétisé Charles Péguy, dreyfusard de la première heure, que : « Plus cette affaire est finie, plus il est évident qu’elle ne finira jamais. »

Bien que réhabilité, le capitaine Dreyfus n’a jamais été rétabli dans le grade qui aurait dû être le sien selon son ancienneté et ses mérites. Picquart n’a jamais entretenu la moindre relation avec lui. Il n’aimait pas les Juifs.