Une approche dépassionnée du projet transhumaniste par la mobilisation des ressources argumentatives de la bioéthique analytique.

Le débat autour du transhumanisme n'a cessé de mobiliser partisans et adversaires. Les premiers vantent sans grand souci de la nuance, ni même de la plausibilité, les avantages d'une existence où les affres et les limites d'une biologie héritée de l'évolution darwinienne seraient enfin dépassés ; les seconds adoptent volontiers la posture de l'essayiste imprécateur pour discréditer un projet inspiré par la haine du corps et le rejet de la finitude.

Les transhumanistes eux-mêmes ont récemment « réduit la voilure », se rendant compte qu'il n'était peut-être pas très intelligent de prophétiser l'abolition de l'humanité au profit de posthumains, même dotés de super-pouvoirs. Ainsi l'Association Française Transhumaniste affiche actuellement un mot d'ordre fédérateur : le transhumanisme, c'est la volonté d'être humain demain par l'usage des sciences et des techniques afin d'améliorer les caractéristiques physiques et mentales humaines. De façon plus consensuelle encore, l'objectif immédiat revendiqué, c'est de vivre plus longtemps en meilleure santé. Qui pourrait être contre ? C'est ainsi que les membres de cette association peuvent maintenant affirmer que certains de leurs adversaires les plus virulents sont en fait des transhumanistes sans le savoir. Mais il ne s'agit-là que d'une tactique d'apaisement, visant à calmer la panique morale suscitée par les déclarations fracassantes des débuts : rares sont encore les approches mesurées qui cherchent à comprendre les enjeux philosophiques, éthiques et politiques du défi transhumaniste.

Dans ces conditions, l'ouvrage de Bernard Baertschi, maître d'enseignement émérite à l'Université de Genève et membre titulaire du Comité d'Éthique de l'INSERM mérite d'être salué. Il s'agit d'une tentative de rattacher les promesses transhumanistes à un projet classiquement humaniste : celui de s'améliorer, de devenir plus parfait. Pour l'auteur, il n'y a pas rupture entre humanisme et transhumanisme : le transhumanisme, c'est l'amélioration de l'être humain recherchée et obtenue par d'autres moyens, la fin restant essentiellement la même. La question du transhumanisme s'inscrit dès lors dans un débat bien rôdé et - en principe - connu des philosophes. Les rodomontades des uns et les imprécations des autres apparaissent pour ce qu'elles sont en réalité : un tapage indiquant que l'on a affaire à des protagonistes ignorant les éléments de ce débat.

 

Questions de méthode

Il faut cependant nuancer les choses. En premier lieu, ce n'est pas d'abord dans la tradition philosophique que Bernard Baertschi va chercher les éléments communs aux projets humaniste et transhumaniste. C'est le débat bioéthique actuel, relatif à l'augmentation de l'être qui est directement sollicité. En second lieu, le débat est, pour l'essentiel, envisagé par l'auteur tel qu'il est mené dans la bioéthique conventionnellement qualifiée d'« analytique ».

Précisons chacun de ces points. Sans doute, des références extrêmement classiques sont elles mobilisées dans l'ouvrage. Sans souci d'exhaustivité, on relève : Aristote, Boèce, Descartes, Épicure, Kant, J. S. Mill, Pic de la Mirandole, Rousseau, Thomas d'Aquin. Sont également cités des « classiques contemporains » : D. Birnbacher, H. Frankfurt, J. Habermas, T. Nagel, R. Nozick, M. Nussbaum, J. Rawls. Mais on trouve aussi sollicités de nombreux spécialistes en bioéthique (comme N. Daniels, T. Douglas, J. Harris, L. Kass, A. Mauron) ainsi que des philosophes œuvrant dans les domaines « de pointe » que sont la neurophilosophie (A. Chatterjee, J. Donaher, A.Erler, N. Levy) ou encore les théories de l'esprit étendu (A. Clarck, D. Chalmers). En d'autres termes, l'auteur suppose connu - mais l'expose en termes très pédagogiques lorsque c'est nécessaire - un état de l'art complexe et sans doute peu familier à des lecteurs habitués à la tradition « continentale » de la philosophie morale.

Et c'est ici qu'il faut préciser le second point. Bernard Baertschi affirme que l'éthique est une discipline qui demande une certaine généralité   . Cela signifie, bien entendu, qu'il se démarque de telle ou telle version du particularisme moral. Mais cela signifie surtout, puisque le contexte est celui de la bioéthique, qu'il distingue nettement - et à juste titre - celle-ci de l'éthique médicale ou de l'éthique clinique. Dans ces deux dernières disciplines, la méfiance à l'endroit de la généralité peut se comprendre. Il n'est pas ridicule d'en appeler au « sol raboteux de l'ordinaire » - même si la minceur des résultats apportés par ceux qui invoquent un peu à l'aveuglette cette citation de Wittgenstein contraste trop souvent avec la boursouflure de l'annonce : l'éthicien y a affaire, en effet, à des situations indissociables de la pratique de l'art médical, qui ne connaît que des cas. Mais en bioéthique, c'est différent. On pourrait dire, en simplifiant un champ disciplinaire complexe, que la bioéthique a pour objet les interactions, souvent inattendues et paradoxales, entre les biotechnologies en général et le vivant en général. C'est ce qui expliques que Bernard Baertschi puisse intégrer à son propos des considérations sur le dopage en milieu sportif ou sur les tentatives pour produire artificiellement de la viande. Enfin, cette bioéthique est analytique. Elle se caractérise donc par l'attention portée aux arguments avancés, plus que par le caractère enthousiasmant ou consolant des positions substantielles défendues. Pour reprendre une métaphore bien connue, les philosophes analytiques travaillent avec un microscope. Par conséquent, l'auteur va porter une attention scrupuleuse aux détails de l'argumentation ainsi qu'aux faits susceptibles de l'invalider, ce qui a pour effet immédiat de dégonfler quelques baudruches, institutionnelles et conceptuelles.

 

Tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur l'amélioration sans oser le demander

Ce qui frappe l'auteur (et devrait intriguer tout observateur un peu curieux), c'est que les processus d'amélioration en provenance des biotechnologies sont accueillis avec méfiance, pour ne pas dire avec réticence et même avec horreur, par un très grand nombre de philosophes. Ceux-ci auraient-ils renoncé à l'ambition de mener une vie bonne et réussie ? Ne chercheraient-ils plus à s'épanouir en tant qu'êtres humains ? Leur serait-il égal de devenir ou non une personne accomplie ? La solution de facilité consisterait à chercher derrière cette frilosité grincheuse une désillusion devant l'effondrement des grands récits, une fatigue d'être soi, un déclin de l'Occident, ou de poser quelque autre diagnostic du même genre.

C'est précisément ce que l'auteur refuse de faire : il va prendre au sérieux ces réticences, c'est-à-dire les exposer, en montrer les points faibles et les ambiguïtés, mais aussi mettre en évidence ce qu'elles peuvent avoir de plausible et de pertinent. Ce travail d'évaluation est toutefois précédé d'un chapitre où certaines données factuelles sont précisées et où certaines distinctions sont opérées. Les données factuelles sont essentiellement relatives aux neuromédicaments « dont un usage élargi, hors-indication et hors-prescription est réputé source d'amélioration  »   . Ces améliorants peuvent être cognitifs ou agir sur les émotions et l'humeur. Dans ce cas, ils ont donc, indirectement, un effet moral (Bernard Baertschise montre très réservé à l'endroit d'une théorie purement rationaliste de l'éthique et intègre souvent à sa démarche des éléments « sentimentalistes », cette dimension sentimentaliste se trouvant ici étayée par les analyses en provenance de la neuroéthique   . Toutes ces substances, souvent présentées comme des molécules miraculeuses, ont, en réalité, une efficacité très limitée et des effets ambivalents. Il est cependant très plausible que la recherche en produise de nouvelles, bien plus efficaces. Il est salutaire de mettre au point, dès maintenant, les concepts permettant de les évaluer d'un point de vue éthique. Un certain nombre de distinctions s'y emploient. D'abord, l'objet de l'amélioration est divers : une amélioration peut porter sur la personne, sur sa durée (sa longévité, en fait), sur ses capacités, sur ses états ou sur ses réalisations. On n'évaluera pas de la même façon l'amélioration transitoire et ponctuelle d'une performance dans un contexte bien précis (examen scolaire, entretien d'embauche   ) et un projet global d'amélioration de l'être humain - y compris dans sa descendance. Ensuite, il faut distinguer augmentation et amélioration. Avoir plus, ce n'est pas toujours obtenir mieux : une meilleure mémoire, par exemple, ne consiste pas forcément à accumuler une masse plus importante de souvenirs, mais peut-être à les mobiliser de façon plus sûre et à meilleur escient. Enfin, les projets d'amélioration visent toujours, par définition, un bien : on aurait du mal à comprendre le projet de quelqu'un qui chercherait à rendre son système immunitaire encore plus déficient, en augmentant les dysfonctionnements de celui-ci. Il faut donc, à tout le moins, distinguer les biens finaux et les biens instrumentaux ainsi que les biens rivaux et les biens non-rivaux (un bien rival est tel que sa possession par un individu diminue la quantité disponible de ce bien pour les autres ; c'est évidemment le contraire pour un bien non-rival). À première vue, on pourrait croire que les biens procurés par les biotechnologies (meilleure mémoire, intelligence plus vive, émotions non-contrôlées, etc.) sont tous des biens non-rivaux, puisque ce sont des biens de la personne. Mais, dans une société de compétition, tel n'est pas toujours le cas. En d'autres termes, il existe dans l'évaluation de l'amélioration une dimension contextuelle irréductible.

Muni de cette boussole, l'auteur va aborder les soucis éthiques liés au processus d'amélioration lui même. Il s'agit d'abord d'envisager les objections mettant en cause le projet d'amélioration de l'être humain au motif qu'il serait en lui-même inacceptable ou intrinsèquement mauvais. En réalité, l'objection n'est presque jamais formulée de la sorte, c'est-à-dire de façon aussi massive. Elle prend une des trois formes suivantes : s'améliorer par le recours aux biotechnologies est une tricherie ; agir de la sorte confère un avantage immérité ; une telle amélioration impliquerait l'usage de moyens artificiels (et par là même illégitimes). Il n'est pas possible, dans le cadre d'un compte-rendu, d'entrer dans le détail de l'argumentation ; mais on y voit à l'œuvre les distinctions opérées dans le chapitre précédent. Ainsi, utiliser des amphétamines pour mieux apprendre n'est pas une tricherie - ni d'ailleurs une absence de tricherie - tant que le contexte de cette utilisation n'a pas été précisé (Cherche-t-on à obtenir des biens rivaux ? Existe-t-il une réglementation relative à l'usage des produits utilisés ?). La discussion de l'argument de l'artifice est importante en ce qu'elle fait intervenir des principes très généraux, mettant en cause des « thèses fondatrices de la science moderne »    :

- L'identité ontologique du naturel et de l'artificiel.

- L'identité de nature de tous les changements.

Il suit de ces principes que le caractère bon ou mauvais d'un état de choses ne peut dépendre du seul fait qu'il a été produit par la nature ou fabriqué par l'homme. Est disqualifiée d'avance, par le fait même, toute argumentation qui contesterait une pratique au motif qu'elle serait éloignée de la nature. Dès qu'il y a intervention humaine, « plus ou moins proche de la nature » veut dire : « Plus ou moins médiatisé par la technique »   . Et le fait qu'une médiation technique intervienne ne permet pas, en soi, de qualifier (ou de disqualifier) une action ou une pratique. On retrouvera une analyse menée en des termes analogues au chapitre suivant : il est alors question des interventions mélioratives externes (une personne âgée et désorienté porte un bracelet muni d'un dispositif de géolocalisation) ou internes (une puce permettant la géolocalisation est insérée sous la peu d'une personne âgée et désorientée). Mais, de façon générale, le chapitre III aborde les soucis éthiques liés à la personne en société. Il y est question d'une forme de tricherie différente de celle qui a été évoquée jusqu'ici (et qui reste liée à des contextes de compétition). Maintenant, l'auteur cherche à évaluer les arguments selon lesquels chercher à s'améliorer par le truchement des biotechnologies serait tricher avec soi-même ou avec ce qui constitue « notre commune humanité » (selon la pompeuse expression consacrée). L'enjeu de la discussion est donc la question de l'authenticité comme fidélité à soi ou à un idéal de soi. Trois conceptions de l'authenticité sont distinguées. Selon la première, le moi est donné et il faut se conformer à ce donné : l'authenticité est cette fidélité même. Selon la seconde, le moi est une création : être authentique, c'est devenir la personne que l'on veut être idéalement. Selon la troisième, le vrai moi est celui qui décide souverainement : être authentique, c'est s'identifier à ses propres décisions, le plus souvent exprimées par ses propres désirs. Mais ce que révèle la psychologie, c'est qu'il est en réalité extraordinairement difficile de dire ce que serait un « vrai » moi. La notion ne désigne pas une réalité substantielle ou une entité mystérieuse logée au plus profond de chacun. Elle est plutôt de l'ordre de la métaphore ; l'image qui lui convient le mieux est celle du chantier en cours. Dans ces conditions, la balance penche plutôt du côté de l'amélioration : on ne va pas contre l'authenticité lorsqu'on cherche à s'améliorer grâce aux moyens offerts par les biotechnologies. Là encore, c'est plutôt le discernement dans la mise en œuvre des moyens et l'évaluation des conséquences possibles de l'amélioration qui soulèvent le plus de problèmes éthiques. Ce sont des questions liées à la sûreté des améliorations, à la justice dans l'accès à ces améliorations des individus qui souhaiteraient y avoir recours et à la pression sociale pouvant pousser certains à y avoir recours alors qu'ils ne le souhaiteraient pas en fait : la pression méliorative est, en un sens, consubstantielle à une société de compétition. Ceux qui veulent se tenir à l'écart de la compétition peuvent voir dans les injonctions permanentes à améliorer ses performances une menace pesant sur leur autonomie. Plus généralement, il n'est pas du tout certain que les améliorations obtenues dans un tel contexte soient compatibles avec une vie réussie. À partir de ce moment, le thème de la vie réussie va devenir de plus en plus important : il structurera toute la fin de l'ouvrage.

Dans ces conditions, le chapitre suivant marque une sorte de pause. Bernard Baertschi cherche à savoir comment ceux qui ont fait l'expérience de capacités améliorées décrivent cette expérience. Il ne s'agit pas d'une vaine curiosité guidée par la recherche du sensationnel : en effet, l'obtention d'un bien - et la mise en œuvre de capacités augmentées est certainement un bien - s'accompagne généralement d'émotions plaisantes et de bien-être. Les humains augmentés seraient-ils comparables aux mythiques lotophages qui ont oublié leur propre patrie ou bien - pour filer une métaphore platonicienne - qui ont livré au plaisir l'acropole de leur âme ? En recueillant leur parole en première personne, l'auteur s'emploie à montrer que ni le bien-être, ni le plaisir ne sont condamnables en tant que tels. Ils le deviennent s'ils sont inappropriés, c'est-à-dire éprouvés sans cause correcte, ; c'est-à-dire encore : éprouvés en l'absence d'une conception ou d'un idéal de la vie bonne.

Le chapitre suivant peut alors aborder dans une perspective pluraliste question de la vie bonne. Il faut parler de perspective pluraliste, en effet, car l'auteur emploie à dessein les expressions « conceptions de la vie bonne » et « biens ». Le lien avec la question de l'augmentation est précisé d'entrée de jeu : chacun de nous organise sa vie autour de biens finaux : les réaliser, c'est s'épanouir en tant qu'être humain, ce qui ne peut se faire qu'en améliorant ses capacités et ses performances puisqu'il s'agit d'atteindre des fins que l'on ne possède pas encore. Mais il faut distinguer les états et les capacités premiers de l'être humain - être en bonne santé, être capable d'initier des relations sociales - qu'il est rationnel de vouloir posséder quelle que soit la conception de la vie bonne que l'on adopte par ailleurs - et les autres états et capacités. Les états et capacités premiers sont des biens instrumentaux universels : il est licite de les améliorer par à peu près n'importe quel moyen. Ce n'est pas le cas pour les états et les capacités plus spécialisés - être un excellent pianiste, être capable de calculer de tête la racine carrée d'un nombre à six chiffres ; dans tout ce chapitre, Bernard Baertschi cherche à justifier une conception pluraliste mais non relativiste de la vie bonne. Il met à l'épreuve ses propres analyses en reprenant à nouveaux frais l'exemple bien connu de la « culture sourd ». Si des parents sourds refusent que l'on utilise des implants cochléaires dans un but thérapeutique pour leur enfant, lui-même sourd profond, comment évaluer leur attitude ? Intuitivement, on a l'impression qu'ils lui infligent un dommage. Bernard Baertschi va justifier cette intuition en mobilisant les distinctions et les règles procédurales qu'il a lui-même suggérées précédemment. Le fait d'entendre peut être considéré comme un bien premier, qui doit avoir priorité sur ce bien final qu'est l'intégration culturelle. Il estime, à juste titre, que son analyse n'est recevable que si l'on accepte l'existence d'une normalité de la nature humaine. Il reprend ainsi à son compte une définition des soins de santé qui est celle de N. Daniels et, indirectement, une définition de la santé qui est celle de Ch. Boorse. Mais la question du transhumanisme n'est pas, pour autant, perdue de vue ; on peut estimer, en effet, que les partisans de la « culture sourd » endossent une position exactement à l'opposé de celle des transhumanistes :

« Les transhumanistes voudraient justement renverser les barrières négatives, qui nous empêchent d'aller plus loin, alors que les partisans de la « culture sourd » refusent que les limites positives, c'est-à- dire l'ensemble des capacités humaines normales, soient normatives, en tant qu'obligatoires ou simplement désirables »   .

 

Et le transhumanisme dans tout ça ?

Il peut être utile, avant d'aborder le traitement de la question du transhumanisme par Bernard Baertschi, de faire le point. Pour reprendre la terminologie de son compatriote J. A. R. Roduit   , il défend une conception de la perfection et du perfectionnement qui est :

- Objective : elle ne dépend pas d'une pure éthique de l'authenticité où l'individu choisirait de façon souveraine, voire arbitraire, le moi idéal qu'il veut devenir.

- Orientée vers le développement d'un type et non de propriétés : lorsqu'on raisonne en termes de perfection orientée vers le développement de propriétés, on considère que l'individu qui réalise au mieux l'idéal de perfection est celui qui a développé au mieux une ou plusieurs propriétés, quelles qu'elles soient ; quand on raisonne en termes de perfection orientée vers le développement d'un type, on considère que l'individu qui réalise le mieux l'idéal de perfection est celui qui a développé aux mieux les propriétés essentielles du type ou de l'espèce auxquels cet individu appartient. Bernard Baertschi admettant, un peu contre le courant, que l'ensemble des capacités humaines normales est normatif dans certains contextes, il raisonne évidemment en termes de type.

- Substantielle : les biens premiers, on vient de le voir, ont un contenu précis - ils s'apparentent en fait aux capabilités centrales, au sens que M. Nussbaum donne à cette expression, et ils peuvent être prioritaires par rapport à des biens finaux - qui n'a de sens que dans le cadre d'une conception de la vie bonne et qui indiquent en quelle direction la recherche de sa propre perfection va conduire l'individu. La perfection telle que Bernard Baertschi la conçoit est donc apte à jouer un double rôle : elle est un guide pour l'action mais elle est également susceptible de reconnaître des limites. Chez les bioconservateurs, c'est l'inverse : les limites biologiques sont considérées comme absolues et intangibles : la technologie médicale ne peut opérer que pour faire recouvrer la santé lorsque celle-ci a été compromise ; quant à la recherche de la perfection, elle ne saurait, en principe, emprunter les voies que la technique a ouvertes.

Dans ces conditions, son évaluation du projet transhumaniste va être, comme il a déjà été relevé, nuancée. Bernard Baertschi détecte, en effet, dans certains écrits tranhumanistes une tension : il arrive que la nature humaine y soit comprise, de façon aristotélicienne comme « un ensemble de possibilités qu'il nous incombe de réaliser  »   ; parfois elle y est comprise, de façon hobesienne, comme « un donné brut que nous serions bien inspirés d'améliorer »   . C'est la seconde, cependant, qui semble prédominer chez les transhumanistes. Elle est, selon l'auteur, en accord avec la conception moderne de l'univers. Dans une nature dépourvue de finalité, ce sont « les désirs et les aspirations des êtres humains qui importent  »   . Nous avons toutes les raisons de les réaliser : ils constituent l'équivalent d'un telos dans un monde sans finalité. La principale limite normative à cette réalisation est une action en retour de celle-ci : au cas où sa mise en œuvre aurait comme conséquence la destruction des valeurs auxquelles tiennent les êtres humains parce qu'elles sont la condition de leur épanouissement, alors elle serait condamnable d'un point de vue éthique. Le transhumanisme est donc certes un programme pour le futur « quand on en saura assez  »   . Mais ses finalités et ses buts n'ont « rien de très révolutionnaire, ni même de très posthumain : ce sont des buts auxquels la majorité des êtres (seulement) humains aspirent déjà  »   .

Cette indulgence à l'endroit du transhumanisme semble toutefois excessive : la fascination qu'exerce le mouvement sur certains ne tient probablement pas à ses seules promesses d'amélioration. Il y a quelque chose de transgressif dans le transhumanisme et l'auteur n'est pas toujours sensible à ce « côté obscur ». Ainsi, il propose un certain nombre de règles pour l'évaluation éthique soit des moyens mis en œuvre dans un projet d'amélioration, soit de ce projet lui même. Même s'il a pris soin de préciser d'emblée   que son propos est éthique et non politique, ces règles semblent constituer quelque chose comme l'équivalent d'un principe de précaution. Or, certains transhumanistes et non des moindres (Max More, par exemple) rejettent expressément tout ce qui pourrait ressembler à un principe de précaution et prônent, tout au contraire, un principe de pro-action. Le philosophe M. Hauskeller a pris la peine de repérer ce que signifierait, concrètement, l'adoption d'un tel principe   . Pour ce faire, il s'inspire d'un ouvrage peu connu de deux sympathisants du transhumanisme, St. Fuller et V. Lipinska   , consacré justement à la défense et illustration d'un impératif pro-actif. Le résultat est éloquent. La mise en œuvre d'un impératif pro-actif comporterait, entre autres choses : l'abolition des sanctions pénales lors de la poursuite d'expérience dangereuses ; la restriction des droits civiques de ceux qui refuseraient de participer à des expériences scientifiques potentiellement bénéfiques mais dangereuses ; la catégorisation conceptuelle de notre matériel génétique comme une propriété que l'on a le droit et peut-être même l'obligation de traiter comme un capital dont on a hérité. Ce mélange de libertarianisme et de progressisme autoritaire est très différent de la recherche immémoriale de la perfection, même mené dans un contexte inédit où les ressources des biotechnologies peuvent être sollicitées. Pourtant il est extrêmement présent dans la littérature transhumaniste. C'est qu'en réalité il n'est pas du tout certain que le transhumanisme soit un mouvement aussi unanime que semble croire Bernard Baertschi. Ainsi, N. Agar   - lui-même une sorte de « repenti » - a proposé deux interprétations du posthumain, l’une compatibiliste, l’autre incompatibiliste. Selon la première, les posthumains sont les humains qui viennent après nous ; selon la seconde, les posthumains sont les êtres, pas nécessairement humains, qui viennent après les humains. Bernard Baertschi parle des transhumanistes comme s'ils étaient tous compatibilistes. C'est une interprétation charitable du transhumanisme et de ses objectifs, mais elle est probablement trop irénique : sur ce point, son ouvrage aurait gagné à mieux prendre la mesure de la radicalité du mouvement.

Au total, on a affaire à un excellent livre qui prend au sérieux le débat sur l'augmentation de l'être humain et qui réussit à le renouveler en liant ce débat à la question de la perfection   . Mais il est un peu regrettable que les transhumanistes y fassent figure de gendres idéaux, ce qu'ils sont loin d'être en réalité.