Tout en axant son analyse sur l’esthétique, entendue en un sens non traditionnel, L. Mathlouthi propose une belle synthèse de l’œuvre de Nietzsche, de La naissance de la tragédie aux dernières œuvres.

Même s’il existe de nombreux ouvrages qui se chargent de présenter l’axe de réflexion d’un philosophe, il est toujours possible d’en rédiger de nouveaux précisant tel ou tel point ou renouvelant l’approche entreprise par les auteurs et analystes précédents. De surcroît, lorsque l’auteur est important, il n’est pas seulement pertinent d’entreprendre une telle présentation, il est nécessaire de reprendre tout le dossier en question en l’adaptant aux enjeux du jour. Ne serait-ce que pour prouver combien une œuvre peut être inactuelle, c’est-à-dire soulever encore notre présent. Tel est le cas de cette belle synthèse générale, rédigée par un philosophe et enseignant à l’Institut supérieur des sciences humaines de Tunis, de l’université Tunis-Elmanar. Elle a été orientée notamment par des remarques de Rachida Triki et de Stéphane Douailler. Le sérieux de la démarche s’entend dès l’introduction de l’ouvrage, laquelle précise que l’auteur désire traverser toute l’œuvre de Friedrich Nietzsche, ce qui n’est pas rien, mais se trouve justifié par l’axe choisi.

Par quel biais, en effet, la traverser ? Ici, ce sera par le biais de l’esthétique. Cela impose deux remarques. Une première sur le sens de ce terme : « esthétique ». Chez Nietzsche, ce qui est représenté comme une « question esthétique » est en réalité le fondement d’un projet philosophique et culturel articulé à une critique de la modernité et à une appropriation personnelle d’une certaine image de la culture grecque. La seconde remarque porte sur le fait que la perspective élaborée par Nietzsche se dote de significations de plus en plus larges ou radicales entre le moment de la Naissance de la tragédie et sa philosophie tardive. La variation majeure porte d’ailleurs sur les rapports entre art et science. Pour autant, l’esthétique est bien le lieu le plus stable de la philosophie de Nietzsche, ainsi que beaucoup l’ont reconnu.

Ainsi conçue, la direction prise par l’auteur requiert la prise en considération des différentes significations du terme « esthétique », mais aussi celle des différents ouvrages de Nietzsche, successivement attachés à la tâche déconstructrice. Cette prise en considération contribue à déployer un riche tour d’horizon et permet de souligner à nouveau que cet ouvrage donne ainsi à lire une perspective générale (et pédagogique) sur le travail du philosophe. L’auteur peut ainsi souligner à bon droit qu’il est nécessaire de dépasser la simple affirmation de l’existence d’une esthétique nietzschéenne, au sens d’une considération sur les spectateurs, et d’essayer de démontrer que la force de cette esthétique spécifique est son aspect critique et novateur, dans un discours sur la création artistique ou ce qu’on peut appeler la « poïétique ». Cette esthétique prend un tour ontologique, nous allons le préciser.

Penser l’esthétique autrement

Le fait de penser l’esthétique non pas, comme l’accomplit le XVIIIe siècle, à partir d’une théorie du spectateur, mais comme une théorie générale pour le questionnement philosophique, implique des modalités d’analyse nouvelles. Elles doivent désormais porter, certes, sur l’esthétique, mais aussi sur la philosophie, sans s’inquiéter des horizons traditionnels de la légitimation de la réflexion philosophique (l’être, Dieu, etc.). Ce qui vient donc au centre de la réflexion, c’est l’art dans sa force de création. L’art, explique alors l’auteur, sur les pas de Nietzsche, en tant que libre jeu de création, s’implique dans une perspective d’ouverture et de liberté. L’esthétique permet d’éviter deux dérives par rapport à la question du sens : la dérive théologique et la dérive positiviste. Dans les deux cas, il s’agit de perspectives non créatrices.

Nuançons cependant, avec l’auteur. Le rapport entre les sciences et l’art se modifie au fur et à mesure du déroulement de l’œuvre de Nietzsche et il faut savoir tenir compte de ces modifications ou précisions successives. De toute manière, il ne s’agit ni de vanter les arts contre les sciences, ni de prendre le relais de la science contre l’art. Nietzsche est plutôt en quête d’une connaissance assimilant à la fois la force de l’art et la subtilité de l’esprit scientifique. Il cherche donc aussi une autre image de la science. Et l’idéal de la connaissance, vanté ensuite dans Humain, trop humain, ne se détache pas totalement de toute perspective esthétique.

Il reste que c’est bien l’esthétique qui structure l’œuvre entière. Elle est, écrit l’auteur, une perspective structurante qui assure à la pensée de Nietzsche deux fonctions essentielles : d’une part l’ontologisation de l’art, l’affirmation du vouloir-vivre, celui de la vie elle-même ; d’autre part, l’esthétique en tant qu’approche des problèmes posés à l’homme et à la culture.

Dès lors, c’est bien toute la philosophie nietzschéenne qui est hantée par la question de la « création » (en un sens non théologique). L’humain est un être créateur. Mais il importe de convenir d’abord du fait qu’il s’agit primordialement d’interpréter le monde lui-même comme une création d’une œuvre digne d’un grand artiste. Même si on rejette l’aspect théologique de la notion de « création », il reste qu’elle est appliquée par Nietzsche, par déplacement, à la totalité du monde. La provocante proposition, selon laquelle l’existence du monde ne peut se justifier que comme phénomène esthétique, permet d’affirmer que l’être du monde, en tant qu’il est « l’un primordial », selon la formule de La Naissance de la tragédie, est équivalent à un « dieu » immanent. Et c’est un dieu artiste et joueur. Il joue et jouit de sa propre création. Ce qui est alors certain, c’est que la qualification de la nature et de la fonction de l’être du monde comme artiste créateur marque une démarcation essentielle avec les métaphysiques antérieures (dont celle de Schopenhauer).

Une perspective poïétique

Si Nietzsche se démarque de Schopenhauer justement, c’est parce que son esthétique propre constitue une véritable « poïétique ». Là encore, il faut entendre ce terme en un double sens. Il ne faut pas penser seulement à la création poétique. La poïétique est plus large, chez Nietzsche. Elle recoupe toute l’ontologie, donc la thématique d’un monde-artiste, accolée à celle de la création artistique même. En dehors du champ de l’art, il existe donc d’autres formes artistiques. Notamment, le monde lui-même, le vivant. Le monde est en perpétuelle création et recréation. A chaque instant, il est censé être achevé à la manière d’une œuvre accomplie, mais il est toujours disposé à être recréé. C’est le devenir incessant qui manifeste cette force de la création. L’art, au sens esthétique du terme, est alors apparenté à la force créative propre de la vie elle-même.

La perspective générale de la création, de la poïétique, attribue à la vie le sens d’une transformation constante, disons de choix, de vouloir et de qualité. La vie s’impose alors comme optique d’évaluation de toutes les valeurs.

Évaluer les valeurs, c’est ainsi s’interroger sur le sens propre de chaque procédure ou œuvre créée par l’humain, notamment. La problématique de l’évaluation des valeurs est effectivement pleinement nietzschéenne. Gilles Deleuze remarquait en son temps que le projet général de Nietzsche consistait à introduire en philosophie les concepts de sens et de valeur.

Si, en première approche, il faut s’interroger sur la fonction propre de chaque valeur, il convient de statuer sur l’opération d’établir les procédures d’évaluation : la différenciation et la hiérarchisation. C’est même dans cet élément de la différence que se trouve la valeur des valeurs. La vie elle-même force l’humain à poser des valeurs, elle évalue par l’entremise des humains lorsque ces derniers posent des valeurs. Ainsi les évaluations expriment certaines optiques de la vie. Elles distinguent de toute manière les vies qui se détériorent et les vies qui éclatent, les vies qui se perdent dans la tristesse et celles qui s’ouvrent à la recréation permanente.

Les apparences

Dans un tel contexte nietzschéen, les distinctions traditionnelles, héritées soit des Grecs, soit du kantisme, ne sont plus concevables. Ni la distinction entre être et phénomène, ni celle qui sépare apparence et phénomène. Au contraire, c’est par l’équivalence entre apparence et phénomène qu’avance la réflexion de Nietzsche. L’auteur de cet ouvrage explique fort bien les enjeux de ce positionnement par rapport à l’histoire de la philosophie, par rapport à Platon et à Kant, notamment, puisque nous venons de les nommer, et pour nous en tenir à l’essentiel. Si l’apparence, au sens kantien, se trouve privée de toute réalité, l’apparence, au sens de Nietzsche, permet de penser l’originalité de la création artistique comme création de la belle apparence. Dans l’apparence, c’est l’être même qui se manifeste, pour soi-même.

On comprend d’ailleurs que, par ce biais, Nietzsche dépasse le sens de la délimitation kantienne du champ de l’esthétique, souvent reconduite à la seule position du spectateur ou à la perception de l’œuvre d’art. L’esthétique ne peut plus être pensée comme une « critique » ou comme un discours descriptif, et encore moins comme un mode de contemplation pure et désintéressée des œuvres d’art. On le comprend fort bien dès lors que l’esthétique est rapportée à la création et donc à la poïétique dont il était question ci-dessus (une esthétique de la création censée exprimer le point de vue du créateur, fût-il le monde même).

Mais cela implique aussi toute une philosophie de la fiction. Les fictions créées par les humains ne sont autre chose que différents types d’évaluation de soi et de la vie. Toute création humaine porte sur une évaluation, elle instaure ou encore, elle se fait quête d’une signification et d’une valeur de l’existence. C’est là que revient, ensuite, la question de l’évaluation des valeurs. Et la philosophie, dans ce cadre, se fait activité de création des interprétations et des valeurs. Cette évaluation procède en premier lieu à l’interprétation de la religion, de la science, de l’art et de la philosophie. Mais elle peut s’étendre à toute activité humaine. La plus problématique de ces fictions étant la philosophie. Peut-on admettre une fonction créative et en ce sens positive de la philosophie ?

Dionysos et Apollon

Beaucoup retiennent, de leur lecture de Nietzsche, ces seules figures. Dionysos et Apollon désignent, en effet, les deux sens de l’interprétation de la réalité des apparences et les deux formes de la création artistique, chez le philosophe. La musique et les arts plastiques les manifestent. Le dionysiaque implique la perspective philosophique du devenir. Il implique l’œuvre d’art et la création du rythme, du mouvement et de la métamorphose. L’apollinien, en revanche, implique l’œuvre d’art dans la création de la forme et de l’apparence plastique. On pourra renvoyer ici à un article du Publictionnaire (en ligne, université de Lorraine), portant sur Nietzsche et le public-artiste, lequel détaille ces figures.

Ce qui importe plutôt, pour l’heure, c’est de saisir le rapport entre ces deux figures qui portent les noms de dieux, et les développements y afférents. Ce rapport n’est d’ailleurs pas un rapport exclusif, de type : ou la musique ou la plastique. La question est plus complexe, et l’auteur s’y attelle avec pertinence. Il faut remarquer ici comment Nietzsche se trouve lié non seulement à certains propos de Kant, mais aussi à certains de ceux de Friedrich von Schiller, en outre évidemment d’un Schopenhauer dont il se démarque pourtant.

Il reste à commenter une dernière chose, parmi l’ensemble de ce que nous propose l’auteur de ce livre, par ailleurs, sans aucun doute une thèse de doctorat déplacée en publication. C’est la manière dont Nietzsche aborde la question de la finalité. Elle s’impose aussi bien au niveau de la querelle des fictions qu’au niveau des rapports entre Dionysos et Apollon. Car on peut faire, et cela se pratique souvent, une lecture successive de ces deux termes/figures, et laisser croire que l’art fut dionysien, puis est devenu apollinien. Dans les termes de Nietzsche, cela ne signifie rien. Et de toute manière, le philosophe veut abolir le finalisme. Il refuse tout finalisme qui s’imposerait au-delà de l’acte poïétique même. Il affirme que le processus créateur ne se comprend et ne se justifie que par soi-même et par son propre jeu. Dès lors, le hasard se comprend dans une perspective ludique propre à la finalité immanente du monde : l’autojouissance de l’être à travers le jeu qu’il pratique avec soi-même.

L’intérêt de l’ouvrage, on l’aura compris, est d’établir un rapport de continuité entre la dynamique de la création humaine et celle de la vie en général. Ce que l’auteur appelle donc une perspective poïétique. L’activité créatrice propre à l’humain, dans cette manière de lire l’œuvre de Nietzsche, se conçoit comme une reprise de l’acte créatif originel, mais non dans le sens d’une simple production. L’humain recrée la scène de l’incessant devenir de la vis cosmique, mais il la recrée selon son propre point de vue, sa propre manière de voir et ses propres perspectives, au sein desquelles subsiste la création d’illusions qui lui font embellir et supporter sa propre vie.