Thomas Clerc revient sur son livre Poeasy : tout sauf un recueil, puisque les sujets y sont traités à foison, dans une forme qui ne s’embarrasse pas de contraintes autres que celle de la brièveté.

Nonfiction : Pourquoi avoir choisi ce titre, de prime abord étrange, de Poeasy ? Qu’avez-vous voulu signifier à travers les multiples références à la facilité dans vos poèmes ?

Thomas Clerc : C’est une question centrale que ce motif de l’easiness – j’emploie justement un mot anglais car je vois mal comment le traduire en français. L’aisance ? Ou bien il y a un vieux mot, l’aise, au sens de prendre ses aises.

J’ai voulu défendre l’idée d’une certaine facilité, en ce sens que la poésie, en France, a fait historiquement l’objet d’une captation élitiste. Elle est devenue un genre difficile, hermétique, pour faire simple, depuis Mallarmé – hermétisme que je peux apprécier à titre personnel, j’aime beaucoup Mallarmé, mais il est hors de question pour moi d’aller dans ce genre de direction. Je suis précisément contre l’idée d’une secte ; et il est très possible que la poésie médiévale, au contraire, faisait davantage partie du décor quotidien. J’ai profondément la conviction que la poésie est quelque chose à quoi tout le monde a droit, et peut avoir accès. En écrivain Poeasy, j’ai donc cherché une forme d’accès plus aisée au langage poétique.

Pour le dire autrement, j’ai voulu renouer avec une poésie à l’américaine. Les Américains sont, sur ce point, nettement en avance sur nous, par leur approche décomplexée (je pense par exemple à la Beat Generation, ou la poésie de Richard Brautigan, que j’aime beaucoup). Ou à une poésie qui serait du côté de la chanson. J’ai cherché une poésie facile, mais en débarrassant le « facile » de ses connotations péjoratives, quand on parle à l’ordinaire de facilités. Par ailleurs, on pourrait me le reprocher, et je reconnais qu’il y a des facilités, je joue aussi un peu sur le mot !

Tout un chacun peut jouer aisément avec le langage et doit avoir accès à une vision poétique du monde, dimension fondamentale de l’existence et de la littérature. Ma conception de la poésie est démocratique, ce qui est du reste un paradoxe, puisque dès que les gens voient des vers, ils commencent à se dire : « Ce n’est pas pour moi ». J’ai essayé d’instaurer une forme démocratique à l’intérieur d’un genre aristocratique ! C’est pourquoi j’ai utilisé le vers libre, proche de la prose. Le vers me semble une forme rhétorique très forte, que j’ai voulu assouplir en direction du vers libre. Mais ce n’était pas « si facile » justement : je me suis approché de la poésie, mais je ne sais pas si j’en ai fait.

Diriez-vous que c’est le poétique qui vous intéresse, plutôt que la poésie ?

Peut-être… Je ne me définis pas particulièrement comme poète : tout écrivain véritable doit être du côté de la poésie. Il y a des grands prosateurs qui ont un rapport à la poésie, que ce soit Flaubert ou Péguy. Inversement, certains poètes, à mon avis, sont assez peu poétiques, Leconte de Lisle pour ne citer que lui.

Pour en revenir à l’aisance, elle m’est venue en travaillant, car j’ai vu qu’on pouvait faire poésie de tout. En somme, je reproche à la poésie française sa tendance trop métaphysique, trop philosophique. La poésie doit pouvoir pénétrer n’importe quel endroit, et il y a en ce sens dans le livre beaucoup de poésies que j’appelle culturelles, à partir de films, de chansons. Il y a au contraire assez peu de poésies sur la nature, thème qui a été tellement traité ! La culture est une dimension qui a été assez peu exploitée par la poésie française ; or, je ne vois pas pourquoi on ne serait pas touché autant par un film que par un peuplier. Il y a par exemple un poème, « Culte animal », où je m’attache aux animaux de fictions comme Donald ou Mickey. La poésie devrait pouvoir être beaucoup plus pratiquée, de façon toute simple, par un maximum de gens, mais elle est perçue à tort comme une activité détachée de la vie. Je conçois avant tout la littérature comme du langage pénétré par la vie.

Vous avez pris un mot anglais, easy. Est-ce aussi à cette lumière qu’il faut comprendre l’usage récurrent que vous faites de l’anglais et des anglicismes ? Que représente pour vous cette langue ?

L’anglais, je l’utilise un peu comme tout le monde, comme un exotisme à bon marché, pour son côté cheap. J’aime bien que le français soit un peu corrompu par différents éléments étrangers, et ce mot de « easy » me semblait très juste pour ouvrir sur une poésie du quotidien. Il y a chez moi une sorte de matérialisme, qui m’a conduit à introduire beaucoup de poèmes. L’hermétisme, au contraire, va souvent avec le minimalisme, alors que je voulais une prolixité. Quitte à partir un peu dans tous les sens.

Cette prolixité était donc à dessein ? Est-ce volontairement que vous n’avez pas fait la synthèse, ou classé vos poèmes ?

Non, cela m’est plutôt venu au cours de l’écriture même. J’ai été pris par une espèce de fièvre, de crise : j’avais envie de faire des poèmes sur des choses qui me touchent, tout simplement. Qu’ils soient majeurs ou mineurs, tous les poèmes me semblent reliés. Je pense par exemple au poème autobiographique « L’argent de mon père », où je dis que « Nous ne sommes pas riches, nous sommes aisés ». Or, la richesse est une bonne chose, certes insuffisamment partagée ! Cette richesse dans le livre, faite à partir de trois fois rien, est à la portée de tout le monde – il y a possiblement une richesse des gens eux-mêmes. Curieusement, c’est un livre assez politique, bien que cette dimension ne soit pas frontale.

Est-ce à dire que, pour vous, la politique, pour être efficace, doit être diagonale ? Pour qu’un écrivain puisse communiquer un message politique, doit-il nécessairement prendre des chemins de traverse, biaiser, pour ne pas tomber dans ce que Barthes appelait l’idéologie ?

Dans Poeasy, il y a aussi un côté sac poubelle, télévisé, au sens de la pléthore de chaînes accessibles. Le livre commence par un présentateur de variétés et, au fond, le livre est un hommage à la variété, qui est mon sujet littéraire. Or, pour moi, la variété est politique, au sens où l’on doit éviter que le monde courre à sa standardisation. C’est là que je situerais la politique. Par ailleurs, j’ai un idéal que je qualifierais de music-hall, où les plaisirs sont à la fois intellectuels et sensuels : il y a l’idée de tout mélanger.

Dans le poème « Après Intérieur », vous revenez sur votre état d’esprit après la parution de cet ouvrage. Pourquoi avoir choisi d’écrire de la poésie, après vous être engagé dans le projet de décrire avec minutie, d’abord le 10e arrondissement, puis votre propre appartement ?

Cette bifurcation confirme ce que nous venons dire : je cherche la variété et j’évite à tout prix de me répéter. J’ai des obsessions, bien sûr, mais je suis avant tout obsédé par la variété : je veux éviter en littérature de refaire ce que je sais ne pas trop mal faire. Je pense traiter à nouveau d’autres arrondissements de Paris et j’aimerais refaire Intérieur, mais dans une vingtaine d’années – si Dieu me prête vie, bien que je ne croie guère en lui ! Après Intérieur, j’étais comme obsédé par le livre et j’ai cherché à fuir : j’ai vendu mon appartement, je suis parti au Japon, et surtout, j’ai voulu écrire un nouveau livre qui n’ait rien à voir avec Intérieur. Poeasy m’est alors apparu comme une bulle, un livre beaucoup plus ouvert qu’Intérieur : un livre qui correspond au geste d’ouvrir la fenêtre.

A l’extérieur, pourrait-on dire ?

Oui exactement. J’ai eu beaucoup de plaisir à écrire les deux livres, mais de façon différente. Intérieur, c’était le plaisir de la méthode. Poeasy, c’était se mettre dans un état qui vous laisse réceptif, comme une éponge. On découvre de la poésie dans une partie de tennis comme dans un chagrin d’amour. C’est la raison pour laquelle j’aime tous les genres et cherche à m’en imprégner : j’ai des projets de théâtre, des projets de romans, etc. Ce n’est pas le cas de tous les écrivains : Balzac n’a fait que des romans, et n’avait aucun désir de poème. J’ai un désir polymaniaque.

Hugolien, en quelque sorte ?

Oui tout à fait. La qualité est variable, mais il faut avouer qu’il est génial dans tous les genres ! Je ne me compare pas à Victor Hugo, ce serait délirant, mais il y a cette idée de pénétrer chaque genre, parce qu’il ne saurait y avoir de hiérarchie : un aphorisme, une épopée ou une pièce de théâtre sont tout aussi beaux. Je vous disais tout à l’heure que je ne croyais pas en Dieu : la littérature est manifestement pour moi le transfert d’une croyance dans une autre.

Un peu à la manière de Mallarmé ?

Tout à fait, mais lui sous une forme très sérieuse, très sacralisante. En ce qui me concerne, il s’agirait finalement d’une littérature omniprésente – je pense par exemple au poème « Tee-shirt à messages », qui montre que le poétique est là aussi. J’aime l’idée que le message soit disséminé un peu partout dans les phénomènes.

Justement, vous parlez de phénomènes et de matérialisme ; or vous semblez en butte avec les philosophes. Dans le même temps, vous êtes vous-même spécialiste de Roland Barthes, et vous confessez dans le poème « Déconstruction type » : « Toujours j’ai été partagé entre connaître et sentir ». Quelle est votre position entre concept et percept, et comment situez-vous votre poésie dans ce couple ?

J’ai un rapport polémique à la philosophie, et j’ai à cet effet intitulé un de mes poèmes « La littérature contre la philosophie ». Evidemment, la philosophie m’intéresse, mais je préfère la littérature, car je conçois l’écrivain – que je suis – avant tout comme un homme de langage, où gît une extraordinaire diversité que je n’observe guère en philosophie. J’y vois des concepts, mais je ne vois pas ce que les philosophes ont à dire sur un chiffon par exemple, ou sur un objet singulier. La philosophie est trop abstraite pour moi – c’est un cliché, effrayant, mais je l’assume. Je ne vois vraiment pas le monde en philosophe, je ne comprends même pas ce que cela veut dire. Je comprends le rôle, la nécessité, et parfois même la beauté du concept, mais ce n’est pas du tout comme ça que le monde me touche, ni m’apparaît.

Le seul philosophe que j’affectionne particulièrement, c’est Nietzsche, comme par hasard, celui justement qui fait aussi figure de poète : je me sens de plain-pied dans sa pensée, ultra-sensible, rhétorique. Le système philosophique, qu’il soit classique, libéral ou déconstructionniste, m’intéresse, mais je vois toujours la notion d’une totalisation. Certes, j’aime la totalisation, mais par la variété, et non pas par l’idée.

Il y a une très belle phrase de Renoir dans La Règle du Jeu : « Ce qu’il y a de terrible dans le monde, c’est que chacun a ses raisons ». Or, dans la philosophie, il y a l’idée de vouloir avoir raison, de recherche de vérité. Je ne suis pas contre la vérité, mais elle m’apparaît plutôt sous la figure du kaléidoscope, au sens de la boule disco avec les facettes, psychédélique. Or il n'y a pas de psychédélique chez Heidegger ou chez Hegel, je ne vois donc pas ce qu’ils m’apportent ! Ils sont très intelligents – beaucoup plus que moi, cela c’est certain – mais ils ne me touchent pas, y compris des philosophes plus sympathiques, comme Deleuze. Les écrivains au contraire, je les aime tous – enfin, les bons ! –, et cela fait du monde. Même s’ils ne sont pas sympathiques, je les apprécie, car il suffit qu’une sensibilité sonne juste pour fonctionner.

En outre, je n’oublie pas le différend fondamental, originel : l’exclusion des poètes par Platon, auquel je fais référence dans le livre. Cet esprit d’affrontement me plaît : nous ne sommes pas du même monde, il ne faut pas faire croire à l’œcuménisme ! Il est bon qu’il y ait du conflit, de l’attirance, du rejet. En résumé, je n’aime pas dans la philosophie sa prétention au monopole de la pensée. Alors que si l’on prend des penseurs que j’affectionne, comme Barthes ou Bataille, ce ne sont pas vraiment des philosophes : preuve en est que les écrivains sont aussi des gens qui pensent.

Plus généralement, me touche chez les écrivains leur part de bêtise. Kant n’est jamais bête, je suis par conséquent coupé de lui. Or, cette bêtise touche tous les écrivains, parfois Baudelaire est bête, Flaubert l’est aussi, au sens où ils sont en prise avec une bêtise, une méchanceté du monde, une intensité qui n’est pas réglée que par la seule rationalité.

Enfin, pour en revenir au côté démocratique de la littérature, elle peut parler à beaucoup de gens, même si certaines formes peuvent exclure.

Il y a également beaucoup de références au cinéma (Hitchcock, Fassbinder, Godard, Rohmer), et certains de poèmes sont construits comme des saynètes, voire des séquences de films (je pense par exemple au poème « Résumé d’un crime »).

Certains poèmes sont en effet construits comme de petites saynètes, de petits récits. Je peux aimer le côté narratif d’un poème, au rebours de ce que la poésie moderne a décrété : la poésie n’a pas à raconter une histoire. Il y a une contre-histoire de la poésie à faire, et c’est pourquoi j’ai voulu qu’il y ait autant de poèmes différents : des poèmes autobiographiques, satiriques, narratifs, politiques, de conversation. Ensuite, il fallait travailler le rythme, les changements de rythme, lesquels sont importants dans la littérature comme dans l’existence, pour lutter contre l’ennui.

Est-ce un moyen de concurrencer le monopole de l’image sur l’écrit ?

Ah peut-être, je n’avais pas pensé à cela. Dans un premier temps, c’est simplement un geste d’amour, un hommage pour un cinéma, que je reconnais assez daté – la Nouvelle Vague, les années 1970 – comme pour la télévision, qui a eu aussi un rôle important dans la formation de ma sensibilité. J’ai toujours détesté les discours de certains littéraires, pour qui la télévision n’est pas apparue. Au contraire, on voit bien par exemple comment Baudelaire apprécie déjà la chanson des rues. En un mot, j’ai voulu faire feu de tout bois ! Je n’ai pas l’âge de m’intéresser aux jeux vidéo, mais on pourrait très bien écrire dessus.

Qui plus est, et c’est peut-être mon côté Roland Barthes, dans chaque phénomène, dans chaque objet, il y a du sens, de la forme, du signe. On peut tirer mille et une choses d’un document, il y a toujours une profusion de sens, et c’est ce qui rend la vie intéressante : tirer du sens, de la forme ou du rythme de ce qui nous est donné, au lieu de le subir. C’est pourquoi j’ai introduit dans le livre des poèmes un peu sémiologiques.

Bertolt Brecht l’a très bien vu : il y a des poèmes dialectiques dans son œuvre de poète, poèmes que j’ai voulu aussi dans le livre – une dialectique certes légère, voire ridicule. J’ai tout de suite été emballé par sa poésie car, justement, je ne trouvais pas son équivalent en France, sauf peut-être un peu dans la poésie de guerre, ou de résistance. C’est grâce à Brecht que j’ai découvert la poésie satirique, laquelle est très mal vue en France : on pense toujours que c’est de la sous-poésie. J’ai voulu m’éloigner de toute cette poésie hermétique des années 1970, qui me sort un peu par les yeux, complètement centrée sur elle-même, pour renouer avec les sources rhétoriques de la poésie d’avant la modernité. Pour autant, je reconnais qu’il y a des poèmes un peu obscurs dans Poeasy : la clarté peut être un piège.

Comment travaillez-vous vos poèmes ? Vous semblez vous méfier du mythe de l’inspiration.

Certains sont très travaillés, d’autres sont écrits sur le mode de l’éclat, du jet. Je me suis mis dans un état général, tel qu’on puisse ressentir des choses particulières, propres à l’écriture. Je ne pense pas qu’on puisse appeler cela inspiration. Le mot est gênant pour ses connotations vieillottes. C’est simplement le fait d’être au plus juste d’une sensation, après quoi l’opération se fait alchimiquement par le langage, un état de passivité.

Est-ce à dire que les sensations précèdent le langage ?

C’est un problème philosophique que je n’ai pas résolu. Je ne pense pas qu’il y ait un avant et un après, mais plutôt une sorte de torsion, de nouage entre le monde et le langage. Il n’y a pas d’antériorité ; si on se met à la pensée, on se met à créer deux camps, les linguistes et les phénoménistes. C’est cela qui est passionnant dans la littérature, être ouvert à la sensation sans complètement s’y soumettre.