Comment échapper à une catastrophe naturelle dans la Sibérie de la Grande Catherine ?
Jean-Paul Krassinsky poursuit son travail de lanceur d’alerte avec un nouveau récit en dessins. Après avoir traité de la dérive des religions monothéistes dans Le crépuscule des Idiots, La fin du monde en trinquant nous plonge dans l’attente d’une apocalypse en plein hiver russe. Krassinsky reprend le principe de la fable animalière pour dépeindre les mésaventures d’un devancier de Greta Thunberg. Sa maîtrise de l’aquarelle - chaque page est recouverte d’une ouate bleutée, toute fraîche - incarne la Sibérie, miroir climatique omniprésent.
Climato-scepticisme conservateur
Sur une route enneigée de Sibérie, une diligence est prise au piège « vieux comme le monde ». Couché en travers de la route, un corps force à l’arrêt : des bandits attaquent. Nous sommes le 27 janvier 1774, il reste environ quarante jours avant la catastrophe. Krassinsky lance le compte à rebours. Deux mois plus tôt, dans l’enceinte de l’académie impériale des sciences à Saint-Pétersbourg, l’auteur plante le décor. Le savant Nikita Petrovitch a rencontré l’immature Ivan Zaporoszakovitzkayovitchpolansky, par l’entremise du chancelier Nikolaï Troubeskoy, un Troubeskoy soumis en totalité aux faveurs d’Irina, la mère d’Ivan.
Reprenant le filtre anthropomorphique, Krassinsky présente Maître Petrovitch, émérite et astronome officiel de la cour de Catherine de Russie, en cochon barbon. Souffrant de solitude depuis la mort de son épouse, Gallina, Petrovitch consacre l’essentiel de son temps au travail. Ivan Zap… le disciple, paraît sous les traits d’un jeune chien fou, ou stupide, c’est selon ; un berger écossais, assez proche de Scrat, la mascotte de l’Âge de glace, avec son nez à rallonge et ses prises de décisions déconcertantes, parfois motivées par un abus de vodka bon marché. Fils unique d’une mère assez riche pour l’oisiveté, Ivan veut tout apprendre du grand Petrovitch, juste tout.
Au cœur de l’histoire, un astéroïde fonce droit sur la Russie, sur la Sibérie, sur Vanavara (Vanavara est une localité rurale du district d’Evenkiysky dans le Krai de Krasnoyarsk, il s’agit également d’un astéroïde). L’équipe d’astronomes confirme la catastrophe à venir, la chute est prévue pour la mi-mars 1774.
Krassinsky ressort les tergiversations d’un Claude Allègre, soulignées par le manque de réactivité du chancelier Troubeskoy, déguisé en bouledogue. Pour plaider sa cause, et celle du peuple sibérien en l’occurrence, le cochon descend à Moscou. D’abord face à une taupe de bureau, laquelle symbolise les lourdeurs de l’administration en rappelant qu’« il n’existe pas de procédures pour signaler des catastrophes naturelles avant qu’elles ne se produisent ». Le parfait contre oukase. Au prix d’une lourde concession – intégrer Ivan l’écervelé dans son équipe rapprochée – Petrovitch obtient une entrevue avec l’impératrice. Catherine II, travestie en castor, écoute. Son amant et conseiller Potemkine, le parfait goupil, lui signale au passage la judéité déchue de Nikita, tel Trotski, l’une des nombreuses allusions qui parcourent ce livre. Pour satisfaire sa requête, sur conseil de Potemkine, la Grande Catherine envoie le savant en Sibérie afin d’alerter lui-même le peuple du danger qui l’attend. Un quasi-exil.
L’âme russe en marche
L’ellipse finie, retour en Sibérie, à l’issue de l’attaque. Par une astuce d’écriture, Krassinsky envoie le savant et son disciple, dépouillés mais vivants, sur Vanavara. Repaire de brigands, Vanavara abrite ceux qui viennent de les détrousser. Piotr le raton laveur, chef du village et des brigands, les assigne à demeure pour demander une rançon. Malgré sa tentative d’alerte en annonçant la prochaine tombée de la météorite, Petrovitch ne s’attire que les sarcasmes de villageois analphabètes, dont la survie se joue au quotidien. Le cochon prend toute la mesure de l’éloignement intellectuel, équivalent à l’éloignement géographique et à ses intentions initiales. Tandis qu’il attend le retour du commissionnaire chargé de négocier la rançon, son condisciple en profite pour tomber amoureux de Matilda, la fille du chef, une espèce de Lassie brune, éloignée du paternel raton laveur. Autour d’un feu, entre mythe et métaphore politique, Piotr confesse ses origines, et sa mythomanie. Tel un petit père des peuples, Piotr guide. De son côté, tel un Diderot, Nikita pense agir pour le Peuple, dans une Russie touchée par les Lumières. Piotr tient le pouvoir de Baba, sa mère – de babouchka, vieille femme russe, souvent la grand-mère. On découvre que Baba domine le village grâce au secret de fabrication de la Vodka, seule source d’évasion dans ce refuge clôturé de bois au fin fond de la Sainte Russie.
Krassinsky n’oublie pas le Peuple. Aidé par le seul alphabétisé du village, Nikita s’évade. Dans une attaque de l’obscurantisme face au malheur annoncé – de l’astrophile Nostradamus au chamanisme de Raspoutine – il critique un moujik reculé, l’esprit poreux à toute forme d’ésotérisme, sous la coupe maternelle, adoratrice de Satan, encore plus pathétique que la canaillerie de Piotr. Devant le manque d’envergure de l’entreprise annoncée, Nikita retrouve sa geôle à ciel ouvert, une fois admis qu’il ne pourra pas s’échapper seul et sans équipements. Tel Roméo avec Juliette, Ivan courtise Matilda, dont l’unique désir est de rejoindre la capitale, la ville. L’amoureux la demande en mariage au chef Piotr. En échange, il devra rejoindre le camp des brigands. Ainsi, au cours d’un rite initiatique, Ivan doit manger du cochon, qu’il croit être un morceau de Nikita évadé. Pusillanime comme jamais, il s’exécute par deux fois.
L’apocalypse s’achève
Dernier acte, Troubeskoy débarque à Vanavara en personne et avec l’argent. Seul Ivan, dont la mère a payé, sera sauf. En fait, le chancelier informe Nikita Petrovich que les autorités impériales ont décidé de le laisser sur place. Il a été rayé des vivants, mort et enterré, sur décision impériale. Dorénavant, il n’a plus de raison de rentrer chez lui, ou de fuir la chute de météorite, ou de vivre ? Dans un final festif, Krassinsky rassemble tous ses personnages. Lors d’un accès de rage, Matilda empoisonne la potion magique. Aussi, lorsque la comète illumine le ciel et passe au-dessus du village, la vodka mortelle coule à flots pour célébrer ce miracle. Soulagé mais dépité, Petrovitch apprend par Troubeskoy les raisons de ce prodige. Suite à la première visite d’Ivan à l’académie, une course-poursuite avec le chat du labo a entraîné une bousculade au cours de laquelle les instruments de calcul, sextant et astrolabes, ont été déréglés, conduisant les astronomes à de faux résultats ; malgré de bons calculs. Fou de rage, Nikita tente de tuer Ivan avant que celui-ci ne l’empêche de boire la toxique vodka, lui sauvant ainsi la vie. Célébrant l’été signifié par le vert de la vie, un épilogue optimiste découvre les survivants et leurs rapines loin du pouvoir et des humains.
Adaptation graphique dense et réussie de l’actuelle question écologique, les principaux personnages composent au-delà de la simple description, mais avant la caricature. L’anthropomorphisme permet ce degré intermédiaire en appuyant sur les qualités supposées de l’animal pour justifier les propos : le vieux savant obnubilé, le jeune irréfléchi, le politique politicien, dans un décor où le pouvoir absolu impérial affronte la misère paysanne, condamnée à voler pour survivre au milieu d’un univers hostile. Le trait souligné des héros leur confère une présence qui contraste avec les décors à l’aquarelle, nébuleux, parfois angoissants. Une fin du monde poétique jusqu’à l’absurde.