Shakespeare suivait une recette simple et partagée des auteurs de son temps : transmuer l'obscénité verbale en énergie dramatique. J-P. Richard en présente, en traducteur, une recherche de terrain.

Voici un traducteur perplexe devant l’intraduisible – situation ordinaire pour un traducteur. Seulement cette fois il s’agit de théâtre. Il suffisait de lier ces deux éléments pour faire une découverte ni plus ni moins que scientifique.

On pourrait, à ce titre, ajouter une demi-page à la célèbre histoire contée par Freud, celle des progrès de la recherche infligeant trois grandes humiliations à l’humanité. Il y aurait bien toujours l’humiliation cosmologique (la terre est en mouvement), l’humiliation anthropologique (le vivant suit les lois du hasard et de la nécessité), l’humiliation psychologique (le moi n’est pas maître dans sa propre maison), mais aussi un ajout d’une demi-humiliation supplémentaire, poétique : Shakespeare est un pornographe.

Mais au fond ce n’est pas si humiliant si cette pornographie nous révèle que le maître a fondé avant l’heure le théâtre de l’absurde...

 

 

De l’anecdotique au scientifique

Jean-Pierre Richard n’a nul besoin de remuer les lignes. « Ancien élève de la rue d’Ulm, comme le présente son éditeur, il a traduit une soixantaine d’ouvrages, tant de littérature d’Afrique australe que de théâtre. » Depuis 1995, il collabore à l’édition bilingue des œuvres de Shakespeare dans la Pléiade. Il a dirigé aussi le Master pro de traduction littéraire de Paris Diderot.

 

 

On connaît bien la maxime des traducteurs : traduire, c’est trahir. La polysémie du discours dans une langue ne se superpose pas à la polysémie de sa traduction dans l’autre langue, chaque mot irradie une constellation de sens autour de lui, chaque phrase décuple la richesse de cet univers sémantique. Il s’agit alors de trouver une solution acceptable pour transmettre quelque chose du paysage d’une œuvre dans son ensemble : non seulement le fleuve texte, mais ses rives agréables et ombragées, ses collines adjacentes, ses moissonneurs là-bas, ses soldats en exercice devant les sous-bois, ses sommets au loin, son écosystème sémantique, son ambiance, son ornementation poétique, bref son décor idiomatique.

Mais rien ou presque de cette affaire-là devant le texte de Shakespeare. Comme tous les autres avant lui, Jean-Pierre Richard rencontrait plutôt ce sous-texte monocorde, presque monomaniaque : un continuel jeu sur les mots, une tendance obstinée à la pornographie non-déguisée. Il n’y avait plus un texte et ses effets de polysémie ornementale, mais un texte explicite, d’une part, et son arrière-monde implicite, obscène et récurrent, d’autre part.

Que faire ? Trahir, et cette fois pour de bon, c’est-à-dire faire comme tous les traducteurs et même les éditeurs de Shakespeare en langue originale, très tôt après la mort du poète : censurer. En l’occurrence, la censure trouve un allié efficace et sûr dans le tamis de la traduction, qui retient presque toutes les gravelures. Voilà un texte d’arrivée bien net. Et, pour sauver l’honneur, indiquer dans les notes de la Pléiade que l’original ne se lit pas ainsi.

Des notes, cependant, que Jean-Pierre Richard devra signer tout seul, en son nom propre, dans la prestigieuse édition. On ne saurait en effet, sans y réfléchir, s’engager avec lui pour une cause si faible et on ne l’a pas fait. Il y faudrait un étrange amour de la vérité qui, certes, fait s’écrier à Galilée : e pur si muove, mais ici, enfin, il ne s’agit pas d’un enjeu aussi fort. On en restera à cette position que les jeux de mots shakespeariens sont des curiosités. Même si les arts du XVIème siècle ne sont pas avares de curiosités de ce genre et qu’il y a de quoi s’interroger.

 

 

Et si, cependant, la vérité était du côté de Jean-Pierre Richard ? Quoi qu’il en soit, on doit porter au crédit de ce dernier cet engagement qui ne s’étaye pas sur des principes moraux mais scientifiques et ne demande à être discuté que de ce côté.

 

 

Du procédé stylistique à l’esprit d’une école dramaturgique

« Il n’y a aucun mérite à découvrir des obscénités dans le texte de Shakespeare, car il y en a partout. » nous dit Jean-Pierre Richard. « En revanche, ajoute-t-il, le filage de l’équivoque sur des scènes entières : on ne connaît pas de travaux là-dessus. » Or il serait opportun de s’engouffrer dans cette brèche. Pourquoi ? Parce que « l’obscénité cryptée du texte shakespearien n’a rien d’une ornementation. C’est un principe dramaturgique. » Comment le comprendre ?

« Prenez par exemple le début de Richard II. Il s’agit d’une très belle scène où deux seigneurs s’affrontent. C’est un duel, ils se lancent des défis, ils jettent des gants. Pawn signifie gage : on jette le gage par terre, on provoque l’autre. Mais ce qu’on entend dans leurs échanges c’est spawn qui veut dire sperme. Comment Shakespeare fait-il surgir ce sperme ? Par l’astuce du cas possessif : honour’s pawn. Alors il convient, bien que cela soit peu convenable, d’assumer que Shakespeare a construit sa scène autour de cette équivocité. Ce n’est pas une scène de rivalité ornée d’un jeu de mots de hasard, mais un travail sur le signifiant qui produit une dramaturgie, qui construit un spectacle.

« Et pour le confirmer, il suffit d’apercevoir cette joie du dramaturge qui répète le stratagème à l’acte 4, cette fois non plus avec deux mais une demi-douzaine de seigneurs dressés les uns contre les autres, qui se jettent à qui mieux mieux des honour’s pawn, dans un véritable concours d’éjaculation dont il faut bien, encore une fois, assumer l’expression dramatique. »

La dénégation du discours orthodoxe sur ces faits textuels ne devrait plus pouvoir prospérer. Il faut désormais apercevoir, analyser, peser, comprendre « ce pouvoir dramaturgique dont use et abuse Shakespeare, le fonctionnement théâtral de ce mécanisme-là. L’intérêt de mon livre est d’essayer de montrer comment il produit du théâtre à partir du signifiant. Comment le mot se fait théâtre. »

Du reste, cela éviterait aux connaisseurs de rester pantois, en quelques occasions, jugeant que telle ou telle scène n’a aucune raison d’être dans l’économie générale de telle pièce – faute d’aller en chercher le ressort dramaturgique là où il se trouve, à savoir dans le sous-texte pornographique.

 

David Waller en Bottom ithyphallisé dans la légendaire mise en scène de Peter Brook pour la Royal Shakespeare Company à Londres en 1970

 

« Shakespeare s’appuyait sur l’autonomie du signifiant, qui provoque du sens voire de l’illusion comique et de la dramaturgie. Il nous faut redécouvrir le fond dramatique de son art. Il nous faut écouter son texte avec cette troisième oreille dont parlait Jacques Lacan au sujet des psychanalystes ou avec cette attention pour les pensées de derrière dont parlait Nietzsche. »

Mais quel avantage pouvait bien trouver Shakespeare à se faire ainsi, dans toutes ses pièces, y compris celles d’un sujet élevé, « pornographe » ?

 

 

Une culture générale de l’équivoque

C’est justement l’intérêt de cette nouvelle voie d’investigation scientifique ouverte par Jean-Pierre Richard : elle nous permet de mieux percevoir les conditions historiques du théâtre élisabéthain. Plus encore, elle nous permet d’étudier non pas les textes mais le spectacle vivant. Un spectacle vivant du passé qui devrait aussi nous faire comprendre à quelles conditions un spectacle vivant d’aujourd’hui peut, précisément, être lui-même vivant, sans perdre en rien sa puissance d’évocation poétique, ni son ressort dramatique.

La clef est la suivante : au spectacle, le public de l’époque devait saisir à la fois le texte et le sous-texte de la pièce sans difficulté ou presque. Et il devait venir pour ça. L’hypothèse est donc que le plaisir du spectateur était l’effet de l’étonnement, de l’admiration, du rire et parfois du fou-rire issus de cette double entente continuelle et virtuose que lui offraient les comédiens, au moyen du geste et du verbe.

« Il y a à l’époque une vraie culture de l’équivoque. Et Shakespeare n’est pas un cas isolé. Tous les dramaturges s’y essaient. Cette culture remonte d’ailleurs au moins jusqu’à Aristophane, dont Pierre Judet de la Combe, qui l’a traduit, a déclaré que chaque mot est à double-sens. Les éléments fondamentaux du théâtre, poursuit Jean-Pierre Richard, le jeu, les comédiens, leurs corps, leurs relations, la parole, les silences, la présence, l’absence, le repos, le mouvement, le jeu de la sexuation (les femmes jouées par des hommes, les femmes travesties en hommes jouées par des hommes) donnent lieu à une exploitation dramaturgique pour produire du théâtre et une farce obscène qui surgit, comme un génie de l’Orient, du signifiant. »

 

 

Ce public, « cela paraît improbable aujourd’hui, cela devait l’être aussi sans doute à l’époque » rassemblait dans les mêmes théâtres des quartiers les plus chauds de Londres les aristocrates, les charretiers, les bateliers, les étudiants, les maquereaux (parfois eux-mêmes propriétaires d’une salle de théâtre), les prostituées. Les seuls ennemis de cet art étaient les commerçants puritains, « travaillés par les idées continentales anti-papistes ». « C’est l’époque des guerres de religion. Le pape envoie des centaines de missionnaires secrets. Espionnage et contre-espionnage, violences et massacres. Les puritains protestants mènent une lutte féroce contre les théâtres et finiront par obtenir leur fermeture en 1642. »

S’il fallait se faire une idée de ce public aujourd’hui, on y trouverait le mélange du public des stand up, pour la performance verbale, celui des concerts de hard rock et de techno pour le divertissement massif, celui des boîtes de nuit, celui de la prostitution de rue et du web, celui de ces cohortes d’étudiants qui, comme en médecine, laissent dégénérer leurs soirées et pratiquent une sexualité débridée, celui de la jeunesse des quartiers dont les pratiques sexuelles sont aussi parfois violentes, enfin la jeunesse politico-médiatique, économique et financière, dorée, du pays – tout cela dans ce même théâtre du Globe de 3 000 places. Encore une fois : un public improbable aujourd’hui, tout autant qu’il devait l’être à l’époque où il se rassembla, sauf si l’on considère la puissante attractivité de la liberté et même de la licence chez des gens dont l’espérance de vie ne dépasse pas 35 ans, à cause de la peste et d’une Europe traversée par les massacres de la guerre civile.

Le théâtre aurait eu alors cette puissance de délimiter un sanctuaire où la société, ses valeurs, ses lois, la violence et la servitude qu’elle génère, sont écartés – ou presque.

« Le rôle des étudiants en droit était capital, car ils étaient latinistes et francisants. Beaucoup de jeux de mots et d’équivoques partent du latin. Les gens du peuple ne comprenaient pas le français, ni le latin, mais il y avait des scènes de clowns qui leur permettaient de rattraper le fil pornographique quand il faisait résurgence – dans les pitreries.

« Ce fil pornographique (que je dirais plutôt porno-logique car il révèle dans ces spectacles une structure qu’on peut rapprocher du théâtre de l’absurde) court aussi dans les scènes dites nobles. Les aristocrates recevaient une farce pornographique du début jusqu’à la fin, le peuple n’accrochant qu’aux scènes ouvertement grossières avec les clowns. Encore le peuple, loin d’être idiot, devait-il finir par connaître les quelques termes récurrents du sexe en latin et en français. »

Comme on le voit, personne n’était oublié.

 

Albrecht Dürer, Le Bain masculin, (1496) pinacotea nazionale (Bologne)

 

 

« Dans Les Joyeuses Épouses de Windsor, Falstaff se déguise en vieille femme pour échapper à un mari jaloux. En latin vieille femme se dit anus. Shakespeare prend ce signifiant et il en fait une scène : le mari jaloux, armé d’un gourdin, pardonnez l’expression, va le lui ʺmettreʺ. Non pas littéralement, car c’est toujours du théâtre, mais très clairement, grâce à ce signifiant anus »… qui manque peut-être aux scènes de bastonnade de Molière, encore qu’on n’imagine pas que la commedia dell’arte soit passée à côté de telles ressources comiques offertes par la situation et les accessoires.

Du reste, la configuration du plateau et l’art de l’équivoque se rencontrent : « C’est une donnée de base : le théâtre shakespearien se joue sur deux niveaux ! » Ainsi, toujours dans Falstaff : « En bas c’est simplement le coucher bourgeois où il ne se passe rien, tandis qu’en haut c’est les chambres des prostituées que le mari va inviter tous ses copains à aller visiter : Montez, montez, montez, ouvrez les portes, ouvrez les portes !, avec un double sens évident. »

 

 

« Shakespeare n’avait rien à dire » (Tolstoï)

La question ordinaire nous brûle maintenant les lèvres : qu’en est-il de Shakespeare aujourd’hui ? « Pour moi, le rêve serait que les acteurs puissent disjoindre le geste de la parole.

« Avoir cette parole magnifique dans des scènes qui se tiennent complètement sur le plan de l’intrigue officielle et qu’en dessous leur gestuelle permette de comprendre aussi le sous-texte.

« Ecoutez, cela existe. J’en ai été sidéré. C’était en France, à Poitiers, c’était un public mélangé, extrêmement jeune, visiblement des étudiants et des jeunes des quartiers qui étaient venus jusqu’à cette salle, le public était debout, ce fut une ovation : Henri VI, dans la mise en scène de Thomas Jolly où ce dernier exploitait toutes les équivocités possibles – quand Jeanne d’Arc porte la torche du feu vénérien, quand elle lève le siège d’Orléans (lever le siège c’est-à-dire lever le derrière, Thomas Jolly était allé jusque-là)… » Apparemment, le metteur en scène parvenait ainsi à revivifier non pas une œuvre, mais quelque chose de cette œuvre et de son public, ce qui est un tour de force remarquable.

Un tel événement ne peut que confirmer la réalité d’un objet d’expérience vivante qu’il importe de chercher à connaître et à comprendre. Sans doute en situant mieux l’art dramatique de Shakespeare, en le rapprochant de ce que nous appelons le théâtre de l’absurde. Car enfin, pourquoi détruire la puissance tragique d’une scène en y glissant des jeux de mots salaces qui ridiculisent les personnages, qui détruisent toute élévation tragique ? C’est comme si on lisait dans le « Va je ne te hais point », par le jeu du signifiant (en l’occurrence absent), et toutes choses égales par ailleurs, une invitation grossière de Chimène à l’acte sexuel le plus cru, et donc c’est comme si la litote choisie par l’auteur pour exprimer une déclaration d’amour tragique était immédiatement détruite par lui, en sous-main. Et l’on voit que de ce procédé, ni Juliette, ni Desdémone ne sont exemptes. Pourquoi ?

 

Bellini retouché pas Le Titien en 1514-1529 : La Festa degli Dei (Le festin des dieux) National Gallery of Art —Washington

 

« On dit que Shakespeare n’a pas d’idées   . C’est parce qu’il a cette jouissance du non-sens. Casser les codes, rire du pétrarquisme, rire de Dieu, rire de tout. Une véritable culture du non-sens. Le plaisir de Shakespeare est de favoriser ce sens latent et dérangeant qui frappe à la porte et ne nous laisse pas en repos avec nos convenances. L’aptitude du public de l’époque était de comprendre les deux en même temps, d’adhérer à l’histoire officielle et en même temps d’entendre le sous-texte et de rire de ces gravelures.

« Ainsi, quand tout est soumis à la dérision, il reste à l’artiste le plaisir de trouver encore des équivoques et de construire encore des scènes du même procédé. Il reste le plaisir de produire du théâtre.

« Il devait y avoir un vrai bonheur pour Shakespeare de toujours trouver des nouveautés. Et puis pour le public de suivre scène après scène les aventures du signifiant. Il entrait ainsi dans une activité créatrice de continuelles variations, à la façon de Bach. Toujours des choses nouvelles avec très peu d’éléments : entendre, rire, pleurer, parler, catalogue des actions de base dont il a produit des constructions vertigineuses. Et Shakespeare mieux que tous les autres auteurs dramatiques de l’époque.

« Un divertissement et de l’art, créateur, productif, vraie jouissance d’une déconstruction par l’absurde et la dérision. Cette joie et cette jubilation s’élevaient contre l’autre grand mouvement ennemi, le puritanisme. Les puritains ne se trompaient pas sur l’essence de ce théâtre et ils finirent par en avoir raison. »

Le champ d’études où Jean-Pierre Richard situe son livre correspond à « une visée déjà tout-à-fait inscrite dans les départements d’études théâtrales… Quant aux meilleurs retours que j’ai eus pour le moment sur mon ouvrage, c’est ceux des ethnoscénologues. Ils étudient la façon dont le théâtre construit des rituels. Dans ce cadre-là je pense que la scène shakespearienne peut s’interpréter comme un rituel pornographique, un rituel sans dieu où ce qui est mis en scène est le rôle – toujours oublié – du corps au cœur de nos existences. »

Une scène qui produit les corps sur un plateau, au centre de relations physiques et verbales, avec un enjeu de vérité proche du cynisme antique et du théâtre de l’absurde. Absurde puisque la représentation, qui par nature arrange un tableau chargé de sens, y est remise en cause et partiellement détruite par la production, voire l’irruption (au sens volcanique), d’une mise en dérision priapique continuelle, répétitive, inlassable.