L’écrivain-géographe découvre, grâce au photographe Vincent Munier, la patience et l’immobilité au Tibet, à l’affût de la panthère des neiges.

Il ne reste plus que 5 000 panthères des neiges. « Je pensais qu’elle avait disparu », dit même le voyageur quand le photographe animalier lui propose de venir avec lui au Tibet sur ses traces, et ce dernier répond : « C’est ce qu’elle fait croire. » C’est le début de l’aventure qui voit atterrir « la bande des quatre » en Chine. « Définition du progrès (donc de la tristesse) : couvrir en dix heures ce que Marco Polo avait mis quatre ans à parcourir. Très mondain, Munier fit les présentations dans le ciel. Je saluai les deux amis avec qui j’allais passer un mois : Marie, la fille au corps souple, fiancée de Munier, cinéaste animalière éprise de vie sauvage et de sports rapides, et Léo aux yeux hypermétropes, à la coiffure désordonnée, à la pensée profonde donc mutique. »

Dans le Changtang, à plus de 5 000 m et à – 30° C., il faut attendre et rester immobile. Pour supporter la patience de l’affût, l’auteur se souvient du livre de l’écrivain américain Peter Matthiessen, Le Léopard des neiges, récit d’un voyage au Népal sur les traces de cet animal avec un biologiste. « Peter Matthiessen n’a jamais vu la panthère. À qui lui demandait s’il l’avait rencontrée, il répondait : "Non ! N’est-ce pas merveilleux ?" »

Il s’agit donc aussi d’un livre de sagesse et d’une quête spirituelle, puisque « l’affût est une foi modeste » : « À l’affût, on connaît ce que l’on attend. Les bêtes sont des dieux déjà apparus. Rien ne conteste leur existence. Si quelque chose advient, ce sera la récompense. Si rien n’arrive, on lèvera le camp, décidé à reprendre l’affût le lendemain. Alors, si la bête se montre, ce sera la fête. Et l’on accueillera ce compagnon dont la présence était sûre, mais la visite incertaine. »

Pour l’auteur la fameuse panthère, dont il ne sait pas encore s’il la verra vraiment, évoque deux femmes qui lui manquent : sa mère morte en 2014 et la femme de sa vie, « une prêtresse des forêts du soir », qu’il a perdue par refus de se livrer « pieds et poings liés à l’amour de la nature ». Il observe les yacks, les loups, les ânes. « La nuit, nos rêves gelaient », note le voyageur qui se livre dans cette géographie de l’extrême à une réflexion peu amène sur l’humanité : « Elle a mis en coupe réglée la Terre pour parvenir, dix mille ans plus tard, à l’accomplissement de la civilisation : l’embouteillage et l’obésité. »

 

La sagesse du toit du monde : une défense de la vie

On reconnaît là le goût de l’écrivain pour les aphorismes. La méditation se fait parfois plus ample. « Cela avait constitué la belle intuition de la Grèce antique : l’énergie du monde circulait en un cycle fermé, du ciel aux pierres, de l’herbe à la chair, de la chair à la terre, sous la houlette d’un soleil qui offrait ses photons aux échanges azotiques. Le Bardo Thödol, Livre des Morts tibétain, disait la même chose qu’Héraclite et les philosophes de la fluctuation. Tout passe, tout coule, tout s’écoule, les ânes galopent, les loups les pourchassent, les vautours planent : ordre, équilibre, plein soleil. Un silence écrasant. Une lumière sans filtre, peu d’hommes. Un rêve. Et nous nous tenions là, dans ce jardin vital, aveuglant et morbide. Munier avait prévenu : c’était le paradis par – 30° C. La vie se rassemblait : naître, courir, mourir, pourrir, revenir dans le jeu sous une autre forme. » Les yeux de la panthère disent : « Nous ne pouvons nous aimer, vous n’êtes rien pour moi, votre race est récente, la mienne immémoriale, la vôtre se répand, déséquilibrant le poème. » Ou pour le dire autrement, l’homme n’est qu’un « nettoyeur ».

 

En chapitres brefs, denses, avec une forme d’autodérision qui le dispute au désenchantement, Sylvain Tesson livre un manifeste écologiste et antimoderne où il convoque Berlioz, Baudrillard, Pline, Labiche, Nietzsche, Hölderlin, Giono, Melville, Nerval, Marguerite et son amant quand il évoque les sources du Mékong et… un de ses professeurs de géographie de l’université de Nanterre. Le livre conduit son lecteur de réflexions en traits d’humour, de descriptions en méditations qui donnent à réfléchir et à rêver, et à se mettre à son tour à l’affût. « Au "tout, tout de suite" de l’épilepsie moderne, s’opposait le "sans doute rien, jamais" de l’affût. Ce luxe de passer une journée entière à attendre l’improbable ! » Le livre a obtenu le prix Renaudot 2019.