Sans nostalgie et avec une grande lucidité, Alain Geismar défend le "moment" Mai 68.

Lui qui fut – aux côtés de Daniel Cohn-Bendit et Jacques Sauvageot –  l’une des trois figures du "mouvement" ; lui qui, pour avoir créé la Gauche prolétarienne et dirigé son journal La Cause du peuple, fut la victime d’un procès politique qui secoua la France du début des années 70 ; lui qui paya au prix fort son engagement – condamné à dix-huit mois de prison ferme, radié de la fonction publique –, avait depuis pris du champ et gardé un certain silence. "J’ai longtemps refusé d’écrire sur Mai", nous confie-t-il d’emblée. Non qu’il ait été englouti par le soleil noir de la dépression et soit tombé dans le mutisme, comme ce fut le cas de l’un de ses compagnons de maoïsme   . Plus simplement, il avait fini par reprendre le cours d’une vie paisible d’universitaire. Mieux – ou pire, pour certains – il était devenu un "réformiste", membre des cabinets de Claude Allègre au ministère de l’Éducation nationale puis de Bertrand Delanoë à la mairie de Paris, et partisan de Dominique Strauss-Kahn lors de la campagne de désignation du candidat socialiste à l’élection présidentielle… Bien entendu dans le cercle de l’amitié et le partage d’un repas, il acceptait de répondre aux inévitables sollicitations : toujours avec le sourire et toujours avec une forme de réserve. Voilà donc que cet homme-là participe de l’efflorescence éditoriale qui accompagne la commémoration du quarantième anniversaire de Mai 68. Cette contribution aurait pu être – la trajectoire rappelée l’aurait alors expliqué et annoncé - le signe ultime du détachement par rapport à sa jeunesse d’un homme avancé dans le cheminement de sa vie. Ceux qui attendaient de lire sous la plume de Geismar un tel acte de contrition seront déçus. S’il a décidé de rompre le silence et de publier son témoignage c’est au contraire pour prendre la défense de Mai 68. Et pour le profit de ses lecteurs que l’on souhaite nombreux, car ce livre est utile.

Alain Geismar a pris la résolution d’écrire au soleil d’un autre printemps, celui de l’année dernière ; précisément au lendemain du discours prononcé par Nicolas Sarkozy à Bercy le 29 avril 2007. Mai 68 et ses héritiers y avaient été accusés d’être responsables du relativisme moral, de la confusion des valeurs, de la mise à mal du principe d’autorité, de la diffusion du cynisme, du culte de l’argent-roi et des dérives du capitalisme financier. "Ma génération – écrit Alain Geismar – , mes amis étaient désignés à l’opprobre de leurs enfants, mes combats d’hier servaient d’explication commode à la crise d’aujourd’hui. Or il se trouve que je n’apprécie guère la posture de bouc émissaire." C’est à cette charge qu’Alain Geismar entendait répondre, pied à pied ; et aussi à la question : "Qu’a été Mai 68 ?", en donnant sa version, riche et complète, des "événements".


Quels furent les ingrédients de l’explosion de Mai 68 ?

Une révolte étudiante : contre des méthodes d’enseignement jugées moyenâgeuses, qui imposaient une assimilation abêtissante d’un savoir trop souvent purement académique. L’enseignement supérieur n’avait pas pour objet, nous rappelle Geismar, d’élever les étudiants en suscitant leur intelligence et leur curiosité ; il s’attachait seulement à sélectionner, le plus souvent sur des critères d’ancienneté et de soumission, les étudiants qui seraient appelés, le plus tard possible, à remplacer leurs maîtres.

Frustration intellectuelle doublée d’une frustration sexuelle devenue insupportable : c’est l’interdiction pour les "jeunes gens" de pénétrer dans les dortoirs universitaires des "jeunes filles" de la faculté de Nanterre qui va provoquer le premier incident entre la jeunesse et le pouvoir, donner naissance au "mouvement du 22 mars" et propulser Daniel Cohn-Bendit sur le devant de la scène.

Une révolte ouvrière : non seulement contre une politique économique ayant "omis d’intégrer le progrès social dans son programme" ; mais, surtout, contre des méthodes de production qui enlevaient aux ouvriers toute autonomie dans leur travail et leur déniaient toute dignité. Révolte d’une nouvelle classe ouvrière, celle des ouvriers spécialisés, les "OS", constituée de jeunes, de femmes et d’immigrés. Une classe ouvrière toujours subordonnée, mais ne se reconnaissant plus dans le syndicalisme traditionnel, réclamant du "respect" et aspirant à "une autre vie".

Des erreurs manifestes d’appréciation de la part du pouvoir gaulliste, aussi. Un pouvoir que Geismar ne caricature pas. Au contraire, il reconnaît sa "grande admiration pour le général de Gaulle", l’incarnation de la Résistance, qui "avait conclu la paix en Algérie et ramené les appelés du contingent dans leurs foyers, promulgué une nouvelle Constitution, écrasé l’OAS", conduit "une bonne politique industrielle, une bonne politique scientifique, une bonne politique internationale". Mais un pouvoir "fier, sûr de lui et dominateur", ne reculant pas devant la censure ni la violence. Un pouvoir sourd aux appels à plus de progrès social, de liberté et de libertés. Un pouvoir ne comprenant rien, surtout, à la jeunesse de son pays, à ses aspirations, ses colères, ses excès. Un pouvoir qui, par sa raideur et les brutalités de sa police, a attisé la révolte. Une police qui, "avant d’être la police de Grimaud, avait été celle de Papon".

Alain Geismar décrit ainsi fort bien le face-à-face d’un "pouvoir autoritaire et personnel qui lassait" et d’ "un pays que le gaullisme, malgré sa grandeur, corsetait". Cet affrontement devait se résoudre : il le fit dans l’embrasement du mois de mai.

Un embrasement qui prit de court le pouvoir, on le sait. Mais qui trouva la gauche politique et parlementaire tout aussi décontenancée. Le PCF, et son bras armé la CGT, en particulier, cherchèrent à saboter puis à récupérer un mouvement qui, dès le départ, leur avait échappé. Alain Geismar raconte ainsi comment le PCF a essayé d’acheter son ralliement contre une place au comité central… Ou encore comment Pierre Juquin, chargé du syndicalisme étudiant à la direction du PCF, fut sifflé et ridiculisé – "le petit lapin du PCF" – après être venu à Nanterre tenter de circonvenir les responsables du mouvement étudiant. Dans les usines, les soulèvements ont surpris une CGT qui a rapidement craint de perdre toute son autorité et sa légitimité face à des assemblées générales et des comités de grève qui court-circuitaient ses délégués. Elle a alors suscité des mouvements de grève pour mieux contrôler ceux qui avaient éclaté en toute indépendance. C’est à la lumière de ces considérations stratégiques qu’il faut, comme nous le rappelle Geismar, interpréter les accords de Grenelle : "L’enjeu était limpide : gouvernement et CGT voulaient à tout prix tourner la page et réduire le soulèvement" ; ils conclurent un "véritable marché de dupes pour la majorité des salariés". La grève n’avait rapporté que 0,75% à 1,75% d’augmentation annuelle des salaires réels et bénéficiait proportionnellement plus à la maitrise ou à l’encadrement qu’aux ouvriers. La principale revendication, celle d’une meilleure reconnaissance de leur dignité, n’avait pas même été comprise.

Quant à l’extrême gauche de stricte obédience marxiste-léniniste, elle ne vit et ne voulut voir dans "les événements" qu’un complot petit-bourgeois fomenté par les socio-démocrates pour empêcher la survenue de la vraie révolution…


Mai 68 ne fut pas une révolution

Mai 68 ne fut pas une révolution ; pas dans l’acception politique du terme. Elle ne prit pas le pouvoir et ne chercha d’ailleurs même pas à le faire… Alain Geismar avoue "ne jamais avoir rêvé d’être révolutionnaire" et être entré en révolte presque par accident, après un parcours classique et sans histoires. "Enfant de la classe moyenne", passionné de politique, élu à la tête d’un syndicat de professeurs connus pour ses positions raisonnables, il n’était pas destiné à prendre la tête d’une révolte de grande ampleur. Son implication dans le mouvement s’est faite progressivement, avec prudence d’abord, puis dans l’enthousiasme, pour appuyer les revendications des étudiants qu’il jugeait légitimes et réagir à des réponses du pouvoir aussi déplacées que disproportionnées. Nombre de ceux qui ont fait 68 se reconnaîtraient volontiers dans cette trajectoire.

Mouvement politique et de révolte, Mai 68 était traversé de contradictions et d’oppositions indépassables. Ainsi, le féminisme était alors revendiqué par chacun, mais l’idée même qu’une femme puisse diriger le mouvement ou porter sa parole n’a jamais traversé l’esprit d’un de ses membres… Acquis à la cause palestinienne et proclamant l’égalité entre Français et immigrés, le mouvement de Mai ne s’est pour autant jamais intéressé aux violences qui étaient faites aux travailleurs immigrés : "Toujours prêts à marcher en masse sur Billancourt, les étudiants n’avaient aucunement montré l’intention de se rendre à Belleville pour protester contre ces violences." Quant à son contenu idéologique, les manifestations voyaient fleurir en leur sein les slogans marxistes les plus orthodoxes comme les plus libertaires, les prises de position trotskistes, mais aussi anarchistes ou situationnistes… Comme le résume bien Alain Geismar : "Aucune idéologie n’a véritablement dominé le soulèvement ; aucune ne le résume."


Le moment Mai 68. Et après ?

Cette hétérogénéité et ce manque de cohérence politique ne retirent rien à la portée de cette mise en branle. Mai 68 a "ouvert une brèche dans l’ensemble des systèmes autoritaires, se diffusant en profondeur dans la société française, si bien que l’idée de détruire le supposé héritage de Mai me semble grotesque. Quarante ans après les faits, Mai 68, qu’on le veuille ou non a été métabolisé par le corps social". Couple, famille, école, université, usines, prisons : après Mai 68, rien n’a plus été pareil.

Mai 68 fut d’abord "un moment". Un moment de bonheur et de liberté, "qui rompait l’isolement de chaque individu". Un moment d’écoute et de respect mutuel, vécu dans l’exaltation souvent. Un moment "partagé jusqu’à en devenir fusionnel, de jubilation, de découverte, empreint d’affectivité et de gravité".  Un moment "de joie". Un moment "exceptionnel".

Ce moment prit fin après le sursaut gaulliste du 30 mai – un million de manifestants sur les Champs-Elysées pour soutenir le Général de Gaulle – et l’écrasante victoire aux élections législatives qui suivit la dissolution de l’Assemblée nationale. S’ouvrit alors pour Geismar et bien d’autres une autre époque, celle de la Gauche prolétarienne, formation maoïste poursuivant le combat politique de Mai et préparant aussi une lutte armée jugée alors imminente.

Lucidement, Alain Geismar reconnaît avoir commis une "dramatique faute intellectuelle et politique" en anticipant une "guerre civile à l’horizon de quatre ans" après les accords de Grenelle. "J’avais fait de Pompidou et de Marcellin les successeurs de Thiers et de Gallifet, les fusilleurs de la Commune (…) Je me trompais." Et si "Mai 1968 ne suscite chez [lui] aucun regret. [Il] serai[t] en revanche nettement moins lyrique à l’égard de la période qui suivit". Période de dérive politique, en effet, qui frôla le terrorisme. Période d’aveuglement idéologique et de coupure progressive avec les préoccupations du monde ouvrier. Période qui s’acheva avec "l’expérience des Lip" : c’est alors que Geismar et Benny Lévy, dirigeant de la Gauche prolétarienne, décidèrent, en 1973, de dissoudre une organisation qui venait de faire la preuve de son inutilité.

Estimant s’être "gravement égaré au sortir de Mai et avoir fait courir des risques tant à des militants qu’au pays", Geismar ne renie pour autant "ni Mai ni ses acquis". Mai 68 qui reste pour lui un souvenir "particulièrement lumineux".

Fidèle et lucide : c’est parce qu’il est l’un et l’autre que son plaidoyer pour Mai 68 est convaincant.


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