Serions-nous devenus des cannibales en costumes dont le (sale) boulot constitue une forme de dévoration et de destruction de l'autre ?
Le sale boulot a toujours existé, mais les stratégies d'entreprise s'embarrassent de moins en moins de morale et les salariés suivent. C'est le résultat terriblement déprimant qui se dégage de ces trente années d'enquête dont David Courpasson rend compte dans son dernier livre, dont le titre - Cannibales en costume. Enquête sur les travailleurs du XXIe siècle (François Bourin, 2019) - claque comme un coup de tonnerre qui voudrait nous ramener à la raison.
Nonfiction : Votre livre est une plongée dans le sale boulot que sont aujourd’hui forcés d’accepter de faire de nombreux salariés. En quoi diffère-t-il du sale boulot qui existait précédemment ?
David Courpasson : Je pense que le sale boulot engage aujourd’hui une très forte dimension morale, car faire un sale boulot dans les contextes des entreprises contemporaines, c’est affecter durablement voire définitivement d’autres gens et d’autres lieux, c’est détruire des espaces de vie, la santé physique et mentale de populations entières, sans compter évidemment la destruction de la planète. La différence c’est que les gens responsables de cette « saleté » ont conscience des effets produits par leur travail : c’est ici que joue la dimension morale. Se sent-on coupable de quelque chose lorsque l’on fabrique un pesticide, une arme, un produit pharmaceutique contesté ? C’est une question centrale de mon livre.
Reste que nombre de points communs entre aujourd’hui et hier demeurent dans la conception de ce qu’est un sale boulot : les corps des travailleurs sont touchés par le travail, dans leur intégrité, aujourd’hui comme avant. Les marques charnelles de la pénibilité sont toujours présentes dans les corps des caissiers des usines marchandes, des travailleurs de call centers, des ouvriers de l’industrie nucléaire, du bâtiment, comme dans les figures plus médiatiques du burn out ou du bore out.
Comment l’image du cannibalisme s’est-elle imposée à vous pour décrire ce sale boulot, que souhaitez-vous illustrer par là ?
Cette image est plus qu’une image : c’est une représentation concrète que j’ai dégagée des trente années d’observation au cœur du travail qui font la trame du livre. En gros je n’avais pas le choix ! Ce sont les gens eux-mêmes qui parlent de cette façon, qui évoquent leur honte, leur culpabilité, ou leur indifférence face à ce qu’ils savent être un sale boulot. Le cannibale en costume, c’est chacun d’entre nous, à partir du moment où ce que nous faisons affecte directement ou indirectement un collègue, un client, un individu lointain, un lieu, en bref, lorsque notre activité constitue une forme de dévoration et de destruction de l’autre. A chacun de faire l’analyse de son propre job…
Le sale boulot est alors susceptible de déclencher ou pas un sentiment de culpabilité ou d’autres manifestations de mal-être. Comment les salariés gèrent-ils ces situations le cas échéant ?
C’est une question très compliquée. Ce que je peux dire à ce stade, c’est que l’idée de faire quelque chose de sale est largement intégrée dans les consciences des travailleurs du XXIe siècle. Cela se traduit par le développement d’une forme d’indifférence au sort de l’autre, que je qualifie de morale au sens où l’on se dit que tout le monde ferait, ou fait, la même chose à ma place. Comme un codage invisible de ce qu’il est « normal » de faire, c’est-à-dire ne pas trop se préoccuper des affaires d’autrui. Cette indifférence ne masque cependant pas le sentiment de honte et de culpabilité qui parcourt les bureaux et les usines. Entre le manager cynique (« il faut ce qu’il faut ») et l’ingénieur coupable (« je ne peux plus me regarder en face ») se déploie toute la panoplie des sentiments humains : désolation, impuissance à faire autrement, accusation de forces exogènes, renvoi à ce qui pourrait « être pire », etc. Ceci étant dit, globalement, le travailleur du XXIe siècle ne va pas bien du tout : il est exposé quotidiennement à son impuissance et à l’incurie voire à l’ignominie de certaines pratiques du monde industriel et de services. Derrière la catastrophe de l’exploitation des enfants, de la destruction des forêts, des sols, il y a des gens qui font le boulot, qui prennent des décisions, d’autres qui creusent concrètement au volant de leurs engins des routes au cœur des réserves naturelles du monde. Personne ne peut nier cela. Cette activité délétère implique tout le monde, du dirigeant à l’ouvrier.
Votre livre repose sur des témoignages, ce qui rend difficile une appréciation de l’ampleur du problème. Combien de salariés seraient-ils concernés selon vous par ce sale boulot ou tout au moins ses manifestations les plus graves ?
Outre les centaines de travailleurs que j’ai rencontrés depuis trente ans, ce que je viens de suggérer c’est que le problème moral des sales boulots implique chacun d’entre nous. Cela englobe dans un même mouvement le moment où l’on tourne le dos à un collègue en difficulté, et le moment où dans un siège social, une réunion de direction aboutit à décider de l’implantation d’une nouvelle exploitation minière, de la fermeture d’une usine et du renvoi de centaines de personnes. Après on peut porter un regard plus précis et se dire que tout ne se vaut pas, que travailler à la fabrication d’armes ou de pesticides est plus « grave » que de gruger une vieille cliente dans une banque ou une compagnie d’assurance…
Si vous deviez faire des préconisations pour améliorer les choses, quelles pistes seriez-vous tenté de suggérer ?
La saleté du travail, si l’on reste sur cette question, est consubstantielle au travail. C’est un fait à rappeler même si ce n’est pas dans l’air du temps. Pour supprimer les effets destructeurs du travail, il faut supprimer le travail. Pour être un peu plus réaliste, je pense très prosaïquement que si l’on saisit la question du point de vue moral, une bonne part de la réponse réside dans la transformation radicale de l’éducation à la conduite des affaires humaines et industrielles, pour le dire vite, de l’éducation au management. Il est sidérant de constater le retard hallucinant de la réflexion anthropologique, sociologique et politique dans l’enseignement et la recherche en management et à ce qui est ensuite diffusé dans les cours. Il ne faut alors pas s’étonner que les firmes soient toujours gouvernées par des édiles dont le discours sur la responsabilité sociale est une insulte aux pratiques et décisions concrètes qui se prennent constamment à l’ombre des sièges sociaux, derrière les murs des usines du monde, au nom de toutes les « bonnes raisons » de mal agir.