Entre récit d’espionnage et intranquillité, le roman virtuose de Jean-Philippe Toussaint nous entraîne sur des fausses pistes très romanesques.

« Un blanc, oui. Lorsque j’y repense, cela a commencé par un blanc. À l’automne, il y a eu un blanc de quarante-huit heures dans mon emploi du temps. » Le narrateur, Jean Detrez, conseiller en prospective auprès des institutions européennes à Bruxelles, commence par ces mots énigmatiques le récit plein de péripéties de son aventureux voyage en Chine, à Dalian, où il s’arrête avant de se rendre au colloque Blockchain & Bitcoin Projects à Tokyo où il doit proposer une communication, en tant que spécialiste de la sécurité informatique.

 

Un roman d’aventure à l’ère du numérique

Notre héros étudie en effet le « minage » des cryptomonnaies pour la sécurisation des transactions en bitcoins. Il est ciblé par des lobbyistes à Bruxelles pour se rendre en Chine, et éventuellement acheter pour l’Europe des ordinateurs de minage : « AlphaMiner 88 était donc un prototype encore secret, produit en Chine par le géant Bitmain, et commercialisé par BTPool Corporation, la société basée à Dalian, dont John Stravropoulos voulait me faire rencontrer les responsables. »

Sur une clé USB perdue par son interlocuteur lors d’un rendez-vous dans un grand hôtel de Bruxelles, il découvre des dossiers ultraconfidentiels où la haute technologie se mêle avec le monde de la finance. Par une « backdoor » ou « porte dérobée » de leurs ordinateurs, les vendeurs de ces machines de minage auront « un moyen d’accès non autorisé, dissimulé dans un programme pour permettre à un ou plusieurs individus malfaisants de prendre totalement ou partiellement le contrôle d’une machine à l’insu de son utilisateur légitime. »

 

Fausses pistes et chausse-trapes

Dans ce récit virtuose, nous suivons notre héros de taxis en avions, d’hôtels en salles de machines de minage, ce qui permet de joindre l’ultra-contemporain à tout l’imaginaire du XIXe siècle industriel. Tout va vite, les rebondissements et les péripéties sont nombreux, inattendus, cocasses autant que tragiques, dans cette parenthèse infernale de quarante-huit heures annoncée dès l’incipit du roman. Le suspense est efficace, les scènes les plus inattendues s’enchaînent pour notre plus grand plaisir. Mais la porte dérobée ouvre sur une vérité intime et bouleversante, que notre agitation sur la scène du monde ne peut nous empêcher d’affronter un jour ou l’autre. Et le roman d’espionnage devient une enquête métaphysique bouleversante, prend son lecteur à contre-pied et le renvoie à son incapacité à lire l’avenir, à l’image du narrateur : « L’avenir, auquel j’avais consacré ma vie, se déroulait sans moi. »

 

 

Avec une virtuosité dans la narration et dans le style, le dernier roman de Jean-Philippe Toussaint se situe à la pointe du progrès technologique, grâce à une solide documentation, mais se présente aussi comme un très émouvant récit de filiation dont la veine autobiographique n’est pas absente.