Penser l’action politique transformatrice et le devenir historique des sociétés avec Cornelius Castoriadis : entretien avec Nicolas Poirier.

Cornelius Castoriadis a construit une pensée de l’action politique à rebours de la philosophie politique la plus traditionnelle. Alors que celle-ci privilégiait l’établissement d’un cadre théorique capable de rendre compte de la réalité politique de son époque, celui-là a mis l’action transformatrice et le devenir historique au cœur de sa pensée. Dans cet entretien avec Galaad Wilgos, Nicolas Poirier revient sur la notion de création qui constitue le sujet central de son dernier livre sur Cornelius Castoriadis.

 

La réflexion philosophique de Castoriadis ne peut se séparer de sa critique des idéalismes, notamment kantien et hégélien, mais aussi du déterminisme marxiste. En lisant votre livre, on comprend que ces réflexions sont englobées dans une critique plus générale et radicale – au sens d’aller à la racine – de ce qu’il appelle « l’attitude contemplative ». Pouvez-vous expliciter ?

Castoriadis critique en effet ce qu'il nomme, dans ses textes philosophiques des années 1950, « l'attitude contemplative », qui consiste à subordonner l'action humaine, et la part de liberté qui lui est inhérente, à la théorie. Dans sa dimension la plus traditionnelle, la philosophie a privilégié la théorie, c'est-à-dire le fait de jeter un regard objectivant sur la réalité en réduisant celle-ci à des identités dûment constituées. C'est ce qui explique, à suivre Castoriadis, son incapacité à penser le devenir historique et l'action visant à transformer la réalité. Il y a chez Castoriadis une démarche qui rappelle la critique de la philosophie spéculative faite par Marx en 1845 dans ses thèses sur Feuerbach : ce qui compte désormais pour Marx ce n'est plus d'appréhender le monde sur un mode théorique et contemplatif, en cherchant seulement à l'interpréter et à le comprendre, mais à travailler à sa transformation effective. À quoi Castoriadis ajouterait, et cette précision est décisive : sans chercher à tirer un « programme » d'action d'une conception théorique sous-jacente qui en constitue le fondement. Chez Marx, c'est en effet beaucoup plus ambigu, comme l'atteste une tendance nette dans sa pensée où il s'emploie à extraire d'une théorie matérialiste de l'histoire un projet politique révolutionnaire. Le Marx le plus novateur s'exprime cependant dans ce texte de jeunesse où il affirme que le communisme est le mouvement réel qui conteste la société existante et cherche à la transformer suivant une conception du temps historique et politique accordant au présent une place centrale. C'est d'ailleurs à mon sens ce qui est encore aujourd'hui intéressant chez Marx pour penser la politique.

Il y a chez Castoriadis un refus très « Grec ancien » de la passivité, mais dans son refus d’un mode de connaissance contemplatif, peut-on aussi déduire que toute théorie, toute connaissance n’a de valeur, pour lui, qu’en tant que moteur de la praxis ? A vous lire, on pourrait penser qu’il rejette potentiellement l’intérêt propre de réflexions théoriques ou de production de connaissances qui n’auraient pas de débouchés dans l’action et le changement (et donc, notamment, la recherche scientifique dans son versant le plus analytique)…

Oui, c'est certain qu'il ne faut pas prendre ce refus d'un mode de connaissance purement théorique ou contemplatif pour un rejet de toute investigation ou de toute démarche de pensée qui n'aurait pas vocation à être « utilisable » en vue d'une action ou d'une pratique quelconque. L'intérêt très marqué de Castoriadis pour les mathématiques et les sciences exactes, dans leur dimension de recherche fondamentale, est là pour l'attester, de même que sa critique du scientisme et de la « techno-science ». D'après lui, il faut éviter un double écueil : d'un côté, réduire la théorie (particulièrement dans le domaine de la philosophie et des sciences humaines ou sociales) à un ensemble de spéculations abstraites n'ayant pas de lien intrinsèque à l'expérience proprement dite, aussi bien collective qu'individuelle, avec pour objectif la fondation de principes à partir desquels on déduira des projets d'action, qu'ils ressortent de la politique ou de l'éthique ; d'un autre côté, faire de la théorie un ensemble de recettes générales applicables à l'expérience moyennant une technique appropriée, comme l'on dit par exemple que le marxisme est très bien en théorie (la pensée de Marx) mais très mal appliqué dans la pratique (sa perversion stalinienne). La théorie au sens fort du terme consiste en un effort pour élucider la réalité et faire ressortir ces différentes strates, ces différents niveaux d'être, et les relations qu'ils entretiennent les uns les autres. L'intérêt proprement humain de la connaissance théorique est de parvenir à saisir comment il est possible d'insérer des trames d'ordre dans un désordre primordial sans pour autant penser produire une représentation unitaire et englobante de la réalité, que ce soit la société ou la subjectivité individuelle.

Une telle critique, liée à sa valorisation de la « raison pratique », a dû s’affronter aux œuvres qui composent l’histoire de la philosophie occidentale valorisant généralement la raison théorique. N’y a-t-il pas dans une telle critique, qui défend l’existence d’un mode de connaissance propre à la politique, une critique plus générale de toute « philosophie politique » chez Castoriadis ?

Absolument. La politique est un mode d'agir qui possède sa spécificité propre et dont le contenu concret ne peut être extrait d'une ontologie préalable, comme chez Alain Badiou, pour qui les ruptures (ou les événements) introduites par l'action politique « en vérité » se fondent sur le mathème, que l'on peut définir comme la formalisation logique des concepts politiques sur le modèle de ce qu'avait fait Jacques Lacan à propos des catégories psychanalytiques. Si la politique, dans ses moments les plus forts, relève de l'invention et de la création, c'est précisément parce qu'elle ne peut être déduite d'axiomes logiques universels. Et s'il y a bel et bien une rationalité de l'activité politique, il s'agit d'une rationalité pratique et non d'une rationalité logique ou algébrique formalisable à travers des principes de base. C'est d'ailleurs un point commun avec Claude Lefort pour qui la démocratie constitue le régime politique le plus exigeant dans la mesure où elle invite à reformuler continuellement ses principes et son contenu sans qu'on puisse être certain que ce soient les principes absolument justes permettant de fonder des lois absolument justes mais avec la conviction qu'ils doivent pourtant l'être. Il n'y a donc pas en ce sens de « philosophie politique » chez Castoriadis, mais une pensée politique qu'on ne peut séparer de la pensée effective inhérente à l'activité politique lorsqu'elle se déploie selon les visées de la liberté et de l'égalité.

Platon a, selon les mots de Castoriadis, été un énorme bloc de pierre dans l’histoire occidentale. On a pendant longtemps théorisé le monde grec comme un monde fini et harmonieux. Castoriadis explique cependant que l’hégémonie de Platon a invisibilisé la pensée présocratique ainsi que les poètes ou les historiens qui reconnaissaient le désordre inhérent au monde. Pourquoi cette conscience du « chaos » est-elle si importante pour comprendre la société grecque ancienne et ses réalisations majeures – la philosophie et la politique, soit « la liberté grecque » – et surtout comment peut-elle aboutir à des institutions (et non un autre désordre) ?

C'est l'un des apports les plus originaux et novateurs de Castoriadis – son interprétation du monde et de la société grecque antique, qui doit d'ailleurs se comprendre dans le mouvement de compréhension plus large de la Grèce ancienne qui fut celle d'une génération d'historiens, comme Pierre Vidal-Naquet, Jean-Pierre Vernant ou encore Nicole Loraux, qui ont placé le politique et sa conflictualité au cœur de la polis (la cité) à rebours des représentations traditionnelles d'une Grèce harmonieuse où les contradictions auraient été dépassées. Les Grecs anciens avaient d'après Castoriadis la nette conscience du caractère absolument précaire de l'existence humaine n'aboutissant que sur la mort et le néant, et c'est pourquoi la démocratie a pu sembler aux yeux de certains d'entre eux – les Athéniens – un régime d'action politique souhaitable et effectivement réalisable, fondé sur le potentiel créateur d'une collectivité humaine qui sait que ce qu'elle crée ne repose sur aucun fondement extra-social indiscutable. Ainsi dire que la société athénienne (et c'est valable pour toutes les sociétés) est bâtie sur du chaos implique qu'il n'y a pas un seul modèle de régime politique et de société valable, dont il reviendrait à la philosophie, sous son versant politique, de produire les déterminations. Cela indique que peuvent exister d'autres façons de déterminer les coordonnées de la vie sociale, les pratiques effectives en termes de mœurs et de possibilités offertes à l'individu pouvant à ce titre être transformées. C'est cette créativité inhérente au psychisme individuel et au champ social-historique dont rend compte l'imagination en tant que puissance d'invention.

Vous expliquez dans votre livre que la philosophie occidentale a traditionnellement infériorisé l’imagination, au profit notamment de la raison ou de l’entendement. Il faudra attendre les romantiques pour qu’elle soit perçue comme fondamentale dans la création – mais uniquement en art. Castoriadis va bien plus loin et fait du concept d’imaginaire radical quelque chose de central. Pouvez-vous expliquer en quoi cet imaginaire radical est primordial dans la création, non seulement artistique, mais aussi philosophique, politique, etc. ?

Dans mes recherches antérieures, je me suis intéressé à l'imaginaire chez Castoriadis en tant que puissance de création sur le plan individuel et social-historique, notamment sur son versant politique qui est évidemment central pour lui. A présent j'explore la dimension proprement artistique de l'imaginaire, en particulier sur le plan de la littérature, dont parle Castoriadis, notamment dans Fenêtre sur le chaos. Or l'art dans ce qu'il a de plus novateur est pour Castoriadis inséparable de la création politique démocratique qui tend à contester l'ordre institué : une politique démocratique implique le surgissement d'un imaginaire créateur mettant en question l'institution globale de la société ; sur un mode similaire un processus de création artistique novateur doit s'étayer sur l'existence d'un imaginaire créateur s'exprimant dans des œuvres singulières qui viennent bouleverser le rapport que le sujet entretient habituellement à la réalité et au monde tels qu'ils sont communément institués. L’écart entre la société instituante et la société instituée, ou si l'on préfère entre la création et l'institution, qui signifie que l’action politique sera toujours en excès par rapport à sa cristallisation dans des institutions, est précisément ce qui, pour Castoriadis, rend compte de la créativité démocratique venant bouleverser l’ordre des choses. La création artistique, dans son acception moderne, doit donc se comprendre, de manière analogue, comme le surgissement de l'imaginaire instituant au sein même de l'imaginaire institué, l'artiste novateur venant ainsi bousculer les canons en vigueur et contester les règles académiques léguées par la tradition.

Vous rappelez que Castoriadis s’est intéressé, plus tard dans sa vie, à la psychanalyse jusqu’à devenir analyste lui-même. Pourtant, à une époque où psychanalyse rime généralement avec individualisme forcené, maîtrise de l’inconscient ou soumission aux institutions de la société, son abord semble profondément alternatif. Tout d’abord, pourquoi le philosophe militant passionné de collectif se passionne-t-il soudainement pour une discipline qui touche à ce qui est peut-être le noyau le plus irréductible de l’individualité ? Par ailleurs, sachant que l’autonomie chez Castoriadis est aussi bien individuelle que collective, en quoi l’analyse psychanalytique peut-elle favoriser l’autonomisation de l’individu ?

Pour Castoriadis, en effet, il n'y a pas d'autonomie collective sans autonomie individuelle (l'inverse est vrai : pas non plus d'autonomie individuelle sans autonomie collective). Et on ne peut se contenter de croire que de la révolution, si tant est qu'elle se produise, il en sorte comme par miracle des individus enfin dotés de toutes les possibilités d'épanouissement dont ils étaient privés sous le régime de l'aliénation capitaliste. Le problème de l'individuation ou de la subjectivation se posera toujours et aucune réponse ne peut valoir dans l'absolu. C'est précisément pour Castoriadis l'apport de Freud et de la psychanalyse que d'avoir fait ressortir la spécificité du mode d'être qui est celui de la subjectivité individuelle, lequel dépend certes des institutions sociales mais ne s'y réduit pas. Et il y a de ce point de vue un parallèle à faire entre la transformation de la société et la transformation de la subjectivité : de même que la société doit s'employer à mettre en question l'ordre de sa tradition instituée afin de créer de nouvelles significations imaginaires émancipatrices, l'individu doit chercher à réfléchir le rapport qu'il entretient à son inconscient afin de ne plus lui être soumis et de pouvoir ainsi créer une nouvelle séquence de sa vie arrachée à la répétition mortifère. Et il faut veiller à ne pas rabattre le plan de la subjectivité sur celui des exigences de la vie sociale : il ne saurait y avoir d'adéquation, voire d'osmose, entre la structure de l'individu et la structure sociale, ou pour le dire en termes plus psychanalytiques, entre le désir et la loi, à moins d'imaginer une société où les individus auraient à ce point incorporé le principe de l'institution qu'ils n'auraient même pas idée de transgresser la règle. Il y aura toujours une tension entre la créativité individuelle et l'imaginaire institué, ce qui ne veut pas dire opposition absolue sans possibilité de compromis ou de médiation « dialectique ». Dans le cadre d'une thèse d'habilitation, je travaille en ce moment précisément sur le lien entre l'exil et le processus de création de soi à travers la création artistique : l'objet de ma réflexion est de mettre en évidence les procédures par lesquelles un artiste se met à distance du monde institué dans lequel il a été formé, notamment sur le plan esthétique, pour parvenir à créer une œuvre singulière et par là même à se créer lui-même. Je chercher à étudier plus particulièrement les formes de cette création de soi au moyen de l'écriture de soi, qu'il s'agisse de l'autobiographie, du roman d'inspiration autobiographique, du journal, du recueil d'aphorismes ou de réflexions fragmentaires et la figure de la subjectivité que cette écriture révèle, caractérisée par le refus de la clôture identitaire, l'ouverture à l'altérité via le déplacement et l'aptitude aux métamorphoses.

 

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