Cette lettre permet de comprendre la relation entre Bataille et Char. D'un côté l'obscurité des profondeurs, de l'autre une certaine clarté du monde.

Avant la période où Georges Bataille et René Char se fréquentèrent avec une certaine distance, une relation littéraire s'établit entre eux. C'est au moment où, en 1946, bon nombre de surréalistes (dont André Breton) rentrent en France. Leur idéologie esthétique s'y voit détrônée par l'existentialisme. Après avoir côtoyé un courant surréaliste en dissidence, Bataille se retrouve désormais plus près de la pensée considérée par Breton comme une fracture nihiliste. Ce dernier n'a d'ailleurs jamais été proche de l'auteur du Bleu du ciel et il met plus d'espoir en René Char.

Lors d'un questionnaire proposé par René Char dans la revue Empédocle en 1950, « Y a-t-il des incompatibilités ? », il précise que « certaines fonctions de la conscience, certaines activités contradictoires, peuvent être réunies par le même individu sans nuire à la vérité pratique et saine que les collectivités humaines s'efforcent d'atteindre. C'est possible mais ce n’est pas sûr. La politique, l'économie, le social et quelle morale ? ». Bataille répond par une longue lettre. Elle met en exergue les questions – que Sartre reprendra plus tard – : pour qui écrit-on ? Au nom de quelle idéologie ? En bref, pourquoi la littérature ? Sa réponse est aussi claire que lucide.

Elle parut dans Botteghe Oscure. Dans sa lettre, Bataille argumente en mettant délibérément l'accent sur le contexte précis et urgent de la situation équivoque dans lequel la question est posée. Bataille précise la donne : « On ne saisit pas encore clairement que, dans les temps présents, c'est – bien qu'en apparence il ait fait long feu –, le débat sur la littérature et l'engagement qui est décisif ». Et il n'hésite pas à revendiquer l'inutilité de l'art et de la littérature au moment où la question de l'engagement était considérée comme essentielle.

Et si déjà Benjamin Péret dans Le Déshonneur des poètes dénonça l'asservissement de la poésie à des causes politiques, Bataille lui emboîte le pas. Mais selon une perspective différente et plus anthropologique qu'il avait déjà développée dans À prendre ou à laisser où Bataille écrit que l'art « hérite aujourd'hui, sous nos yeux, le rôle et le caractère délirants des religions ».

Peu à peu dans cette longue missive Bataille se rapproche implicitement de Char. Chez l'un comme chez l'autre, il est plus que souhaitable que la connaissance doive finalement se résoudre dans la simplicité de l'émotion. Son savoir – ou non-savoir – et son « innocence » doivent faire abstraction de l'idéologie. Certes cet aspect, chez Char, est souvent occulté. La critique préfère mettre en exergue la vision d'un poète plus engagé que « dégagé » et dont le langage s'est vu rattaché à la philosophie heideggérienne – ce qui occulte sa nudité « primitive ».

Pour Bataille la littérature franchit un seuil. Celui où le vide existentiel comme celui du « ciel » doit être regardé de face eu égard à ce que Nietzsche annonça : à savoir la mort de Dieu. Elle rend celle des humains plus « mortelle » encore puisqu'il n'existe plus d'« après ». Pour autant existe chez l'auteur et face à ce destin tragique le recours à la fête violente et païenne de la poésie. Char ne pouvait qu'entériner ce contre-feu qui toise et tente de dominer la fin qui nous est donnée.

En conséquence deux forces contradictoires s'opposent. Ce que Char sentait, Bataille met le doigt dessus. Mieux que le premier, il reconnaît les pouvoirs de destruction de la mort et l'énergie dont il faut faire preuve pour lutter contre elle. Char sera plus léger sur ce point. Bataille est plus profond. L'inutilité qu'il évoque n'est pas revendiquée par mépris de l'homme : elle sauvegarde un être souverain, retiré des « horreurs économiques » mais aussi politiques qui tendent à le diminuer.

Bataille continue à cultiver pour l'être une dimension sans commune mesure à sa condition « unidimensionnelle ». La résistance à la fatalité est donc plus large que celle de Char. La vision de ce dernier reste étroite. Et ce, même si Bataille semble parfois aspiré par le vide en un pacte nocturne, Char se veut plus solaire dans ses croyances terrestres. Mais il lui manque l'aspiration qui engage Bataille et la pensée au-delà d'un certain humanisme d'obédience classique et que l'auteur de La part maudite récuse.