Alors que la « philosophie » semble aujourd’hui rencontrer un succès public sans précédent, qu’est devenu cet art de la pensée mis à la portée de tous ?

La philosophie a acquis, ces dernières années, en France, un prestige social et culturel que beaucoup semblent nous envier. Elle est adoubée, valorisée, diffusée et publicisée dans des magazines ou dans des rencontres festives ou non, tout autant que dans des cafés-philo, des émissions de télévision et autres dîners philosophiques ou semaines de la philosophie dans telle ou telle ville. Tout cela dépasse la diffusion atteinte après le premier moment d’élargissement de l’offre philosophique, obtenue sous l’effet conjugué de l’invention du format « livre de poche », à la sortie de la Seconde Guerre mondiale, et de l’enseignement scolaire de la philosophie, qui reprenait son élan au même moment, dans un parti pris démocratique. Pour autant, la diffusion massive actuelle ne surmonte pas toujours les difficultés auxquelles se confronte la pensée, devenue progressivement un objet de consommation comme les autres, ou un moment de spectacle. Paradoxalement, la philosophie se trouve dans le même temps rapprochée, dans les librairies, de la « spiritualité » et de ce qui est devenu la « sagesse ». En cela, il est légitime d’interroger ce contexte relativement récent, ainsi que les formes revêtues par cette « philosophie ». C’est même un des enjeux de la philosophie contemporaine, sous le versant de la « rencontre avec les masses ».

La question de savoir si « tous » sont « philosophes » – et c’est bien une question, insiste Jean Birnbaum – demeure décisive dans ce contexte. Peut-être la réponse donnée, ou la manière d’y répondre peuvent-elles servir de discriminant dans toutes les opérations qui structurent le champ public de la philosophie, en France ? À condition qu’il soit souhaitable de procéder ainsi, au risque, chacun le sent bien, d’un élitisme ou d’un populisme. C’est en tout cas à cette formule interrogative que s’est attaqué le Forum Le Monde/Le Mans de l’année 2018. Ce Forum se tient tous les ans, en novembre. Il est dirigé par un comité qui en choisit le thème. Les intervenants désignés se chargent chacun d’une conférence. Ce sont certaines d’entre elles qui sont ici reprises et publiées, ce qui est le cas, par ailleurs, tous les ans. Jean Birnbaum se charge de la direction de la publication, qu’il place cette fois ci sous l’égide de Denis Diderot : « Hâtons-nous de rendre la philosophie populaire », dont le phrasé est repris par plusieurs auteurs (Léon Wisznia, Alexandre Lacroix, par exemple), non sans nécessité de distinguer encore et toujours « populaire » et « populiste ». C’est donc à cet ensemble de personnes que nous devons ce volume rassemblant les contributions de 14 philosophes, d’un organisateur de manifestations philosophiques et d’un sociologue.

 

Une philosophie fragile

Les questions qui se posent autour de ce thème sont nombreuses, en plus des questions spécifiques imposées par les termes mêmes du débat : « tous » et « philosophe ». Mais plus encore, face aux réponses publiées ici, il faudrait systématiquement interroger l’aune par laquelle on mesure l’apparent enthousiasme de ce qui est souvent désigné comme « le public » des manifestations philosophiques en public. Certes, les philosophes ont fait de nets efforts ces dernières années pour sortir des enceintes d’enseignement et se répandre, autant que possible, dans les médias et les institutions culturelles. Certes encore, d’autres domaines de pratiques ou de réflexions ont ouvert leurs portes aux philosophes, depuis les arts jusqu’au hôpitaux et aux prisons, par exemple. À cela s’ajoute la présence – pas tout à fait récente – de philosophes dans les instances de pouvoir, ce qui n’a pas peu contribué à la visibilité publique de la philosophie, parfois par des commentaires ironiques, pour ne pas parler des débats justifiés, soulevés à ce propos, évoquant tantôt Platon, tantôt Machiavel.

Ces « triomphes » suffisent-ils à célébrer « la philosophie » et à laisser croire que tous « sont » philosophes, ce que, d’ailleurs, l’ouvrage ne fait pas, se contentant d’en soulever la question et de rassembler là autour des idées, des convictions, des témoignages et des discours ? Les réponses des auteurs sont tout de même nuancées à ce propos. Et si le triomphe public de certaines philosophies ou de certains philosophes, mués en vedettes médiatiques, est évident – il suffit de compter les lignes éditoriales, les présences et l’abondance des citations -, il n’est pas certain qu’on puisse encenser par là un véritable devenir philosophe de toutes et tous, ce qui somme toute serait la question la plus juste.

Mais en quoi consisterait ce « devenir » ? La leçon inaugurale dévolue à Roger-Pol Droit est tout à fait classique sur ce plan. Tous philosophes ? Il n’a rien à l’encontre de ce thème. Cependant, tout n’est pas résolu par là. À partir de quel critère déterminer le « tous » ? Le critère de l’âge (tous âges, 18 ans, 30 ans, âgé ?) ? L’existence d’un caractère « naturel, d’un gène philosophique ? En transcendant la condition sociale ? Mais alors, il faut rompre avec l’exclusion des travailleurs manuels, des esclaves, des barbares et des non-croyants dans la philosophie médiévale... On peut encore convoquer la capacité (ou non) à y consacrer du temps (donc sans se soumettre au travail salarié), mais cela ne peut cerner ce « tous ». Et qu’en est-il de ceux qui discriminent par le sexe ou le genre ? Car ici, il faut alors surmonter la cohorte des préjugés que l’on sait de la part moins de la philosophie que des philosophes masculins, comme le précise Elsa Dorlin. Est-ce que ce « tous » surmonte la nationalité ou la culture spécifique ? Anne Cheng insiste heureusement sur ce point : la philosophie occidentale n’a-t-elle pas un problème avec la Chine ? Et qu’en est-il des fous ? Réponse délicate, si l’on a oublié les propos de Blaise Pascal : les fous sont peut-être des philosophes à l’état naissant, et les philosophes, des fous qui ont réussi ! Enfin, ces discriminations surmontées, serviront-elles finalement la naissance d’une philosophie ou d’une multitude de philosophies ?

De cela, il ressort, assez communément dans ce volume, que de toute manière la philosophie n’est pas affaire de diplôme, encore moins de réduction au savoir académique trop longtemps seul qualifié pour donner une autorité aux philosophes. La philosophie relèverait plutôt d’une attitude intellectuelle, qui ne serait aucunement conditionnée par les critères énumérés ci-dessus. Et d’une attitude qui réussirait à ne pas exclure : à fortiori lorsqu’on constate (encore Anne Cheng) que la professionnalisation de la philosophie au XIXème siècle a eu pour résultat l’expulsion de la Chine de la philosophie, ceci par différence avec la position accueillante des Lumières à son égard. Et que dire de l’Afrique, encore de nos jours, ignorée par beaucoup en ce qui concerne la philosophie et le devenir philosophe, etc. ?

 

Un devenir

Point commun non moins important des contributions : la philosophie ne doit pas être imposée, elle ne peut être prescrite de force. Que l’on rediscute la situation de l’esclave dans Ménon de Platon ou la formule selon laquelle « tous les humains pensent » (Spinoza, notamment), il paraît clair que tous sont aptes à entreprendre un chemin philosophique ; tous et toutes dira-t-on plus justement en suivant les remarques de Valérie Gérard.

Quelle que soit la manière d’aborder ce « tou(te)s philosophes ? », il est clair que l’on ne peut en discuter que si on ouvre la possibilité pour les un(e)s ou les autres de se dire philosophe. Si on veut sortir du rapt sur la philosophie que constitue une aristocratie de penseurs, ou une armée de spécialistes, voire de professionnels, il convient d’imaginer une autre situation que celle à laquelle nous sommes largement habitués. Sans doute celle du « philosophe ignorant », pour paraphraser Jacques Rancière, cité au moins une fois dans ce volume. Mais de surcroît, il importe de se demander si en répondant à la question on ne justifie pas l’idée selon laquelle la désignation potentielle de « philosophe » donnerait surtout une légitimité à être écouté dans l’espace public.

De ce fait, nous retombons sans aucun doute sur les perspectives tracées dans certaines traditions philosophiques, lesquelles consistent à préciser que l’on n’est pas philosophe et qu’on ne l’est jamais, parce qu’on ne peut que le devenir et que ce devenir est toujours à relancer. En pensant des devenirs, peut-être des engagements toujours renouvelés comme le suggère Catherine Malabou au nom de la philosophie de Jean-Paul Sartre, la question proposée à la réflexion du Forum Le Monde/Le Mans prend une autre signification.

Plusieurs intervenants traduisent ce devenir dans les termes contemporains de la subjectivation (Corine Pelluchon, notamment). Qu’entendre par là ? D’abord une manière d’éviter de caractériser la philosophie par un objet fixe et incontournable, ou par un type de discours codifié, comme le remarquent plusieurs auteurs en lançant des perches du côté de la littérature. Ensuite en refusant de rapporter la philosophie à un style précis, du philosophe ou de sa parole. Enfin en récusant des figures particulières : le philosophe roi, le sophiste, le moine, l’universitaire, etc. Chacune de ces figures demeure discriminante. C’est en ce point que reviennent les perspectives de l’émancipation et de la subjectivation que sollicitent plusieurs intervenants. Ils contribuent à définir des chemins pour devenir humains, non pas sur humains, non pas moins humains, mais « humains », c’est-à-dire formés au questionnement, à l’étonnement, à la dialectique et donc à ne jamais croire ce que l’on dit sans vérification, à ne jamais accepter un assujettissement, à ne jamais mépriser les autres, etc. Et c’est Loïc de Kerimel qui donne le ton sur cet aspect des discussions du Mans : une posture ou un travail de subjectivation a pour raison d’être de faire éclore le sujet en la personne qui est visée par cette posture ou ce travail.

Pour conclure d’un mot, on pourrait dire que l’originalité de ce volume est de faire valoir l’idée selon laquelle le devenir philosophe est ouvert à toutes et tous et qu’il n’est pas sanctionné par un examen passé devant un cénacle ou par l’adoubement de tel ou tel philosophe devenu vedette médiatique (ce que Catherine Malabou reproche, à juste titre, à Michel Onfray, tout en ne négligeant pas la question de « l’éducation populaire »). En revanche, il requiert bien un effort, qui doit être constamment repris en mains, un effort de refus du dressage et de l’enrégimentement. Alors la confrontation aux autres et aux philosophes dans l’histoire de la philosophie redevient essentielle, si l’on a bien compris que prendre forme philosophique au cœur de cette histoire. Pour la raisons suivante. De nombreuses allusions à l’histoire de la philosophie ou de publications sous ce titre ressemblent à une sorte de galerie de portraits de vieux personnages (et peu de femmes) dont on serine des citations toutes sorties de leur contexte d’énonciation. Si chacun chemine en philosophie, il doit apprendre à se confronter aux autres et à ne pas mépriser non plus les propos des autres.