Justine Lacroix et Jean-Yves Pranchère apportent la contradiction aux détracteurs des droits de l’homme et rappellent leur pertinence face au néolibéralisme.

Dans ce nouvel ouvrage, clair et incisif, qui fait suite au Procès des droits de l’homme (Seuil, 2016), Justine Lacroix et Jean-Yves Pranchère poursuivent leur généalogie du scepticisme démocratique. Il s’agit donc de prendre au sérieux les objections que suscite l’affirmation de la valeur politique, philosophique et morale de droits attachés à notre commune humanité.

La réflexion de J. Lacroix et de J.-Y. Pranchère n’est pas réductible à sa dimension didactique. Néanmoins, le lecteur trouvera, dans cette dernière perspective, un répertoire d’arguments utiles, de nature à résister aux confusions plus ou moins sciemment commises par les adversaires de la démocratie. Car – c’est essentiel – celle-ci est menacée, et ses remises en cause viennent d’horizons idéologiques fortement hétérogènes que seul rassemble le mépris de l’exigence d’égalité.

 

« Démocraties sans droits » : un oxymore inconsistant

Peut-on penser des « démocraties sans droits » ? Ou, comme on le dit de plus en plus souvent, une démocratie peut-elle être illibérale ? Un tel oxymore paraît exigé par la réalité de ces régimes qui, formellement, acceptent une exigence démocratique, le recours à l’élection de ses représentants. Mais, bien entendu, une société n’est démocratique que si elle est le produit de ces « critères premiers que sont l’égalité des droits et la liberté de tous »   . Dès lors, elle ne peut réserver la citoyenneté à une minorité d’individus : c’est le sens de l’universalité démocratique, tel que l’a récemment dégagé Florent Guénard.

Le fait qu’une démocratie est nécessairement libérale ne signifie pas que les deux concepts se superposent. Les auteurs insistent sur le fait que l’extension de la démocratie, par la conquête de nouveaux droits, est allée au-delà du libéralisme. Mais, évidemment, ce ne fut pas au prix de la liquidation de la promesse d’émancipation portée par le libéralisme politique.

Dans cette perspective, on ne saurait confondre populisme et démocratie. Ici, le recours à la pensée de Claude Lefort est précieux : si, en démocratie, le pouvoir émane du peuple, nul ne peut prétendre s’identifier au peuple. Celui-ci ne peut faire valoir son pouvoir en l’opposant aux droits de ceux qui le composent. S’engager dans cette voie, laquelle insiste sur l’homogénéité du peuple, revient à adopter une logique identitaire. En ces temps de détresse pour des millions de personnes migrantes, c’est une tentation qui ne se limite pas à la droite de l’échiquier politique. Nous en reparlerons.

 

Droits de l’homme et néolibéralisme

De nombreux intellectuels éminents défendent l’idée d’une connivence structurelle entre droits de l’homme et capitalisme, tout particulièrement dans sa version contemporaine, globalisée et financiarisée. Si cette thèse fait constitutivement partie de l’arsenal idéologique d’auteurs tels que Deleuze, Guattari, Badiou, Agamben et d’autres, on peut légitimement s’étonner qu’elle soit assumée par Marcel Gauchet, spécialiste de l’histoire de la démocratie, fort éloigné des engagements des auteurs susnommés.

L’inquiétude de M. Gauchet s’exprime dans un langage en définitive assez proche de celui de Pierre Manent, bien que les origines intellectuelles de ces auteurs soient distinctes. Il est supposé que les hommes souhaitent naturellement vivre dans des communautés constituées, communautés dont la nature est de permettre d’éviter la vacuité substantielle à laquelle nos démocraties seraient vouées en s’émancipant, au sein d’entités juridico-politiques supranationales, de la médiation de la nation. M. Gauchet comme P. Manent manifestent ainsi, au moins implicitement, un fort scepticisme quant à la possibilité du cosmopolitisme, puisqu’ils craignent de voir la communauté politique réduite aux droits de l’homme et aux procédures démocratiques. Il semblerait que pour eux, la nation représente la médiation adéquate pour que puisse se réaliser l’humanité de l’homme. Mais est-ce incontestable ? La nation, « plutôt qu’une structure d’équilibre politique idéal entre le particulier et l’universel, est une forme essentiellement instable qui, même dans ses définitions “civiques”, ne trouve pas en elle le principe de sa limitation politique et tend continuellement à glisser, en deçà et au-delà d’elle-même, vers le particularisme clos des identités culturelles ou "ethniques”, ou au contraire vers l’impérialisme de l’identification de soi à une mission universelle »   . On ne saurait mieux dire.

C’est donc aux auteurs qui prennent les droits suffisamment au sérieux pour leur accorder la prééminence sur la souveraineté nationale que s’opposent M. Gauchet et P. Manent. Pourtant, l’Universum juridico-moral imposé à l’ordre politique ne conduit pas nécessairement à une destruction des différenciations étatiques.

En revanche, il y a tout lieu de craindre que cette destruction s’opère par la logique néolibérale, héritière à de nombreux égards de la pensée de Hayek : une pensée dont les fondements excluent de considérer la pertinence des droits de l’homme. Les auteurs le montrent sans équivoque, notamment en récusant l’idée que le néolibéralisme puisse être progressiste. Comment serait-il possible de concilier, d’une part, la reconnaissance de la liberté de mouvement sur un marché et la transformation des droits en biens négociables et résiliables avec, d’autre part, l’affirmation de la solidarité de la liberté et de l’égalité (sur ce point, une référence à Ronald Dworkin aurait pu être éclairante) ? Bref, « le néolibéralisme n’est pas une politique des droits de l’homme, mais une politique de l’efficience des marchés »   .

 

Extension des désirs et droits de l’homme

On entend souvent dire que notre temps est marqué par l’explosion des incivilités. Selon certains, son origine devrait être recherchée dans la croissance illimitée des demandes de droits. Que la démocratie puisse brouiller la perception des limites, qu’elle puisse contribuer au règne de l’indistinct (sur lequel Dominique Schnapper, dans L’Esprit démocratique des lois, avait fortement attiré l’attention) n’est pas douteux. Tocqueville l’avait utilement souligné : le principe d’égalité, fondamental, se corrompt trop souvent dans le désir plus ou moins avoué d’indistinction. Cette pente est particulièrement redoutable puisqu’elle incite au scepticisme radical, et elle tend à considérer l’éthique et l’épistémologie comme des illusions.

Néanmoins, établir la responsabilité de la philosophie des droits de l’homme dans ce processus ne peut convaincre. L’idée, notamment défendue par Jean-Claude Michéa, selon laquelle l’article 4 de la Déclaration de 1789 ne reconnaît aucune limite à la liberté est un parfait contresens. Lacroix et Pranchère insistent à juste titre sur ce qui constitue le cœur des droits de l’homme : « Le refus de toute forme de domination, qu’exprime l’équation posée entre la liberté et l’égalité »   . C’est donc en leur nom qu’a pu être reconnu le caractère intolérable du viol, de l’inceste, de la pédophilie, crimes qui n’étaient pas perçus comme tels dans des temps guère éloignés du nôtre. Preuve, s’il en fallait, que c’est en approfondissant leur signification que l’on peut s’opposer à une excessive extension des droits individuels – ce travail étant évidemment infini.

Car l’individualisme ne doit pas être confondu avec l’atomisme politique (au sens donné à cette expression par Charles Taylor dans son célèbre article de 1979   ), l’homme étant programmé pour être social. L’un des nombreux mérites de l’ouvrage est d’ailleurs de clarifier les différentes acceptions de l’individualisme. Ce que valorise le néolibéralisme, c’est l’individu entrepreneur de soi : celui qui, dans la filiation de Hayek, se soumet aux ordres du marché et n’est donc plus titulaire de droits inaliénables. Le libéralisme classique propose une vision bien différente, héritée de Locke : celle de l’individu propriétaire de soi, qui veut que la société civile soit protégée des intrusions de l’Etat. Quant au libéralisme démocratique et social, il valorise la figure de l’individu souverain sur soi, qui se prolonge dans l’exigence d’une souveraineté de tous, c’est-à-dire qui consacre l’importance de la délibération démocratique. Les auteurs le soulignent : face à la destruction des solidarités que produit le néolibéralisme, les droits de l’homme restent l’outil le plus précieux pour penser et construire un monde commun, celui qu’appelait de ses vœux, dans une perspective cosmopolitique, le regretté Etienne Tassin.

 

Les droits de l’homme contre la démocratie ?

Alors que la critique contre-révolutionnaire dénonçait les droits de l’homme comme un principe de désunion sociale (on a vu plus haut la pérennité de ce courant idéologique), c’est désormais au nom de la sauvegarde de la démocratie qu’ils sont mis en cause. L’héritage de Carl Schmitt, qui utilisait les mots de la démocratie pour mieux se détourner de sa tradition, est une tentation qui perdure. Non seulement à droite de l’échiquier politique, mais aussi à gauche, dans une étonnante célébration de la clairvoyance du peuple, laquelle n’est pas sans rappeler les conceptions primordialistes de la nation fondées sur un sentiment fort d’appartenance nourri d’imaginaire ethno-racial. Il faut résister à la tentation de définir la démocratie comme l’expression d’une volonté populaire fondée sur une identité collective fantasmée. Le peuple, rappellent joliment J. Lacroix et J.-Y. Pranchère, c’est « l’ensemble des citoyens vivant en humeur de liberté »   .

Il est aussi infondé d’opposer, comme le font d’excellents auteurs, la loi naturelle aux droits de l’homme. Cette posture serait peut-être acceptable si ces derniers consacraient, comme semble le croire P. Manent, « le droit d’être tout ce que nous voulons être ». Mais il n’en est évidemment rien : il existe une architecture des droits et aucune Déclaration n’énumère des droits absolus : « Chacune est un effort pour décrire la manière dont les droits civils et politiques se composent et s’équilibrent entre eux, sous le principe de l’égalité et de la réciprocité des libertés »   .

Cette insistance justifiée sur l’égalité et la réciprocité invalide la prétention de la loi naturelle à être une objection crédible à la philosophie des droits de l’homme. Dans l’histoire, la loi naturelle a en effet surtout servi à justifier l’inégalité des droits entre ceux que l’on disait séparés par une inégalité de nature. Mais convient-il d’être également circonspect devant une possible fondation des droits sur la notion de nature humaine ? Faut-il, comme le font les auteurs, suivant en cela une solide tradition en philosophie politique, mettre systématiquement des guillemets à nature humaine. Nous ne le pensons pas.

Défendre une universalité pleine signifie que nous avons le plus grand besoin du regard des sciences sur la condition humaine. On ne peut s’en tenir éloigné, sous le prétexte que tout énoncé sur la spécificité d’Homo sapiens sapiens contient en germe un principe d’exclusion. La question des structures naturelles de l’humain est une interrogation à laquelle nous ne pouvons-nous soustraire. D’autant moins que le naturalisme   n’est, par essence (si j’ose dire), aucunement corrélé à un projet de dissolution de la liberté de l’homme. Dès l’instant où son programme est de concilier, d’une part, la constitution naturelle de l’humain et, d’autre part, l’intentionnalité individuelle, il devient, selon la suggestive expression de John McDowell   , un « naturalisme de la seconde nature ». Il s’accommode alors volontiers des apports de la phénoménologie, lorsque celle-ci tient compte, dans sa volonté de décrire et comprendre la différence anthropologique, des acquis de la biologie de l’évolution. A travers l’indispensable dialogue entre sciences humaines et sciences biologiques, il est dès lors possible de dresser le tableau d’une « vie décentrée à l’égard d’elle-même en direction d’autrui, déportée loin d’elle-même par l’efficace hominisante de la culture ; une vie sous le signe du monde commun »   . N’est-ce pas très exactement l’esprit qui anime les auteurs dans leur forte défense des droits de l’homme ?

Cette légère réserve (en est-ce d’ailleurs vraiment une ?) ne diminue en rien le plaisir à lire cette riche mise au point. Le lecteur y trouvera d’ailleurs bien plus de ressources intellectuelles que ne le laisse entendre la présente recension.