Pour approcher le scepticisme, le libertinage et la philosophie de la liberté à partir de textes peu connus et d’auteurs peu fréquentés, mais essentiels à la diffusion historique de ces idées.

Nul n’est tenu de tout lire. Et pour aborder les grands moments de l’histoire de la pensée, on se fie souvent à l’orthodoxie de ceux qui distinguent des « grands » auteurs et des auteurs « mineurs ». Cette hiérarchie pourtant ne garantit rien. Elle nous fait, de surcroît, négliger des auteurs ayant participé à la diffusion des idées et n’ayant pas démérité dans la qualité des démonstrations qu’ils proposent à la lecture publique. Tel est le cas de François de La Mothe Le Vayer (1588-1672). Ce philosophe vécut la vie du Grand Siècle, mais ne cessa pas de maintenir des distances avec ce qui s’y déroulait, notamment à la cour. Après s’être rapproché de Richelieu, il gagne la faveur de Mazarin, auquel il dédie cet opuscule : De la liberté et de la servitude (1643). Il s’éloigne de la cour, alors que, libertin, il défend la cause de la liberté de penser, de dire et d’écrire. D’ailleurs, comment ne pas se poser de questions dans un siècle qui voit de produire de nombreux bouleversements, dans les sciences, la politique, les arts, etc. ? Et qui voit de nombreux penseurs se battre contre les orthodoxies et les systèmes philosophiques dominants. La Mothe Le Vayer témoigne publiquement de son scepticisme, souvent pesé à l’aune de celui de Montaigne. On ne peut refuser de savoir et répandre l’ignorance, mais cela ne résout pas le problème de saisir exactement ce qu’est la vérité, comment y atteindre. Est-elle même définitive ?

N'était la structure parfois particulière de la langue française du XVIIème siècle, cet opuscule devrait être lu par tous, et remplacer largement les autorités spéculatives habituelles de la même époque. Que cet ouvrage soit publié sous le titre d’une collection de « sagesses » (avec logo du Yin et du Yang) ne doit pas non plus égarer, si l’on peut considérer que les Libertins déploient effectivement une pratique de l’existence tout à fait remarquable. Dans ce cas, enfin, il n’est plus nécessaire de recourir à des éditions assez onéreuses pour accéder à ce texte, important pour la formation de l’esprit.

 

Libertin ?

Afin de bien comprendre la signification du terme « libertin », il ne faut pas consulter les dictionnaires. Parce que leur opinion sur les libertins prime sur la connaissance de la pensée de ces écrivains. Les commentaires sur ce terme avoisinent le chef d’accusation le plus sévère : fréquemment négatif, quand ils n’évoquent pas de sulfureuses réputations (le sexe, la chère, les mauvaises mœurs…). Mais c’est que la doctrine la plus commune sur les libertins enseigne, conformément à une morale encore religieuse, que l’espèce d’objet dont ils s’occupent est immoral. Ce qui revient à négliger de se confronter aux auteurs libertins (Gassendi, Naudé, Cyrano de Bergerac, entre autres), et à cet auteur dont nous parlons, La Mothe Le Vayer, qui évoque, certes, la débauche, dans La promenade, une œuvre tardive. Mais cette « débauche » n’est en vérité qu’une débauche d’esprit, de conversation savante et de dialogues philosophiques !

Le lecteur de ces propos négatifs ne peut déléguer la charge de sa pensée à de tels commentateurs. C’est à lui de se prononcer sur cette question du libertinage à partir de la confrontation aux ouvrages et de la comparaison entre ses différentes veines. Nous le renvoyons à ces auteurs, qui écrivent en français et non en latin pour afficher leur volonté de mettre en relation la philosophie avec l’exercice libre de la raison (ainsi que le souhaitait René Descartes), tout en précisant au moins ceci : le libertinage constitue une réponse philosophique, propagée par des hommes de culture et des érudits, à l’alliance redoutable nouée entre l’État, l’Église et l’Université autour du maintien d’un conservatisme social et intellectuel (alors scolastique). Cette alliance se veut détentrice de la vérité, sous condition des dogmes que nul n’a le droit de soumettre à la moindre interrogation. Or, les libertins se sont donnés pour tâche justement de se déprendre de ce conservatisme, et de prolonger ce qu’on peut appeler globalement la « révolution copernicienne », dans les sciences, la morale et les arts, voire la politique.

Les libertins sont donc des auteurs qui déploient primordialement des attitudes critiques, et qui bousculent les autorités en substituant aux dogmes des pensées nouvelles.

 

L’opuscule

Très court et pourtant tout à fait explicite, cet opuscule se présente sous forme de méditations adressées à un dénommé Melpoclitus. Ce personnage fictif est déjà le correspond d’autres ouvrages de La Mothe Le Vayer. Il est possible de se demander si ce nom cache, par prudence, une personne réelle. Mais laissons cette interrogation aux spécialistes. La solution ne change rien au contenu du texte.

Quel est son objet ? Une affirmation proférée par l’auteur : il y a peu de personnes libres. Cette affirmation devient une question. Et le fil conducteur du propos consiste à montrer que l’on confond souvent la liberté et la servitude ; que la liberté est pourtant désirée ; mais que la vraie liberté n’est pas l’arbitraire, qui n’est autre que la soumission à ses désirs.

En fait, au sein de cette méditation, se trouve un enjeu d’histoire culturelle : celui du déplacement de la notion de liberté, de son usage antérieur à son usage « moderne ». Ce déplacement implique non seulement une série de justifications et de recadrages, mais de surcroît une méfiance à l’endroit des détournements. Finalement la liberté ne serait-elle pas un objet que l’on désire mais qui nous échappe toujours parce qu’il ne se trouve pas où on le croit ? C’est bien là la manière sceptique de raisonner.

 

Le droit de nature

Même si la liberté ne s’achète pas, elle est la chose la plus précieuse. Elle mérite l’estime de tous et de chacun. Ceci posé, il faut bien se résoudre à revenir sur la signification de ce terme. C’est en préalable des discussions sur la servitude que La Mothe Le Vayer pose un droit de nature que l’on peut appeler liberté. Dans ce dessein, il évoque les animaux enfermés dans les cages des monarques. La nature les a faits libres, mais les humains les enferment. Il faudrait les libérer (n’oublions pas l’existence du parc animalier du Versailles sous Louis XIV).

Puis il évoque, par glissement de vocabulaire : les serviteurs (et donc la servitude). Ce qui n’est pas sans viser la situation sociale de son époque. Mais ce n’est qu’une manière de demander de quoi nous parlons. En un mot, l’auteur saisit la liberté par l’aversion pour la servitude. Et oriente le lecteur vers une double démarche à opérer : discuter de la liberté du corps et de celle de l’esprit.

Enfin, et le lecteur ne doit pas se frapper de la référence qui doit être traitée dans son présupposé historique, après avoir dédouané le christianisme de tout esclavage ou l’avoir félicité de l’avoir aboli, il insiste sur des arguments très anciens, afin de fixer les nouveaux termes du débat : l’oiseau est-il libre si on lui supprime le vent qui le ralentit dans son vol ? Peut-on dire que les enfants naissent libres alors que, dès la naissance, on les enferme dans les liens du berceau ?

 

La liberté philosophique

Pourquoi donc peu d’hommes sont libres ? On peut croire que cette absence de liberté résulte des genres de vie qui assujettissent ceux qui s’y adonnent. L’auteur fait alors le tour des professions et des situations sociales. Mais c’est pour mieux se défaire d’une illusion, celle de croire que les riches sont plus libres que les pauvres. Masque trompeur de la richesse, sans doute plus susceptible d’imposer une servitude. D’ailleurs, les dignités (entendons les postes attribués par le monarque) ne sont-elles pas bien nommées des « charges » !

Plus généralement, les hommes se trompent eux-mêmes sur les caractères de leur existence. Par leur fantaisie (imagination), il se croient libres, alors qu’ils sont contraints. Ne vend-on pas sa liberté pour acquérir peu de choses. Et que dire du désir d’obtenir une gratification ? En un mot, c’est le thème de La Boétie qui revient ici sous un autre auteur : de la servitude volontaire.

Point de liberté là-dedans.

Reprenons alors le raisonnement.

Est-on libre sans lien au monde et aux autres ? Est-on libre en coupant sa vie en deux, une vie sociale serve et une vie intellectuelle libre ? Est-on libre parmi les liens ? Est-on libre parce que nous entretenons des liens ?

À l’énoncé de ces questions, il est aisé de voir que la notion de liberté, au sens moderne, prend corps (comme chez de nombreux autres auteurs). La liberté ne saurait décliner ou justifier l’arbitraire. Elle ne donne pas quitus à ceux qui veulent passer pour les plus libres en suivant leurs appétits. Ce qui n’est rien d’autre que la plus misérable servitude.

Et en ce point, La Mothe Le Vayer se fait le diffuseur de la pensée sceptique et stoïcienne. De Sénèque, il vante l’opuscule De la vie heureuse, d’Épictète, le Manuel. Il invoque aussi Socrate. C’est ainsi une leçon de philosophie qui se déploie, dans laquelle la liberté n’est pas séparable de la vertu ; l’arbitraire, l’ambition, l’avarice, la gourmandise étant du côté du vice ; « et personne ne se peut vanter d’être libre pendant qu’il sera réduit à vivre sous leur domination ». Elle n’est pas séparable non plus des conditions de l’existence : que serait une liberté sans autrui, sans l’exercice social ? Et l’auteur de rappeler le propos de Sénèque : que la plus dure de toutes les servitudes est celle qui nous assujettit à nous-mêmes, et qui nous fait déférer à tous nos appétits.

 

La politique

Le dernier chapitre de l’ouvrage est encore plus polémique, dans la mesure où il tient des propos moins euphémisés. L’auteur s’attaque à la cour, sous la double forme d’un pamphlet et d’une théorie de l’homme de cour qui doit sans doute beaucoup à Balthasar Gracian et à La Rochefoucauld.

« Il n’y a rien à quoi un courtisan ne se soumette pour complaire à cette douce espérance » d’obtenir des postes et des honneurs. D’anecdotes en critiques sévères, l’auteur avance sur ce chemin polémique. Néanmoins sans prendre le pouvoir de front. Il n’en reste pas moins vrai que la lecture de ces pages de nos jours ne peut qu’éveiller le sourire si on se réfère à des situations contemporaines bien connues.