Une approche sociologique de la communauté noire de Philadelphie par l’historien et sociologue William E.B. Du Bois.

« Dans le cas des Noirs la ségrégation est plus visible, plus évidente et si entremêlée à une évolution historique ancienne et à des problèmes sociaux critiques que le problème noir surpasse de loin la plupart des autres questions de race ou de classe en termes d’intérêt scientifique et de gravité sociale »   . Par ces mots, l’historien et sociologue William E.B. Du Bois revient sur une question constituant l’essence de la plupart de ses écrits. Les éditions La Découverte proposent ici la traduction d’un ouvrage fondateur de la sociologie, résultant d’une enquête de terrain approfondie par laquelle W.E.B. Du Bois a eu à cœur de comprendre ce que représentait le fait d’être noir dans la cité de « l’amitié fraternelle » à la fin du XIXe siècle. Ce travail remarquable présente une quantité de données statistiques impressionnante. Les nombreux tableaux et chiffres n’en sont pas moins replacés par l’auteur dans un solide contexte historique et donnent ainsi un aspect scientifique à cette discrimination vécue au quotidien par l’auteur, sous une forme certes différente des habitants du 7e district de Philadelphie.

 

Du Bois, le « problème noir » et la sociologie

En 1895, William E.B. Du Bois soutint à Harvard sa thèse portant sur l’abolition du commerce transatlantique d’esclaves. Malgré la qualité de ce travail et ses diplômes, il ne parvint pas à trouver de poste dans une université de renom. L’historien évolua donc dans une société imprégnée d’une grande hostilité envers les ethnies asiatiques et celles issues du continent africain. Face à ce racisme, les élites afro-américaines espéraient prouver que le « retard » des populations non-blanches reposait sur une cause sociale et non biologique. Le travail de Du Bois et Isabel Eaton sur les Noirs à Philadelphie cherchait donc à montrer que les Africains-Américains pouvaient s’adapter à la société actuelle et y réussir autant que les Anglo-Saxons, à condition d’avoir leur chance. Au fond, le travail de William E.B. Du Bois cherchait d’abord à répondre à une inquiétude de la société blanche, pour savoir si l’homme noir laissé libre pouvait vivre sans basculer forcément dans la pauvreté et la délinquance. La compréhension des 40 000 « personnes de sang noir »   de Philadelphie devait aider à mettre un terme à cette question biaisée.

Avant Du Bois, les seuls écrits ayant traité de cette question étaient donc imprégnés de racisme. Il lui fallut dès lors inventer des méthodes de travail, d’autant plus que la sociologie de la fin du XIXe siècle manquait d’un caractère scientifique. Pour reprendre les termes de l’auteur, « mettre de la science dans la sociologie » permettrait de contrer les travaux et idées reposant sur une approche raciale. L’étude de William E.B. Du Bois reposa alors sur 5 000 questionnaires, remplis par des habitants du 7e district, et accompagnés d’un entretien avec le ménage l’ayant rempli. S’il donna peu la parole aux personnes interrogées, il profita de ces entretiens pour observer l’intérieur des habitats et en dégager des éléments pour son étude.

 

Le poids de la ségrégation

Du Bois aborda tous les aspects de la vie des habitants du 7e district, depuis la structure familiale à la santé, en passant par l’environnement. Si le tableau était assez négatif, il n’en ressortait pas moins des réflexions nuancées et solidement argumentées. Paradoxalement, la population noire de Philadelphie avait un contact réel avec l’école puisqu’au moment de l’enquête, 85% des garçons et 86% des filles de 6 à 13 ans allaient dans un établissement scolaire. Cependant, ils étaient tous retirés assez brutalement du système scolaire entre 16 et 17 ans. L’analphabétisme s’élevait ainsi à 10% pour les hommes noirs du 7e district et 17% pour les femmes. Ce pourcentage s’avérait pourtant moins élevé que pour la communauté hongroise qui comptait 42% d’analphabètes et surtout italienne, dont le taux franchissait les 60%. Cette différence s’expliquait probablement par l’implantation d’écoles noires sur ce territoire depuis le XVIIIe siècle. Cela amena Du Bois à la conclusion que le « problème noir » ne découlait pas de l’ignorance, ce qui ne l’empêcha pas de relever certaines lacunes structurelles limitant l’efficacité de l’école, à savoir la pauvreté et l’assiduité.

La discrimination fut davantage ressentie dans le domaine de l’emploi, puisque le passé d’esclave et la situation d’affranchi ne permettaient pas d’être à concurrence égale pour les emplois qualifiés avec les Blancs nés aux Etats-Unis. Toutefois, pour l’auteur, cette discrimination par compétences n’égalait pas la discrimination raciale demeurant la principale barrière pour l’accès à l’emploi des Noirs de Philadelphie. Le chapitre sur leurs emplois apparaît comme l’un des plus intéressants, même si la liste des métiers pratiqués manque parfois de portée réflexive, ce qui constitue aussi l’une des limites de l’approche quantitative dans l’ensemble des sciences humaines. À la lecture de William E.B. Dubois, le lecteur constate que les emplois ne répondaient que rarement aux qualifications des habitants du 7e district. C’est ainsi qu’un imprimeur ne pouvait trouver de travail ou qu’un ingénieur mécanicien, n’obtenant pas d’emploi correspondant à ses qualifications, se voyait obligé de devenir domestique. Ces métiers étaient souvent mal rémunérés et l’étude de Du Bois montre que cela était encore plus vrai pour les femmes qui subissaient davantage de restrictions.

 

Du sociologue au militant

Il est indéniable que ce travail est d’abord celui d’un scientifique, la quantité et la qualité des documents produits par Du Bois constituent l’un des remarquables atouts de ce livre fondateur. Pour autant, l’objectif du sociologue demeurait de constater une situation inégalitaire et injuste pour savoir ce qu’il conviendrait de corriger au mieux. Il fut bien sûr bien plus compliqué de mesurer le ressenti du préjugé de couleur que la part de femmes noires travaillant dans des emplois non qualifiés. Pour autant Du Bois amena les personnes du 7e district à y réfléchir ; or, sur ce point les Africains Américains considéraient que le préjugé de couleur restait la cause principale de leur condition déplorable. De cette injustice découlait la criminalité noire, bien réelle selon Du Bois, car elle était le produit d’un manque d’harmonie entre l’homme et son environnement. La crise économique de 1893 conduisit à une augmentation de la criminalité. Cette pauvreté s’accompagna également d’une grande consommation d’alcool.

Pour Du Bois, il était temps que l’homme noir se révoltât contre ces inégalités, mais pour cela il convenait d’abord de réduire la criminalité noire. Ce processus allait prendre du temps, la persévérance était alors élevée en qualité première. A l’inverse, les Blancs, malgré leur révulsion pour d’anciens esclaves, devaient permettre aux Noirs de gagner leur vie décemment, cela constituant la première étape à la résolution collective du « problème noir ». Ce processus devait passer par un mélange et une meilleure connaissance réciproque des deux ethnies.

Cette exploration du problème noir avait pour but d’aider cette communauté à comprendre ses maux sociaux et à les résoudre. La condition de l’homme et de la femme noir(e) à Philadelphie, à l’orée du XXe siècle, était donc bien différente sur tous les plans. De la naissance jusqu’à la mort, où il ne pourra être enterré à côté du Blanc, l’homme noir vit dans la différence et l’inégalité. Tantôt historien, tantôt sociologue, le mérite de William E.B. Du Bois fut de présenter un travail complet, dans lequel la sociologie revêtit un caractère partiellement scientifique, et où le militant prit rarement le dessus sur le chercheur. Le « problème noir » n’en resta pas moins au cœur des actions de Du Bois qui allait fonder, avec d’autres la N.A.A.C.P. (National Association for the Advancement of Colored People) en 1909. On ne peut dès lors que regretter la méconnaissance de William E.B. Du Bois hors des États-Unis. Espérons que cette belle traduction, respectant autant que faire se peut l’élégance de l’écriture de l’auteur, y remédie rapidement.