Un nouveau rapport au politique des classes populaires est apparu, révélé par le mouvement des gilets jaunes et qui se caractérise notamment par une forme de consumérisme de la démocratie.

Le mouvement des gilets jaunes et plus encore l’ampleur du soutien qu’il a reçu ont révélé la gravité de la crise politique que nous traversons, montre Luc Rouban dans La matière noire de la démocratie. La perte de confiance des classes populaires et d’une partie des classes moyennes dans nos institutions politiques les conduit à développer un rapport différent au politique, beaucoup plus instrumental et immédiat, qui, comme toute manière de dénier la complexité du monde, peut aussi être lourd de menaces, et appelle des réponses nouvelles. Luc Rouban a accepté de répondre à nos questions pour présenter son dernier livre à nos lecteurs.  

 

Nonfiction : Quels outils avons-nous à disposition pour essayer de comprendre le mouvement des gilets jaunes ? Comment l’interpréter ? 

Luc Rouban : Le mouvement des gilets jaunes pose de nombreuses questions aux chercheurs en sciences sociales. Le grand problème tient au fait que l’analyse sociologique des manifestants ou des participants aux ronds-points ne dit qu’une partie de la réalité. Les gilets jaunes sont apparus pour beaucoup comme un mouvement social, donc plutôt orienté à gauche, alors même que les études montraient des personnes politisées mais dénuées d’attaches partisanes et rejetant les partis politiques. J’ai voulu montrer dans le livre que les gilets jaunes constituaient la partie émergée d’un iceberg de contestation sociale et j’ai analysé la partie immergée, celle des soutiens au mouvement, qui montre une critique des élites politiques, anticapitaliste mais pas de gauche, aux accents autoritaires qui donnent aux plus fervents soutiens du mouvement une proximité forte au Rassemblement national. Or un mouvement de contestation n’a de poids politique et historique qu’à travers ses soutiens qui le transforment en fait électoral et l’inscrivent sur la longue durée des représentations. L’impact politique ne se réduit pas aux manifestations ni à leur forme violente, car cette violence ne doit pas être réduite aux provocations des « black blocs », ni aux actes de pillage. Même si ce retour de la violence politique, inédite sous la Vᵉ République depuis 1962, ne relevant pas d’une construction idéologique révolutionnaire de quelques bourgeois diplômés comme en 68, en dit long sur les questions fondamentales que ce mouvement pose à la légitimité politique. Car c’est bien de cela dont il s’agit : Emmanuel Macron a été et est toujours contesté par une grande partie de l’opinion pour sa faible légitimité étant donné les conditions de son élection en 2017. Il en va de même des députés de La République en marche qui ont fait l’objet de nombreuses agressions. C’est donc bien la question démocratique en tant que telle qui est posée. Le mouvement des gilets jaunes ne constitue pas seulement une révolte fiscale ou une demande de services publics, une contestation ordinaire du déséquilibre des politiques publiques. C’est l’expression d’une fracture profonde dans la société politique et la recherche d’une légitimité alternative passant par la démocratie directe.

 

Pourquoi intervient-il maintenant ?

C’est au moment même où le macronisme vient décliner un programme plus ou moins néolibéral d’adaptation à la mondialisation qu’éclate une colère non pas des plus pauvres, et en cela il ne s’agit pas de « populisme » comme on le soutient souvent, mais de petites classes moyennes en voie de déclassement et de prolétarisation, souvent représentées par des personnes isolées, divorcées, aux salaires modestes, coincées entre les catégories supérieures urbaines ou rurales et les pauvres issus de l’immigration mais pouvant se protéger dans des communautés familiales ou religieuses. Les gilets jaunes, c’est le récit de l’anomie qui touche tous ceux qui ne peuvent profiter de l’autonomie sociale et de la mobilité professionnelle que suppose et sur lesquelles est bâti le macronisme. Historiquement, ce dernier vient clore et enterrer la période gaullienne de la Vᵉ République. Il s’agit de transformer l’État-providence mais aussi, très significativement, de mettre fin au pouvoir de la haute fonction publique en programmant la disparition de l’ENA et des grands corps. On renvoie la société civile à elle-même au nom de l’utilitarisme libéral : il y aura des gagnants et des perdants mais, globalement, la société française va s’enrichir. Tant pis pour les perdants. Mais on ne tient pas compte de la communautarisation de la société française et de sa fragmentation en groupes d'affinité (les réseaux sociaux notamment) ou d'appartenance (religieuse mais aussi géographique ou linguistique) qui créent de l'inclusion mais aussi par conséquent de l'exclusion, ni du fait que l’autonomie n’est pas accessible à tous. Les gilets jaunes c’est l’expression de la société « en pratiques », dans sa dureté et son indifférence à tous ceux qui ne peuvent profiter de cette évolution. En ce sens, c’est une forme de lutte des classes même si celle-ci ne s’appuie pas sur les catégories socioprofessionnelles. 

 

De quel soutien ce mouvement a-t-il pu bénéficer ?

Le soutien au mouvement a été massif, malgré les violences, qui se sont avérées utiles aux yeux de beaucoup puisqu’elles ont permis d’obtenir un recul du gouvernement sur la question fiscale et la mise en place du Grand débat national. Mais ce soutien est très clivé socialement, il provient surtout des classes populaires et des petites classes moyennes. Il provient également de tous ceux qui s’étaient dépolitisés et pratiquaient l’abstention de contestation et qui pouvaient retrouver dans ce mouvement une contestation de la base qui ne passait ni par les partis politiques ni par les syndicats en qui ils n’ont plus confiance. Du reste, on remarque que le soutien au mouvement est réel à gauche mais en-deçà de celui que l’on trouve chez les abstentionnistes ou les électeurs du RN. Les électeurs de gauche, plus acculturés à la vie politique, ont gardé une certaine distance avec un mouvement qui brandissait bien plus de drapeaux bleu-blanc-rouge ou de drapeaux noirs que de drapeaux rouges. Du reste, les élections européennes sont venues montrer que le mouvement n’avait profité ni au PS ni surtout à LFI.

 

Si on convient que ce mouvement signale une grave crise politique, comment la caractériser ?

C’est le signe d’une crise politique profonde qui traverse bon nombre de pays occidentaux et qui fait se confronter deux anthropologies du pouvoir, ce que j’ai appelé la « matière noire de la démocratie » par référence à celle qui structure de manière invisible l’univers et lui donne sa forme. La première, au coeur de la démocratie libérale, est celle du temps long, des mécanismes institutionnels complexes comme l’Union européenne, des procédures parlementaires, de la division du travail politique qui génère des oligarchies. La seconde, celle qu’expriment clairement les gilets jaunes, est celle de l’action directe, immédiate, du « référendum d’initiative citoyenne en toutes matières », du mandat impératif. C’est la recherche d’une réponse à une question simple mais redoutable : comment faire pour que les citoyens aient encore le contrôle des décisions qui les concernent ? Comment faire pour que la démocratie représentative ne soit pas un simple alibi pour faire ce que l’on veut « en haut » ? 

 

Cette crise politique était jusqu'ici principalement visible dans la baisse de confiance dans les institutions et les responsables politiques, particulièrement marquée chez les classes populaires. Comment ces responsables sont-ils alors jugés ?

Il ne suffit pas en effet de montrer la baisse régulière de la confiance dans les institutions politiques ou même dans les sciences et leurs retombées statistiques ou technologiques. On en a encore eu la démonstration avec l’affaire de l’usine Lubrizol à Rouen. La question centrale tient à ce que la confiance n’est pas interprétée de la même manière selon la position sociale. Si tout le monde parle d’honnêteté, autant sur le plan personnel que sur le plan programmatique (tenir ses promesses), les catégories sociales supérieures l’appuient sur la compétence professionnelle (connaître ses dossiers) ou sociale (être à la hauteur de sa fonction). Les catégories populaires l’appuient en revanche sur la proximité (être proche des gens, comprendre leur quotidien). C’est ce qui permet d’expliquer autant la popularité post mortem de Jacques Chirac, qui rendait service à de simples citoyens et fréquentait les fermes, que celle des maires des petites communes. 

 

Si c’est un autre rapport au politique que révèle ce mouvement, comment comprendre les revendications qui ont pu s’exprimer sur ce plan, et comment y répondre ?

Ce mouvement appelle clairement à plus de proximité, tout comme les contributions au site du Grand débat national, ne serait-ce que par le recours à des référendums, à des sites Internet pour contrôler plus étroitement les élus mais aussi pour comprendre ce qui se décide au quotidien par les instances électives. Mais, attention, car la proximité ne produit pas en soi un renouveau de la démocratie !  Les enquêtes menées précisément auprès des maires comme des syndicats montrent une dérive vers une forme de citoyenneté consumériste : on veut tout, tout de suite. Ce qui se joue dans l’affrontement du macronisme et du néo-populisme ne se situe pas seulement sur le terrain de la redistribution fiscale et de la justice sociale. C’est bien la conception même de la citoyenneté qui est en jeu. La crise du politique est donc profonde car elle naît du fait que le macronisme et les gilets jaunes sont les deux expressions symétriques mais opposées du même phénomène d’instrumentalisation de la démocratie. Pour le macronisme, comme avatar du néolibéralisme, il s’agit seulement de faire accepter des réformes et d’aligner la France sur le régime socio-économique prôné par l’Union européenne. Pour les gilets jaunes ou les contributeurs au Grand débat national, il s’agit de disposer d’élus qui s’avèrent utiles, à l’écoute, qui ne se comportent plus comme des mandataires ayant une certaine autonomie mais comme de simples délégués. Dans un cas comme dans l’autre, c’est bien le travail politique qui disparaît, fait de confrontations pacifiques pour débattre des solutions et trouver des compromis entre valeurs et intérêts qui divergent. Car aussi bien dans le macronisme que chez les gilets jaunes on trouve cette pensée selon laquelle la société n’est pas conflictuelle : pour le premier, c’est le « et de droite et de gauche », la « bienveillance », le renvoi à l’individu dans sa capacité de bonheur personnel, l’idée que toutes les personnes de bonne volonté partagent les mêmes analyses. Chez les seconds, c’est le contrôle immédiat et permanent, la pulvérisation de la complexité du monde en de multiples micro-décisions qui supposent que le « peuple » est homogène et n’est traversé d’aucun conflit. C’est pourquoi j’indique les pistes à suivre dans la nécessaire réhabilitation du politique, qui passent à mon avis par un renouveau de la décentralisation et par la diffusion de la culture juridique et scientifique dès l’école pour former des citoyens et pas des consommateurs qui se laissent duper par les uns ou les autres.