Mêlant satire sociale et polar subtil, Julia Deck tient son lecteur en haleine et en joie avec les difficultés qu’il y a à vivre ensemble aujourd’hui.

Eva Caradec est une urbaniste parisienne qui travaille sur « la notion d’espace incertain » et cultive les soucis sur le balcon de son appartement. Avec son mari Charles, professeur d’université dépressif qui vit retiré dans sa chambre et sous médicaments, elle décide de quitter Paris pour acheter une maison dans un écoquartier de la banlieue, pas trop loin du RER. « Soucieux de notre empreinte environnementale, nous voulions une construction peu énergivore, bâtie en beaux matériaux durables. […] Le projet sur lequel nous nous sommes fixés était le plus beau et le plus cher de tous. Il consistait à transformer d’anciens entrepôts en allée résidentielle pour ménages aisés. Grâce à un système de récupération de chaleur couplé à des panneaux solaires, la parcelle serait entièrement autonome en énergie. Le recyclage des ordures se ferait par des bornes en surface qui les dirigeraient automatiquement, via un réseau enterré, vers la déchetterie. Les produits organiques iraient vers un bac de compostage situé au bout de l’impasse. Ainsi pourrait-on cultiver un potager dans chaque jardin. » Cette version contemporaine de l’utopie voltairienne de la fin de Candide ne va pas survivre à la difficile question du voisinage. S’« il faut cultiver notre jardin », encore faut-il qu’il ne soit pas envahi par les déchets des voisins, les Lecocq, arrivés une semaine après eux dans la maison mitoyenne, avec leur chat et leur bébé.

 

Un humour dévastateur attentif aux moindres détails

« Alors j’ai compris que c’étaient des démons » : telle sera plus tard la révélation de la narratrice concernant ses voisins. Or, on le sait depuis Nietzsche, le diable est dans les détails, et cette écriture, avec son économie de moyens, son humour ravageur, et son sens très contemporain de la formule qui fait mouche, les multiplie pour le plus grand plaisir du lecteur, avec un sens très rationnel du vocabulaire et de la syntaxe pour faire naître l’irrationnel et la déglingue dans l’univers apparemment idyllique de cette banlieue gentrifiée à qui l’on promet bientôt le raccordement au métro. Déjà à Paris, Charles avait renoncé, pour aller voir sa psychiatre, à prendre des bus « toujours lents, bondés de gens remarquablement inventifs dans le registre des incivilités. » En banlieue, il faudrait succomber aux charmes du vide-grenier sur le parking du Super U, ce qui n’est pas près d’arriver à la narratrice : « Depuis toujours, je me tenais éloignée de ces déballages d’objets inutiles, dont les propriétaires monopolisent le trottoir avec une jovialité indécente, comme s’il n’existait pas de plus grand bonheur sur terre que de se soûler tout un dimanche à exhiber ses rebuts. »

 

Une femme disparaît

Ce jeu de massacre consiste à dérouler impitoyablement les promesses d’un incipit remarquablement efficace : « J’ai pensé que ce serait une erreur de tuer le chat, en général et en particulier, quand tu m’as parlé de ton projet pour son cadavre. » Quand Annabelle Lecocq disparaît, le portrait de groupe au vitriol prend des airs délicieux de roman policier, où les voisins ont tous quelque chose à cacher et où la promiscuité pénible cache d’atroces complicités. On ne saurait garantir qu’aucun animal n’a été maltraité durant l’écriture de ce roman, mais on assure à ses lecteurs une jubilation de tous les instants, grâce à cette observation très acérée du monde contemporain et de ses illusions, qui passe par le pastiche de la novlangue des promoteurs et des politiques, à un sens très maîtrisé dans la description de l’art de péter les plombs et de la catastrophe dans ses moindres détails, et à un humour doux-amer qui huile à merveille cette mécanique romanesque de précision caractéristique de la romancière et qui force l’admiration.