On sait l'importance qu'a le fait d'avoir « le dernier mot » ou « le mot de la fin » dans les débats politiques (ou dans une dispute). Et plus d'un enfant s'est fait punir pour avoir voulu « répondre » : clore la conversation est le privilège de l'autorité parentale. Or, au Moyen Âge, on s'intéresse moins aux derniers mots qu'aux premiers.

 

Ne parle pas n'importe quand !

Dans sa (très belle) chronique de la première croisade, centrée sur les exploits du prince normand Tancrède, Raoul de Caen raconte comment Bohémond de Tarente convoque le conseil des seigneurs durant le siège d'Antioche. Il s'agit de prendre une décision cruciale : qui possédera la ville lorsqu'elle sera prise ? Alors, note l'auteur, « les premiers parlent en premier, puis tous ceux qui viennent après eux, chacun selon sa dignité ».

L'ordre de prise de parole correspond ainsi étroitement à la hiérarchie sociale et politique, dont il se fait le miroir. Les seigneurs prennent la parole dans l’ordre qui correspond à leur rang social. Le conseil des seigneurs devient donc une grande démonstration de préséance, et l’on peut penser, même si aucune source n’en parle, que les seigneurs rivalisent âprement pour savoir qui parlera dans quel ordre.

Parler au mauvais moment, c'est dès lors risquer de remettre en question l'autorité des plus grands seigneurs. Un siècle et demi plus tard, dans son traité sur la vie (rien que ça), le grand juriste Philippe de Novare conseille ainsi à un jeune homme de ne parler qu'après « les plus sages, les plus mûrs et les plus grands que toi ». La parole des jeunes est ainsi reléguée en fin de discours, à un moment où les décisions importantes seront déjà prises.

 

La prima vox

Car c'est bien cela dont il s'agit, finalement. Non seulement parler en premier permet de se mettre en avant, mais c'est surtout un moyen pour influencer effectivement les discours et les avis des suivants, en particulier de leurs fidèles et de leurs clients qui vont pouvoir les soutenir. Quand le puissant Bohémond a parlé, difficile pour l'un de ses vassaux d'exprimer un avis différent... Au contraire, la parole des derniers n'a que peu d'influence : ce qui compte, c'est l'avis des grands.

Cette importance de la première prise de parole est même codifiée juridiquement : on appelle ça avoir la prima vox, littéralement la première voix. En 1024, lors de l'élection de l'empereur du Saint Empire Romain Germanique, c'est le très respecté archevêque de Mayence qui l'a : il prend la parole en premier, et le candidat qu'il soutient est élu.

Raymond Lull, Electorium parvum seu breviculum, manuscrit dit Codex Saint Peter, vers 1312, Badische Landesbibliothek, f. 11v

Le Moyen Âge connaît et pratique de nombreuses formes d'élections. Si le scrutin est connu, on lui préfère le principe de la tractatio : des négociations entre électeurs pour dégager une majorité, et si possible une unanimité. Dans ce cadre, la prima vox devient le droit, pour l'autorité hiérarchique, de faire connaître en premier sa préférence pour un candidat – lequel part dès lors en bonne position...

Les médiévaux attachaient ainsi plus d'importance aux premiers mots qu'aux derniers, bien conscients de la capacité des premières paroles proférées à influencer les suivantes. Le principe de la prima vox permet de concilier l'imposition de hiérarchies sociales rigides et une apparence d'égalité : tout le monde a le droit de parler, mais le moment même où vous prenez la parole détermine son efficacité réelle.

En acceptant de parler « à votre tour », vous acceptez en réalité de rester à votre place. Alors, méfiance quand on vous donne la parole : peut-être vaudrait-il mieux la prendre, pour imposer vos mots quand vous le jugez bon.

 

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Pour en savoir plus

  • Marie-France Auzépy et Guillaume Saint-Guillain (dir.), Oralité et lien social au Moyen Âge (Occident, Byzance, Islam). Parole donnée, foi jurée, serment, Paris, ACHCByz, 2008.
  • Marcel Detienne, Qui veut prendre la parole ?, Paris, Seuil, 2003.
  • Joseph Morsel, « Quand faire c’est dire. Le seigneur, le village et la Weisung en Franconie du XIIIe au XVe siècle », in Claire Boudreau, Kouky Fianu, Claude Gauvard, Michel Hébert (dir.), Information et société en Occident à la fin du Moyen Âge. Actes du colloque international tenu à l’Université du Québec à Montréal et à l’Université d’Ottawa (9-11 mai 2002), Paris, Publications de la Sorbonne, 2004, p. 309326.