Le poète Jean-Pierre Lemaire fait part de ses convictions sur la poésie, la foi et l'enseignement.

Dans ce très bref texte, le poète français Jean-Pierre Lemaire revient sur quelques thèmes qui lui sont chers, en dialogue avec d’autres voix de poètes. S’il évoque son parcours de poète et esquisse quelques lignes de ce qui pourrait être son art poétique, il livre également certaines pistes de réflexion sur l’être au monde du chrétien, du poète et du professeur, dont le regard renouvelé et unifié cherche à l’intérieur des choses des autres et de lui-même, le visage du Christ.


Sobriété poétique

Dans sa structure, ce livre apparaît comme une série d’articles dans lesquels Jean-Pierre Lemaire fait part de son expérience en tant que poète, croyant et enseignant. Il évoque ainsi la relecture de son premier « vrai poème » qui engendre déception mêlée d’intérêt : « voilà (seulement) ce que je peux faire ». Il reconnaît que même s’il est difficile d’écarter le soupçon de complaisance ou de nostalgie, cette relecture justifie une modestie loin de la hauteur à laquelle prétendent se hisser certains poètes. Celle-ci procède de la comparaison entre ce que le jeune poète avait prétention à écrire et ce qu’il a effectivement créé. Comme il le dit lui-même : « Il y avait loin du grand verset claudélien que je m’essoufflais à imiter et du ton épique que j’avais gardé en adoptant plus tard le vers en escalier de Maïakovski à ce poème maigrelet et sans éclat qui sortait de ma plume ».

Mais cette relecture du premier poème n’apporte pas que déception, puisqu’elle lui révèle la vérité de ce poème. Analysant l’utilisation qu’il fait de la formule « je suis », premier vers de ce poème, et la comparant avec celle qu'en fait Gérard de Nerval dans son poème le plus célèbre   , il constate que « la proclamation d’identité encore glorieuse dans sa désolation chez Nerval s’étranglait aussitôt ici en un simple cri ».

Il en conclut que, si « la « vérité » du poème dont il s’agit tenait d’abord à son essentielle pauvreté [et que] le « je » qui s’énonçait était ramené à son vide, lui ne pouvait se réclamer d’aucun don exceptionnel, d’aucune œuvre remarquable ; néanmoins, « le poème, à la faveur de ce dépouillement, était peut-être « vrai » en un autre sens : la parole poétique donnait enfin à voir et à entendre quelque chose du monde. Dans les éclats du miroir brisé se reflétaient déjà des morceaux de paysage ; par la fenêtre de la chambre aux murs nus entraient les premiers échos du dehors ». Autrement dit, ce que ce maigre poème fait advenir, c’est l’ouverture au monde, là où la question de l’identité restait, chez Nerval, malgré tout, une forme de solipsisme. Cette réussite à établir un lien avec le monde, Lemaire professeur la mettait en avant dans certains poèmes de J. Supervielle, qu’il crédite de vouloir un langage apprivoisant le monde sans le priver d’indépendance, qui soit lié à lui et non en rupture avec lui, comme il accuse le concept de le faire. Ce qui n’est pas sans lien avec le rôle qu’il donne au poème dans l’amour, quand il écrit que « l’un des pires obstacles à l’amour qui envisage chaque être dans sa singularité, c’est la précipitation, la convoitise qui les rendent interchangeables. Le poème, parce qu’il obéit à une mesure qui fait attendre les mots, nous oblige à ralentir, et donc à voir avec d’autres yeux, plus attentifs, plus patients ». Le poème est éminemment porteur d’une attention à l’autre dans sa singularité.

De plus, Jean-Pierre Lemaire évoque sa lecture du poète Saba    qui, comme seul sait le faire Baudelaire en France et comme le désire Lemaire, réussit à relier les sensations quotidiennes et les sentiments profonds, « voire les questions qui affleurent parfois inopinément sur le sens de la vie ». Telle est, pour lui, une des raisons d’être de la poésie. Il se confie également sur son rapport à la poésie en expliquant : « Quand j’ai commencé à écrire, je demandais sans doute obscurément cela aux poèmes : qu’ils m’aident, comme les cailloux du Petit Poucet, à retrouver l’orientation de ma vie, avec la pudeur que permet la poésie là où l’autobiographie proprement dite oblige à un dévoilement pour lequel je n’avais aucun goût. » Et effectivement le « je » du poème est plus discret et continent que celui de l’autobiographie ou de l’autofiction, tout en permettant une voie (ou une voix ?) d’accès à l’identité de l’écrivain.

 

Permanence de la Bible

On comprend alors que pour un poète catholique, le poème puisse être un lieu de structuration de sa vie de croyant et de son attention portée à l’autre comme singularité unique. Jean-Pierre Lemaire, à la suite de Jean Grosjean et d’autres, lit en poète et en lecteur de la Bible sa propre vie. Comme il le dit, « l’Ecriture fournit au poète, qui apprend à déchiffrer le sens de sa vie sous cette lumière particulière, tout un répertoire d’images et de personnages. Il les acclimate alors dans le décor et les circonstances qu’il a connus. Mais il peut aussi faire le trajet inverse : partir d’une parabole ou d’une scène d’évangile en investissant son désir, ses doutes ou ses refus… Un poème lui permettra de s’identifier successivement aux riches que Jésus voit mettre leurs offrandes dans le tronc du Temple, puis à la veuve misérable qui n’y dépose que deux piécettes (Lc 21, 1-4). Le déroulement du poème transformera la comparaison faite par Jésus (« En vérité, je vous le dis : cette pauvre veuve a mis plus que tout le monde ») en un parcours aidant le poète à trouver sa juste place, à devenir capable d’un don vrai. »

On trouve d’ailleurs parmi ses plus beaux poèmes des réécritures de scènes de la Bible ou des poèmes qui portent comme titre le nom d’un personnage évangélique : plusieurs poèmes s’intitulent « Zachée », d’autres « Simon de Cyrène », d’autres portent encore le nom d’un événement important de l’histoire du Salut (« Crucifixion », « Nativité » ou « Pentecôte »). Ce qu’il justifie en remarquant que « les rencontres de Jésus (avec la femme adultère, Nicodème, le bon larron), reprises dans un poème, offriront l’occasion de continuer d’approfondir le dialogue avec lui ».


Transmission et enseignement

Après avoir exposé ce qui s’apparente à son art poétique et son rapport, dans l’écriture, à la religion et au texte qui la fondent, Jean-Pierre Lemaire évoque dans la section « Enseigner dans le Christ » son rapport à la religion en tant que professeur. Il s’interroge sur la façon qu’un professeur chrétien peut avoir d’enseigner, en tant que chrétien et en tant que professeur. Il ne s’agit pas pour lui, bien sûr, de faire preuve de prosélytisme, mais de montrer aux élèves que les romans de Bernanos « sont toujours le surgissement d’une dimension cachée de l’existence humaine, la dimension surnaturelle, [et qu'] on peut présenter cette caractéristique comme une simple construction littéraire ou comme la révélation, par les moyens romanesques, d’une réalité », ouvrant ainsi leur esprit à ce que la sécularisation tend à essayer d’effacer de la culture.

En outre, il explique avoir redécouvert, grâce à son métier d’enseignant, un aspect de la parole du Christ selon laquelle « le maître, c’est celui qui sert » (Mc 10,45 ;  Mt 20, 20-28 ; Jn 13, 1-17). Il se sent responsable d’un double service. D’une part, « à l’égard du patrimoine que l’on transmet, et dont la survie dépend, à chaque génération, de celles et ceux qui ont mission de le faire connaître », et d’autre part, « à l’égard des jeunes qui peuvent ainsi greffer la mémoire longue de la culture sur la mémoire encore brève de leur expérience propre, élargissant ainsi considérablement les possibilités qui leur sont offertes. » Il recourt à l’image du « Lavement des pieds » quand l’enseignement sérieusement formé et capable réexplique tout à l’élève perclus de difficultés pour s’assurer, en bon berger, de ne perdre personne de son troupeau. On peut d’ailleurs sans difficulté adopter cette posture d’enseignant de façon tout à fait laïque.

Par ailleurs, si le maître possède une autorité, celle-ci doit plus tenir à sa maîtrise, à la vérité dans la matière qu’il enseigne, qu’à un langage menaçant ou à un statut hiérarchique qui peut apparaître contestable à certains. Il développe cette idée en disant que « la tâche du professeur est ainsi de renvoyer à ce qui s’impose à lui, à la réalité d’une langue, d’une histoire, d’une culture, d’un monde, et c’est ce renvoi qui inspire confiance aux élèves, persuadés alors que l’enseignement reçu leur donne accès au domaine dans lequel ils cherchent à entrer », de telle sorte que les débats et questions, qui auront ensuite été suscitées, ne sont pas le signe d’un affaiblissement de l’autorité du maître, mais le signe de sa réussite : le domaine ouvert par le maître est devenu un bien commun. Corrélativement, il revient sur l’importance de la « révérence » qu’on doit à ses élèves. Si le professeur l’oublie, il risque de se transformer en un de ces pharisiens que l’Evangile dénonce inlassablement et qui détournent à leur profit la sagesse dont ils sont dépositaires. Le service se dégrade alors en séduction, l’autorité en affirmation de soi.

Aussi conclut-il sur ce sujet en incitant à se méfier de la propension à vouloir juger et évaluer constamment les autres, et en particulier les élèves : « Nous rappeler que nous sommes disciples du Christ, qui seul sonde les reins et les cœurs, devrait aussi nous interdire de nous ériger en juges de nos élèves. Ils ne nous sont confiés que pour un temps, nous ignorons d’où ils viennent et où ils vont, leur avenir nous échappe. »

 

Ce livre rend ainsi bien compte du cheminement d’une vie de poète, d’enseignant et de croyant, sans prétention, d’une simplicité évangélique, et se donne aussi comme une clé pour entrer dans le monde poétique de ce grand nom de la littérature française.